Espoirs

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Chapitre 1

18 Juillet 2019, 16h01 : heure de San Francisco

 Jeff Williams s’étira. La journée était longue et n’en finissait plus. En plus, la clim était en rade dans le bureau alors qu'on était dans un de ces juillets étouffants que l’air du large ne parvenait pas à rendre plus doux. Il soupira en regardant la baie de San Francisco : pas ce qu’il s’imaginait de la vie d’espion. Il avait été recruté à la sortie de la fac, un doctorat et des emprunts en poche. Sa spécialité : l'économie. A l'époque il était fier et s'était senti brillant.

 La Watchtower, son agence de rattachement, était tellement secrète qu’elle n’apparaissait nulle part dans les lignes de dépense des gouvernements. Un groupe fantôme qui traquait toutes menaces potentielles pour les populations. Les missions allaient de neutraliser des terroristes à coincer des industriels véreux ou des politiques, des mafieux. La sienne : faire une étude et une surveillance de la fondation Hornet, une holding qui investissait dans les entreprises liées de près ou de loin au pétrole

 Il repensait à son instruction – en fait à son instructrice. Elle l’avait transformé, le faisant passer de bureaucrate à agent : elle lui avait appris le combat, tout ce qu’il fallait savoir sur l’infiltration, le terrain. Trois ans déjà et il pensait encore à elle. Une fois la mission finie il devrait l’inviter : un dîner avec des bougies en bord de mer, un violoniste, des fleurs…

 Sur l’écran s’affichaient des données et des chiffres, des lignes de comptes de plus-values d’investissement…. Il faisait défiler les pages quand son visage se figea. Nom de Dieu ! J’ai trouvé ! Ils sont malins ces petits salopiaux.

 Méthodiquement, Jeff avait identifié le réseau d’investissement de la fondation Hornett. Les strates d’acquisition et de dilution de l’actionnariat étaient si subtiles, si bien cachées qu’elles masquaient à quel point ce groupe était riche et puissant.

 Il lui avait fallu trois ans pour réaliser cet exploit, et il s’attendait à y passer trois de plus, mais une faille dans la sécurité lui avait ouvert une porte, un chemin inespéré. Jeff avait toujours été doué avec les chiffres : il savait les faire parler, révéler leurs secrets.

 « Mon Dieu… c’est de la folie ! »

 Ce qu’il voyait sur l’écran était au-delà même du cadre de sa mission. En théorie il devait se confronter à des criminels en col blancs : rien de bien dangereux pour une première mission. Mais là, il s’agissait littéralement d’un groupe d’actionnaires tenant une holding ayant une influence sur toutes les entreprises liées à l’énergie. Il avait les noms, les domiciliations, tout !

 Il regardait les chiffres, les transactions, toutes les connexions qu’il cherchait, qui complétaient ses théories. Ces gens avait acquis des entreprises pour faire main basse sur des brevets qui bouleverseraient le monde : énergie propre, pas chère… Tout ça pour préserver leurs profits aux dépends de l’humanité et de l’environnement.

 Sa main se mit à trembler. Réalisant le danger que la panique représentait, il se remémora sa formation, prit une profonde inspiration et déboîta sa branche de lunette, révélant une fiche de connexion USB. Il était seul et le personnel harassé par la chaleur n’était pas très attentif. D’un geste moins assuré qu’il ne l’aurait voulu, il inséra l’appareil dans l’ordinateur.

 Il sentait une douleur dans la poitrine. Ses oreilles se mirent à bourdonner : les données qu’il venait de trouver se téléchargeaient. Son gadget était doté d’un programme haut de gamme, prévu pour ne pas laisser la moindre trace d’intrusion. « Un bon agent ne se repose pas uniquement sur les certitudes. Dans notre métier, rien n’est jamais acquis. Ayez toujours un plan de secours, même si tout semble aller bien. ». La voix de son instructrice résonnait dans sa mémoire : elle l’avait préparé, entraîné, physiquement et mentalement.

 Nerveux il observa ses collègues. Aucune réaction : le programme lui permettant de rester inaperçu semblait fonctionner. Un détail attira son attention.

Mais… C’est quoi ce truc ? C'est pas une installation pétrolière, c’est un labo P4 !

 Jeff hésita un instant et ouvrit des fichiers. C’était risqué mais il le fallait : on parlait de virus mortels.

Qu’est-ce qu’une holding liée à l’or noir pouvait foutre avec ça ?

