Cicatrices
Chapitre 7 ; 20 juillet 2019, 21H03, Train Paris-Brest, France.
Le train filait au cœur de la nuit, par-delà la fenêtre se dévoilait la campagne assoupie, baignée du clair-obscur délicat de la lune. On devinait les toits des maisons, quelques clochers de-ci de-là, par moment, des gares surgissaient, les quais plongés dans les ténèbres. Sophia imaginait la vie des habitants, heureuse et ordinaire, avec des parents aimants, qui racontaient une histoire à leurs enfants avant qu’ils ne s’endorment. La tête contre la vitre fraîche, elle se laissait bercer par le staccato rythmé de la jonction des rails, prêtant une oreille distraite aux discussions des autres passagers. Ils parlaient à voix basse, mais leurs chuchotements lui parvenaient avec suffisamment de clarté pour qu’elle suive leurs conversations.
Ce rituel lui était devenu aussi indispensable qu’immuable. À l’issue d’un dossier important, elle rentrait toujours chez elle, loin de la ville et de son agitation, pour se ressourcer. Elle prenait le train et s’immergeait dans une normalité tranquille. Le temps d’un voyage, ces étrangers lui permettaient sans le savoir de se réfugier dans un univers rassurant.
Plus elle voyait son visage qui se reflétait dans la vitre, plus la colère montait. Impossible de faire baisser cette intolérable tension. Sophia avait appris à vivre dans un monde dangereux, truffé de psychopathes qui détruisaient la planète. Elle en avait tellement croisé, des êtres en costumes d’humains prêts à tuer pour une poignée de billets ou des valeurs boursières. Mais ce soir, c’était différent : sa propre mère l’avait livrée au monstre.
En voyant ses yeux remplis de larmes incapables de faire couler le maquillage impeccable, elle réalisa que même le rituel ne parvenait à la calmer. La culpabilité maraudait en périphérie de ses pensées, elle s’insinuait dans son ventre comme une sensation glacée, douloureuse et lancinante.
Tu espérais quoi ? C’est ta faute ! Tu savais ce qui allait arriver. Tu n’avais qu’à dire non, ne pas y aller…
Son reflet renvoyait une image parfaite, un visage désirable, admirablement apprêté, une coiffure merveilleuse. Les souvenirs remontèrent et son double s’habilla d’un voile ivoire, son cou s’orna du collier de perles de sa grand-maman. Son esprit se débattait, tentant d’échapper aux réminiscences, focalisant son attention sur sa mère, fuyant la mariée en robe blanche.
Tu as fait quoi pour moi, Mère ? Tu m’as mise au monde. Ça, je ne risque pas de l’oublier, tu n’as jamais raté une occasion de me dire que j’étais grosse et que je t’avais littéralement déchirée en venant au jour.
Toute son enfance, sa maman avait surveillé son poids. Elle allait jusqu’à contrôler les calories de chaque repas, la soumettait à une pesée quotidienne, interdiction de sucreries et de gâteaux. Ces routines étaient devenues une véritable hantise pour Sophia.
Pas une fois Père ou toi n’avez été fiers de moi ! Quoi que je fasse, je vous déçois. Pas assez la petite fille parfaite pour toi et pas assez un fils pour lui.
Les mâchoires serrées, la jeune femme contenait sa douleur et sa colère avec peine. Les murs dressés patiemment s’étaient fissurés et, ce soir, ils volaient en éclats. Le reflet avait disparu, remplacé par le visage rouge et bouffi de sa mère qui vomissait l’eau de mer après que Sophia l’eut tirée de l’océan et ranimée. Les lèvres bleuies par le froid articulaient des mots quasi inaudibles, mais que jamais l’adolescente d’alors n’avait oubliés.
« Je te hais ! Tout est de ta faute… Tu es ma punition envoyée par Dieu ! Tu es le poids de mes péchés ! Voilà pourquoi il m’a pris ton père et mon Quentin ! C’est toi qui devrais être morte, pas lui ! »
Toutes ces années à porter ce poids l’avaient façonnée. Sa vie s’était construite sur cette simple certitude : son existence ne faisait qu’apporter malheur et souffrance à ses proches. Sophia avait choisi d’enfermer ce monstre, d’étouffer ses aspirations pour devenir la petite fille, puis la femme que l’on attendait qu’elle soit.
Je ne mérite pas de vivre… Je suis une farce, une farce absurde ! Mère avait raison… C’est parce que je suis mauvaise, c’est ça. C’est pour ça que…
La scène du restaurant se rejouait dans sa mémoire comme un de ces films malsains, en noir et blanc. Tout y était sordide et couvert de vase. Sophia sentait des mains visqueuses la saisir, la toucher, fouiller comme une armée de vermines sur sa peau. Sa joue frémit alors que l’haleine avinée de Pierre Yves accompagnait ses mots.
« Salope. Aguicheuse. »
Je me suis faite jolie, j’ai choisi une robe sexy…
Les battements de son cœur explosèrent dans son crâne et, soudain, son souffle était court, ses lèvres sèches. Le monde tournait. Une attaque de panique. La dernière datait de son mariage.
