Le toit des barres
Quand j’abandonne mes livres pour aller regarder le ciel, et accessoirement le monde, je le vois souvent sur le toit de l’immeuble, il vient fumer sa clope en regardant la ville, mais il voit plus loin, je pense, il regarde les oiseaux avec trop d’envie, il aimerait les accompagner, être libre et pouvoir s'envoler de la cité.
Lui, il ne m’a jamais vu, je me planque derrière la cabine électrique, en boule, les jambes serrées entre mes bras, la capuche de mon hoodie relevée.
Un jour, je lui dirai qu’il pourrait le faire, mais pas du toit, évidemment, au figuré, quoi. Même monsieur Humblet du 4è, le prof en hôtellerie où il étudie, a dit qu’il a du potentiel, qu’il pourrait conquérir le ciel, ou qu’au pire, il serait un survivant en cas d’apocalypse zombie. Et il n’est pas forcément gentil, monsieur Humblet, alors pour qu’il dise ça …
Il ne parle jamais avec personne, il est genre avare de mots, dans l’ascenseur quand il remonte à son appart’ voisin du nôtre, avec des petits mecs très beaux, trop beaux, qui me font capter pourquoi il ne me remarquera jamais, moi… Au mieux, j’ai juste droit à un 'Salut' sobre de sa belle voix rauque, mais j’aime bien ça, les gens parlent toujours trop.
Lui, pas. Un jour, je me suis calé à ma fenêtre ouverte, juste à côté de la sienne, l’autre garçon a mendié, gémi, joui, puis s’est rhabillé quand il a grogné ‘Tu peux partir’… Ensuite, je l’ai imaginé, nu, assis au bord de son lit, s’allumer une clope, le souvenir du mec qu’il venait d’envahir s’effaçant peut-être déjà…
Pourtant, un jour, je lui dirai que j’aime sa voix, ce sera un peu bête comme phrase d’accroche, mais je sais pas trop parler non plus. Puis pour dire quoi ? Et aussi, à dire plus, je sais que je me trahirais vite, et je finirais par dire un truc du genre qu’il n’y a pas que sa voix que j’aime, mais aussi sa bouche mince aux lèvres serrées, ses yeux presque noirs, sa silhouette finement musclée qui se déplace comme un chat. Ou comme un loup, plutôt …
(...)
Hier soir, sur le toit, il m’a parlé.
- Salut …
Pourtant, j’étais bien caché, comme d’hab’, derrière la cabine électrique … Comment a-t-il su ? Et toujours cette voix rauque et profonde, un peu fatiguée, comme si chaque mot lui coûtait un effort.
- Je sais que tu es là, derrière … Approche, on voit mieux d’ici.
Alors je me suis redressé, j’ai fait quelques pas sur le roofing craquelé, je me suis accroupi à côté de lui et c’est vrai, on voit mieux la cité, puis c’est plus beau. Enfin, un peu.
Hier soir, j’ai osé lui dire que je venais sur le toit pour le voir, lui, regarder la ville, et que c’était sûrement plus beau à travers ses yeux. Puis qu’il est beau. Il m’a regardé en coin et a légèrement souri.
Ça a l’air rare, ses sourires, c’est d’autant plus précieux.
Il a retiré la capuche de mon hoodie, a posé le bras sur mes épaules, a demandé ‘‘Je peux ?’’, et il m’a embrassé.
(…)
‘’Première fois ?’’ m’a-t-il demandé, une fois chez lui. J’ai opiné, avant que, lentement, il me déshabille… Sa délicatesse, sa patience… Un doigt, pourquoi ? Ah oui, oui, juste là, c’est… Oh ! Ouiii ! Puis l’impression d’invasion, de possession totale de mon corps… Son attention presque inespérée à… à quoi ? D’abord à ma douleur, évidemment, puis à un plaisir inattendu, sourd, diffus… Il a fini par prendre ma jouissance en bouche, pas sûr qu’il le fasse avec les autres, et m’a dit ‘‘Reste, s’il te plait, toi, je voudrais encore t’aimer demain’’
(…)
Aujourd'hui, j'ai regardé la cité, mais de sa fenêtre à lui, et j’ai commencé à imaginer autre chose, plus loin, plus beau, ailleurs... Mais avec lui.
Quatre appels en absence de maman… Mais je vais attendre qu’il se réveille, histoire de voir si sa promesse d’hier…
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