 Des investissement anciens, des indications, des noms, des coordonnées et… Il blêmit, regardant l’écran comme un serpent prêt à le mordre.

 « M. White ! »

 Il sentit son sang se glacer et il lui fallut toute sa volonté pour ne pas se lever et fuir. White ? Le croquemitaine ? Le type dont on parlait aux agents débutant pour les faire flipper ? C’était encore pire que tout ce qu’il avait découvert avant : il avait la preuve de son existence et de son lien avec un laboratoire de la mort. Le nom du fichier sonnait d’une façon lugubre : Projet Déluge.

 « Vite, dépêche foutue machine ! »

 La barre de chargement était si lente qu’il en devenait dingue : la clé renfermerait ses théories, ses notes et avec ça les preuves qu’il fallait pour les confirmer. Il devait quitter les bureaux, rentrer et se préparer à partir. Pas en courant ni en prenant un billet d’avion, non. Il devait se faire extraire. Un appel crypté, une balade… Il devait juste récupérer Denver à la maison avant de partir.

 En sortant du bureau, il salua ses collègues. La clé, de retour dans ses lunettes, lui semblait fluorescente, mais aucun garde ne l’arrêta, personne ne l’empêcha de partir. Il prit le tram pour rentrer comme d’habitude. « Ne pas alerter ses ennemis ». Elle le lui avait répété. « Restez naturels : vos routines peuvent être une sécurité. Contrairement à ce que beaucoup croient, ce ne sont pas les cours d'arts martiaux ou de tir qui vous maintiendront en vie dans ce métier, mais l'observation. » Jeff avait mémorisé les visages qui, comme lui, empruntaient les rames aux mêmes heures que lui. Il savait où regarder, comment.

 En rentrant chez lui, un pressentiment l’alerta, comme si quelque chose clochait. C’est juste ta parano Jeff, rien d’autre. Mais on lui avait appris à être attentif.

 Une voiture inhabituelle aux vitres teintées, trop basse pour ne pas être occupée, garée en bas de sa rue mais parfaitement placée pour observer les allées et venues, attira son attention. « Des types qui attendent quelqu’un… Ils m’auraient sûrement arrêté au bureau, pourquoi me choper ici ? »

 Il remonta l’allée bordée de pelouses. L’arroseur chuintait doucement. Dans le hall, un type regardait les boites aux lettres. Jeff se raidit en le voyant lui emboîter le pas en direction de l’ascenseur. Il ne l'avait jamais croisé : sa carrure et sa façon de marcher lui donnaient l'air d'un barbouze. Jeff n’avait rien de James Bond. Pour tout dire il s’était un peu empâté et, même s’il s’entretenait, il avait vite le souffle court. Dans sa poche, il ferma sa main sur un rouleau de pièces de monnaie. Un substitut de poing américain, conseil de la formation.

 Les portes de l'ascenseur se refermèrent sur eux. Tout se passa très vite : la main de l’inconnu plongea vers l’intérieur de sa veste. Avant même qu'il ait pu sortir son arme, Jeff lui avait asséné un violent coup à la mâchoire. Surpris par la violence de l’impact, renforcé par le rouleau, son adversaire valdingua contre la paroi de la cabine.

 La suite fut ponctuée par la voix de l’instructrice. Direct dans la poitrine. Un craquement retentit dans la cabine. Le barbouze tentait de reprendre son souffle sans succès. Entrejambe ! Son genou frappa le tueur qui s’effondra au sol, la respiration sifflante. Coup de talon ! Le bruit de la nuque qui se brisait sous le choc et le regard figé du barbouze au sol indiquèrent à Jeff que le combat était fini.

 Tremblant, il s’appuya sur la console, arrêtant l'ascenseur avant son étage : quelques secondes à peine s'étaient écoulées. Il se rua hors de l'ascenseur et sortit par les escaliers de secours aussi vite qu'il le put. Terrifié, il suivit son itinéraire de fuite préparé consciencieusement : transports publics, changements de stations et de directions plusieurs fois avant de sortir à la gare routière où l'attendait sa valise d'urgence.

 Il y avait stocké de l'argent en liquide, des faux papiers, quelques vêtements, de la teinture pour ses cheveux, des lunettes différentes de celles qu'il portait, et le 9 mm qui pesait dans le holster d'épaule sous sa veste. Jeff activa le portable acheté à la sauvette. Dans sa tête, les questions se télescopaient.