C’est moi ! C’est moi qui l’ai obligé, qui l’ai incité !
Combattant le flot d’émotion, la jeune femme tentait de reprendre le contrôle avant de s’effondrer, avant que la crise ne l’emporte. Elle n’avait pas survécu en se cachant, l’adversité s’affronte où elle nous écrase. Les mots de son père, alors que, terrifiée, elle tenait la barre en pleine tempête.
Je détruis tout, je suis une garce comme avec Bertrand…
Sophia luttait, agrippée au volant en acier glacé tandis que le navire brisant les déferlantes. La vie est difficile, tu devras te battre chaque jour, si tu renonces, tu meurs. Cette phrase, elle l’avait entendu alors qu’elle n’avait que douze ans sur le pont lessivé par les vagues. Chassant les émotions, elle devenait une machine, rejouait la scène en boucle dans sa tête. La sensation des mains sur son corps lui donnait envie de vomir, de crier. Elle se sentait sale.
Non, salie ! Je l’ai laissé faire ! Je l’ai provoqué en m’habillant avec cette robe. En me maquillant ! C’était une invitation…
Non !
C’était faux. Sophia le savait parfaitement. Son esprit se remettait à fonctionner. Sa vie n’était qu’un mensonge, construit à force de vouloir répondre aux attentes qu’on avait pour elle. Désormais, elle ne permettrait plus jamais à quiconque de la façonner, elle refusait de laisser ce salopard la détruire, hors de question. Ni lui, ni personne. C’était fini.
Mais Amélia était têtue : sa mère aurait pu donner des cours dans n’importe quelle académie militaire au monde. Pour le moment, la riposte se préparait, et tant que Sophia n’aurait pas écouté ses sermons, cette aristocrate coincée n’aurait pas de repos. Elle pouvait déjà les imaginer, ils ne changeaient jamais vraiment.
« Qu’est-ce que tu as fait ? Une fille bien ne fait pas ce genre de chose ! Je ne t’ai pas élevée comme ça ! Tu me fais honte ! Va t’excuser auprès de Pierre-Yves ! »
Sophia serra les poings. Quelque chose en elle se déchirait sous la rage froide qui montait, libérant la colère et la douleur. Cachée, enterrée année après année, c’était un cri, une renaissance qui faisait voler en éclat ses entraves, une simple phrase qui sonnait comme une évidence…
Tu ne m’as pas élevée, Mère, tu m’as juste blessée toute ma vie.
Elle sentit des larmes poindre et respira doucement, comme oncle Wally lui avait appris, pour maîtriser ses émotions.
Ce n’est pas toi la coupable, c’est elle et ses amies. Et c’est Pierre-Yves le criminel ! Je suis certaine qu’il n’en est pas à son premier coup.
Sophia se jura de s’occuper de son cas une fois arrivée. De toute façon, son portable était à sec et le chargeur à l’hôtel. Sa colère s’était calmée, pas totalement cependant. Bien sûr, cela allait plus loin que cette soirée et Mère… C’était la raison qui l’avait poussé à prendre ses congés.
Depuis des mois, elle se sentait glisser, perdue, triste, au point d’en inquiéter Wally. Elle étouffait sous le poids de tous ces conflits en suspens, à l’origine de tellement de blessures qui refusaient de guérir… Il était plus que temps de faire le point.
Son reflet la fixait dans la vitre. Elle se dévisagea comme on observait une inconnue. À l’arrière-plan, les ténèbres, le vide. Ce reflet, c’était Madame Insipide et sa vie, c’était… Elle ? L’angoisse et le vertige la saisirent, la forçant à détourner les yeux, incapable de faire face à cette personne sans âme qui le toisait, accusatrice et muette.
Sophia se concentra sur les voix dans l’objectif de reprendre pied. Elle alimentait les discussions des voyageurs. Ce n’était pas surprenant, elle devait détonner en robe de cocktail noire, avec son allure de pin-up. Au moins, cette situation l’amusait : une femme énigmatique dans un train de nuit, le parfait départ d’un scénario avec Greta Garbot et Clark Gable. Le charme suranné des films en noir et blanc la laissait rêveuse.
Profitant de cette diversion, elle écouta et observa une bonne heure les passagers. Des étudiants, quelques couples en sortie romantique, une famille en déplacement dont les enfants, épuisés, s’étaient endormis l’un contre l’autre… De cette foule bigarrée, il ne restait que deux hommes, l’un à l’avant du compartiment, le second à l’arrière, qu’elle ne parvenait pas à cerner.
La fatigue la gagnait. La jeune femme se laissa aller à somnoler, bercée par les bruits de plus en plus étouffés du wagon. Les lumières tamisées donnaient l’impression de voyager dans un cocon. Le sommeil était souvent un luxe à l’issue d’un dossier aussi compliqué, mais ce soir, elle le redoutait un peu. Elle ferma les paupières, lourdes de fatigue, et en quelques instants, la lassitude et l’épuisement l’emportèrent.
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