Qu’est-ce qui m'a fait repérer ? J'ai fait une erreur, une seule... White, pourquoi avoir fouillé… Bordel ! J’ai laissé Denver ! »

 En quittant la gare routière, nerveux et aux aguets, il composa le numéro d'urgence. Le répondeur égraina un message banal : Jeff laissa la réponse codée indiquant un lieu de récupération. Il avait choisi un parc dans la banlieue de la ville : un espace de jeu pour enfant facile d'accès et bien dégagé pour lui permettre d'observer l'arrivée de l'équipe d'extraction tout en restant dissimulé.

 Il n'était venu que deux fois ici en trois ans, mais les lieux n'avaient pas changé Il se glissa entre deux rochers entourés de massifs de fleurs imposants. Un lieu idéal pour se dissimuler aux regards. Pour la première fois de sa vie, il trouva le parc de jeux effrayant, mais d'ici peu... Il serait en sécurité.

 Un SUV s'approcha et s'immobilisa à proximité de l'aire de jeu. Le passager sortit en observant les alentours. Les phares du véhicule déchiraient le voile nocturne, projetant des ombres étranges. Jeff se leva, s'apprêtant à rejoindre ses sauveteurs, quand un mouvement attira son attention : un homme se dirigeait vers sa position. Par réflexe, il se dissimula dans les buissons. La silhouette se détachait à quelques pas de lui. L'homme, nimbé par la lumière du réverbère, avait une arme au poing : un Glock. Une arme fiable et coûteuse. Certainement un des membres de l'équipe d'extraction. Il était sauvé !

 « Je suis en position ! La cible n'est pas en visuel. Je répète, cible pas en visuel. »

Cible ? Mais quelle cible ? Ils venaient pour l'extraire, de quoi parlait-il ? L'homme s'était accroupi derrière le rocher. Aux aguets, il scrutait le parc.

 « Éteignez ces putains de phares ! On va vous repérer à des kilomètres ! »

 L'esprit de Jeff tournait à cent à l'heure : qu'est-ce que ça voulait dire ? Ces types avaient l'air de préparer une embuscade, pas une extraction. La radio du guetteur grésilla de chuchotements indistincts auquel il lâcha une réponse sans équivoque.

 « Je vous rappelle qu'on doit le prendre vivant. Monsieur White veut lui parler avant élimination. »

 Élimination. Le monde se mit à tourner, Jeff tenta de reprendre son souffle, c’était un cauchemar.

Bordel, c’est la merde !

 Il réfléchissait à toute vitesse, dopé comme jamais par l’adrénaline : C’est pas vrai, c’est qui ces gars et comment ils ont fait pour me choper ? Une taupe, à coup sûr... Il n'y avait désormais plus de doute sur l'intention de ces hommes : il fallait fuir, se replier sur son plan B. Mais avant tout, il devait sortir de ce parc sans se faire prendre. Ils le voulaient en vie : cela lui donnait un avantage.

 Le guetteur se tenait à moins d'un mètre de lui mais, dès qu'il bougerait, le bruit du feuillage l'alerterait.

Rapide, efficace. Lui laisser aucune chance.

 Jeff ôta son doigt de la gâchette.

Un tir et je suis repéré.

 Du pouce, il remit la sécurité et saisit l’arme fermement par le canon.

Un... Deux...

 La crosse s’abattit vers la tempe de l’homme qui s’effondra, alerté par un bruissement il avait accompagné le coup et gardé conscience.

 « La cible est sur moi ! »

Merde.

 La crosse du 9 mm s'abattit sur le visage de l'homme à trois reprises, le plongeant dans l'inconscience. D’un geste vif il attrapa le Glock du guetteur avant de prendre la fuite s’assurant de garder le rocher entre lui et ses poursuivants pour casser leur angle de vue. S'ils devaient le prendre en vie, une balle dans les jambes suffirait à le capturer.

 Le rugissement du 4x4 envahit le silence du parc. Jeff obliqua vers les arbres, lâchant quelques balles au jugé en direction de la voiture. Profitant du couvert du bosquet, il se rua vers la grille du parc. S'il se rappelait bien, une grille de service permettait de sortir. Une simple chaîne cadenassée la gardait fermée : rien qu’une ou deux balles ne puisse régler. Un projectile heurta un tronc à un mètre de sa tête. Ils cherchaient à l'intimider. Comme s'il n'était pas déjà assez terrifié.

 Il tira trois balles sur la chaîne pour faire sauter les maillons puis se jeta de tout son poids sur le battant qui s’ouvrit à la volée. L’instant d’après, il s'engouffra dans la rue à bout de souffle. La voiture devrait faire le tour pour le rejoindre, lui laissant un court répit. Mais il devait fuir, et vite. La rue qui longeait le parc finissait par un escalier qui descendait la colline. Le point de vue était superbe : les lumières de la ville brillaient comme une mer étoilée. Au moins il mourrait entouré de beauté.

 Jeff tira sur deux lampadaires et se plaqua dans les escaliers. Il y avait au moins un type à pied qu'il n’avait aucune chance de battre à la course.

Fait chier !

 Deux hommes surgirent dans la rue, se couvrant mutuellement : des pros. Deux balles heurtèrent le premier en pleine poitrine : il s'effondra sur le coup. Le second tira à deux reprises tout en se mettant couvert derrière une voiture. Des détonations claquèrent de nouveau dans le silence et la flamme du canon révéla nettement la position de Jeff, mais le second de ses poursuivants n'était plus un souci : une balle avait touché la jambe, un peu au-dessus de la cheville. Les cris de douleur le lui confirmèrent.

 Il se redressait pour reprendre son chemin quand une détonation retentit, suivie d'une brûlure intense sur le visage.

Un pare-balle, quel abruti !

 Faisant volte-face, poussé par l'adrénaline, Jeff vida son chargeur sur l'homme qui s'était relevé. Lâchant son arme, il descendit quatre à quatre les escaliers, priant d'avoir neutralisé le tueur. Une fois en bas, il estima en l'absence de poursuite que sa prière avait été exaucée, ce qui le rassura quant à ses chances de survie.

 Il pénétra dans l'accès aux égouts en utilisant un rossignol pour forcer la serrure. Malgré la douleur au côté, il courut pendant plusieurs minutes avant de reprendre son souffle dans le noir et la puanteur des eaux saumâtres. L'air vicié avait un goût de liberté.

 En passant la porte de la maison, Jeff Williams suait à grosses gouttes. Il n'aurait jamais cru devoir venir ici. Il resta dix bonnes minutes à fixer la rue, caché derrière les rideaux sans constater le moindre mouvement. Williams avait loué l’endroit sous un faux nom avant son infiltration, selon les conseils avisés de sa mentor. Il avait choisi cet endroit pour son calme et le fait que la maison n'était pas mitoyenne. C'était un de ces quartiers où les gens ne faisaient que se croiser. Le loyer était payé par un dépôt dans une boite postale sur le chemin du travail, en liquide.

 Il restait à savoir qui contacter désormais. Il était dans la merde jusqu'au cou et même cette planque ne resterait pas secrète longtemps. Jeff devait mettre à profit le répit qu’il avait gagné, d’ici quelques heures il ferait jour, il avait besoin d’une douche et d’un changement de fringue. Une fois propre et changé, il défonça le mur de la chambre à coups de masse, libérant l’accès à un ordinateur et d'autres faux papiers, de moins bonne qualité mais obtenus contre du liquide auprès d'un faussaire extérieur à la Watchtower.

 Une rapide inspection lui permit de constater que le matériel était en bon état. En déballant l'ordinateur et les papiers de leur enveloppe plastifiée étanche, il sentit l'épuisement le gagner. L'adrénaline ne faisait plus effet et son visage le lançait.

En qui pouvait-il avoir confiance désormais ? Il avait utilisé la phrase codée et respecté les règles !

 Il brancha l'ordinateur et entreprit de le connecter à internet. C'était un risque, car l'abonnement était à l’un de ses noms d'emprunt, mais il devait trouver comment transmettre les données  contenues dans la clé USB qu'il tenait à la main. Ces salauds l'avaient acculé et il ne se faisait que peu d'illusions. Personne ne viendrait le sauver : dans les faits, la cavalerie était à ses trousses. Ses chances de survie étaient minces.

 L'ordinateur ronronna, laissant retentir quelques bips sonores et son agaçant jingle d'ouverture. Tapant rapidement l'adresse du site internet, il composa un message à destination de son instructrice, la seule personne en qui il avait confiance désormais, espérant qu'elle arrive à temps.

 Il activa le logiciel de cryptage et il envoya les données : elle ne possédait pas la clé mais devrait pouvoir trouver une solution. Jamais les barres de chargement et de transfert ne lui avaient parues aussi longues. Tapotant nerveusement sur la table, il était attentif au moindre bruit. Le ciel dehors se faisait entre chien et loup et ses yeux semblaient si lourds qu'il avait du mal à rester éveillé.

****

 Greg Barnes observait l’appartement, une pièce de vie avec cuisine ouverte, une chambre, l’endroit était rangé, propre. Il tenait dans sa main une peluche de dinosaure élimée, usée par le temps, le genre d’objet qui avait une valeur émotionnelle forte. Du regard il balaya la magnifique série d’étagères remplie de romans d’amour.

 « M. Williams, qui êtes-vous ? »

 Greg avait été envoyé réparer le merdier laissé par l’équipe de capture, mais en fait de merdier il avait trouvé une énigme et une opportunité. Ses patrons avaient l’air vraiment inquiets : quoique ce Williams ait volé comme informations, ça devait être du lourd. Il leva les yeux en voyant Chase entrer. Look militaire, la trentaine, l’air de l’officier gentleman. Il portait la tenue de la police de Frisco.

 « Barnes, on a géré le macchabée et les gars de la surveillance ont trouvé quelque chose. Le type est logé. »

****

 A l'extérieur, des hommes approchaient.

 Échaudés par la fuite à deux reprises de leur cible, ils n'avaient pris aucun risque : ils avaient garé leurs véhicules à deux maisons de là et s'étaient approchés discrètement. Aucune des quatre personnes du groupe n'avait envie d'échouer. Monsieur White avait été très explicite et sa gestion de l'incompétence ou de l'échec suffisait à faire blêmir ces hommes endurcis par une vie criminelle bien remplie.

 Comment leur service de renseignement l'avait retrouvé n’avait pas d’importance, pour le moment. Il fallait agir et vite : chaque minute perdue lui donnait l'opportunité de transmettre les données. On était juste avant l'aube, ce moment où la vigilance baisse, où les ombres et la lumière faussent la perception.

 « Ok les gars, en position ! Et je vous le rappelle, il a déjà éliminé un de nos gars et neutralisé un commando. Ne le prenez pas à la légère »

 Les hommes confirmèrent la réception du message. Le chef d'équipe n'avait laissé aucune chance au hasard : son tireur d’élite s'était mis en couverture avec un fusil à lunette et, à son signal, tirerait sur le relais télécom de la maison. Il ne voulait pas alerter la cible en agissant trop vite. Deux autres s'étaient approchés à la lisière du jardin, prêts à traverser aussi furtivement que possible l'espace entre la maison et le muret.

 « Monsieur White le veut en vie ! On joue pas les cowboys : je veux un boulot rapide et propre. »

 Les hommes étaient à cran, ça n’augurait rien de bon. C'était le genre de situation où l’on faisait des erreurs. De plus, il ne s'agissait pas de soldats : son équipe se résumait à des mercenaires manquant de discipline dont seules la poigne et la fermeté de leur chef maintenaient la cohésion. Ils étaient individuellement très compétents mais il fallait se rendre à l’évidence : il devait diriger des chiens de guerre. Ces gars aimaient tuer : c était plus qu'un job pour eux.

 Il passa ses lunettes à vision thermique : les traces de chaleurs se découpaient devant lui, allant du bleu au rouge vif en passant par des tons jaune orangé. Il repéra la silhouette de la cible dans le salon, et la masse froide de son arme posée sur la table.

 « Cible repérée dans le salon à l'angle Est de la maison, confirmez Aigle ! »

 « Localisation confirmée. »

 « Renard Un, en position. »

 Il trouvait les noms de code absurdes, mais dans la mesure où de nos jours les écoutes étaient monnaies courante, il valait mieux y recourir. Il observa le colosse se placer contre le mur après avoir traversé le jardin sans un bruit, son arme en main, le silencieux en place. Une machine à tuer, brutale et vicieuse. Lui et son frère formaient une fine équipe.

 « Renard Deux, attendez les ordres. »

 La situation resta en suspens un instant, quelques minutes au plus, mais pour l’équipe elle parut durer des heures.

 « Renard Leader, qu’est-ce qu’on attend putain ! Donne l’ordre : j’entre, je le bute et c’est bon ! »

 « White le veut en vie et moi aussi. On attend le bon moment, Renard Un. »

 Il regarda le monstre. Lui et son frère, c’était le jour et la nuit. Si Don, alias Renard Un, était une brute sans pitié, un colosse terrifiant, son frère Chase était un bel homme sympathique, du style gendre idéal. Mais Greg savait que sous le vernis se cachait un sadique de la pire espèce. Au moins, Renard Deux savait obéir aux ordres. Il savait composer avec les règles à ne pas franchir.

 « Lorsque je donnerai le top, Renard Deux tu entres en premier, Renard Un en couverture. Si tu bouges avant le top le sniper te dégage, c’est clair ? »

 « Déconne pas connard, c’est à moi d’entrer en premier ! »

 « Sniper, si Renard Un bouge sans ordre tu le descends. S’il entre en premier, tu le descends. »

 « Reçu fort et clair Renard leader. »

 Il voyait le visage de Don convulsé par la rage. Ils ne passeraient pas Noël ensemble, mais il avait compris le message. Le silence était retombé et l’attente avait repris. Enfin, la cible se leva pour se dégourdir les jambes et se dirigea vers la cuisine. L'arme était restée sur la table.

 « Cible en déplacement vers la pièce angle sud, confirmez Sniper ! »

 « Déplacement et localisation confirmée. »

 « Renard Deux, en position. »

 Le second commando traversa le jardin avec aisance. C'étaient peut-être des psychopathes qu'il ne pouvait pas supporter, mais au moins ils connaissaient leur travail. Ses hommes en place, la nasse se refermait sur la cible. Il était temps.

 « Aigle, top ! »

******

 Une balle silencieuse frappa le relais, coupant la transmission du message. Le signal sonore alerta Jeff : il avisa d'un rapide coup d’œil la déconnexion sur l'écran visible dans le salon. Son arme était posée à côté du portable, quel con ! Ils l'avaient retrouvé, et la curée n’allait pas tarder. Il saisit un couteau de cuisine par réflexe et se rua vers le salon.

 « Renard Un et Deux, top ! »

 La vitre se brisa alors qu'un homme la franchissait d’un roulé-boulé. Un bruit venant de la fenêtre de la chambre lui en indiqua un deuxième, au moins. Jeff lança le couteau au jugé qui obligea l'assaillant à se baisser, lui permettant d'atteindre l'arme sur la table.

 Une douleur fulgurante traversa son épaule.

 Quelque chose l'avait heurté sans un bruit avec la force d'un train de marchandise. Étourdi, il contemplait le plafond qui semblait s'enfuir alors qu'il chutait en arrière. Sa main refusa de se serrer et le pistolet tomba.

 La meute était sur lui, une botte ferrée lui brisa les côtes, et la crosse d'une arme lui éclata l'arcade sourcilière dans la foulée.

 « Cible neutralisée, l'ordinateur était en téléchargement »

 L'homme semblait écouter la réponse : le monde tournoyait et virait au rouge, puis au noir. L'adresse... Il devait les empêcher de remonter jusqu'au destinataire : même si tout n'était pas arrivé, elle saurait remonter la piste.

 « Pas de soucis, il est encore allumé et la cible est sous contrôle, contactez Monsieur White. »

 Jeff, dans un ultime sursaut, saisit le couteau accroché au harnachement de son assaillant et frappa juste sous le pare-balle, perforant les reins de son adversaire. Il tourna la lame dans la plaie, arrachant un hurlement de rage et de douleur à l'homme. Il allait mourir il le savait, mais elle le vengerait. Ils allaient payer : elle retrouverait cette bande d'ordures et ils souffriraient.

****

 « Renard Deux au rapport ! »

 La situation dérapait ! Bordel, comment avaient-ils pu merder ? Il fallait agir, limiter la casse, mais comment ? Si jamais la piste de l'ordinateur disparaissait, il ne donnerait pas cher de sa peau.

 « Aigle, je veux une image de l’écran ! Confirme le visuel ! Renard Un, Go ! Go ! Go ! Go ! »

 Il se rua vers la maison aussi vite que ses jambes pouvaient le porter. Putain ! Faites que Renard Un ne l'abatte pas !

 « Je le veux vivant ! Gardez-moi ce salopard en vie ! »

****

 Jeff avait saisi une petite bande thermique, de celles qu'on utilisait pour faire fondre une serrure, sur le gilet de l'homme qui regardait son sang s'écouler. Il devait faire vite avant qu'il ne réalise qu'il était condamné mais qu'il pouvait encore le descendre. D'un coup de poignard, il éclata le clavier. La porte du salon s'ouvrit sur un homme en treillis noir. Il criait quelque chose, mais la douleur et le bourdonnement qui résonnait dans son crâne l'empêchaient d'entendre.

 Il posa maladroitement la thermite sur les circuits à découvert, et enclencha la réaction. Le magnésium contenu dans le dispositif s'embrasa, consumant irrémédiablement le silicone, les processeurs et le disque dur. Une victoire, certes. Mais Jeff n'en profita que le temps qu'une balle tirée par Don perfore son crâne, pulvérisant son cerveau. Renard Deux s'effondra sur sa victime, agonisant, et ses yeux se figèrent. Renard Un, l’arme encore fumante, s'immobilisa devant les deux hommes enlacés dans une étreinte mortelle.

 « La cible est morte, l'ordinateur détruit. »

 « Sniper ? T'as l'image ? »

 « Je confirme, l'image est en ma possession. »

 Au moins, ils avaient l'information, mais les prochaines heures allaient être pénibles. Il décrocha son portable et contacta Monsieur White.

 « On a l'info, la cible est morte. Mais on sait à qui il a transmis les données. »

 La voix de Monsieur White trancha, étonnamment douce et paisible. Le calme de ce type était terrifiant mais, si on savait à qui on avait affaire, on sentait toute la fureur et la violence de l'homme tapi derrière ce masque de civilités.

 « La perte de la cible est regrettable Monsieur. Espérons que votre information compensera cette bévue. A-t-il transmis toutes les données ? »

 « Non monsieur, nous avons coupé la communication. Au mieux, les données seront incomplètes. »

 « Bien. Nettoyez-moi tout ça et rentrez à la base. »

 « Bien reçu. »

 Il raccrocha, une suée froide inondant son dos. Putain, ce type lui glaçait le sang. Au moins, il ne rentrait pas les mains vides. Un grondement alerta Renard Leader. La chose, Don, se tenait au-dessus du cadavre de son frère, le couteau tiré.

 « C’est ta faute enfoiré ! C’est ta faute ! »

 Une balle effleura sa joue : dans les com, la voix du sniper s’éleva. Elle était d’un calme étrange.

 « La prochaine c’est dans la tête Renard Un. Fais-moi plaisir : continue à te la jouer psycho »

 La brute hésita un instant. Renard Leader retenait son souffle, la main sur son arme. Enfin, le colosse s’agenouilla, saisissant son frère avant de l’emmener avec lui, le frôlant d’un air menaçant. Il resta un instant à contempler le désastre avant d’emboîter le pas à Don.

 « On nettoie. Pas de traces, on prend les corps. Cramez-moi tout ! Qu’on pense à une sorte d’arnaque à l’assurance »

 La voiture s'éloigna alors que l'incendie ravageait la maison, emportant le corps de Renard Deux dans un body-bag à l'arrière. Voilà ce qu'il en coûtait d'employer des mecs pareils. Pas assez prudents, pas assez fiables. Renard Leader poussa un soupir. Il se sentait fatigué, usé. Il détestait ce job, ces gens. Il se sentit sale en pensant à la mort de cet homme : Jeff Williams.

 Fermant les yeux, il se remémora ce qu’il savait de lui : la trentaine bien tassée, un type sympa avec ses collègues. L’homme qui était mort aimait la littérature à l’eau de rose, comme en témoignait sa collection complète de Danielle Steele. Elle trônait sur des étagères en bois sombre, coûteuses : pas de premier prix pour ce qu’on aime. Jeff, c’était un sentimental : il gardait cette vieille peluche de dinosaure, toute élimée mais conservée avec soin.

 Il aurait aimé le connaître, mais il n’avait pas un profil d’agent de terrain. Et pourtant, ces réflexes, cette formation ! Ce n’était pas un grand sportif mais on lui avait appris à penser. Amusant. Toutes ces années au sein de l’Organisation avaient engourdi son esprit pour ne pas réfléchir, ne pas voir. Mais c’était fini. Il fallait trouver ces informations avant les autres. White lui-même s’était impliqué et, pour que le diable vienne lui-même chercher une âme, c’est qu’elle avait de la valeur.

 Toute cette opération : l’urgence, la débauche de moyen, confirmait son idée. Il y avait une faille dans l’Organisation. Suffisante peut-être pour la faire chuter ou au moins la dévoiler. Il se parla tout bas.

 « On dirait que je vais la tenir cette promesse, après tout… »

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