La Mère

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  Je ne saurais vous dire avec exactitude quel fut le détonateur à ce sentiment qui a jailli en moi moi, en plein coeur de l'hiver, alors que je n'avais pas dix ans. Avant ce jour fatidique, je n'avais jamais véritablement regardé ma mère. Bien sûr, je la voyais tous les jours errer autour de moi, en figure familière et maternelle qu'elle était. Je ne l'avais pourtant jamais observée. Scrutée. Epiée. Etudiée de fond en comble. Moi qui pouvais passer des heures à parcourir la campagne environnante pour tenter de dénicher un nouveau spécimen, je n'avais jamais pris le temps de réaliser un examen complet de mon environnement le plus proche.

  Aussi, je décidai, un matin au saut du lit, de délaisser pour quelque temps le monde extérieur afin de me focaliser sur mes congénères. La mère fut la première à se soumettre à mon oeil avisé. Mais très vite, j'allai de déception en déception.

  La mère n'avait jamais été une géante. Cette petite bonne femme s'était épaissie avec les années et les grossesses successives, au nombre de neuf, n'avaient en rien arrangé ce phénomène. La jeunesse avait fui ces tissus flasques et pâles depuis bien longtemps. Par endroits, le vêtement, qu'elle portait toujours noir, plus par commodité que par coquetterie, enserrait avec une telle force ses membres que la peau boursouflée se parait d'une multitude de veines violacées.

  Cette masse informe gagnait cependant en dignité grâce à une chevelure poivre et sel, élégamment relevée en un chignon d'une simplicité déconcertante. Lors de l'une de mes expéditions matinales en direction de la chambre parentale, j'avais pu glisser un oeil dans l'antre interdit et y découvrir la cascade capillaire interminable que la mère s'acharnait à dissimuler chaque jour que Dieu faisait.

 Sa face aurait pu effrayer un régiment. Ses traits, grossiers et ingrats, ne renfermaient pas la moindre once de sympathie et son teint cireux lui donnait l'aspect d'un cadavre que l'on aurait négligé d'arranger. Deux minuscules billes noires et rapprochées lui faisaient office d'yeux. Lorsque votre regard croisait le sien, vous pouviez être sûr qu'elle avait déjà aspiré la moitié de votre âme.

   Et sa bouche...constamment dédaigneuse et sale aux commissures, il lui arrivait souvent de produire de petites bulles constellées de salive lorsque la femme s'assoupissait, ce qu'elle faisait à chaque fois que son séant rencontrait le velours élimé de son grand fauteuil. Depuis ce qui s'apparentait à une véritable chaire, la matrone exerçait son pouvoir absolu sur toute la maisonnée. Ce portrait, relativement peu flatteur mais tout à fait réaliste, ne pouvait être complet sans ce nez busqué que l'on ne pouvait ignorer tant la surface qu'il occupait se voulait excessive.

 Il était toujours extrêmement difficile de distinguer avec clarté et assurance l'adipeuse personne tant le nuage de nicotine qui l'enveloppait de la tête aux pieds, du matin au soir et de janvier à décembre, était épais. Il ne lui serait jamais venu à l'esprit de lâcher ses cigarillos à l'odeur âcre et insupportable, qui me brûlait la gorge dès que je pénétrais son périmètre. L'extrémité de ses deux index et majeurs avaient même pris une couleur jaunâtre à force d'avoir été en contact avec le filtre marron qui renfermait le précieux poison.

  Dès qu'elle posait un pied par terre, elle ne pouvait se résoudre à vivre sans son indispensable accessoire. Cette véritable addiction lui donnait de terribles quintes de toux qui s'achevaient parfois avec quelques gouttes de sang au fond d'un mouchoir en tissu. Mais pas une seule fois elle n'a ralenti la cadence, avalant avec frénésie ces bouffées qu'elle croyait distinguées.

 Cette écoeurante odeur m'a toujours empêché de me jeter à corps perdu dans ses bras. Ça, et sa totale absence d'amour pour moi, carence que je partageais volontiers avec ma génitrice. Jamais je n'ai ressenti cette vague d'amour qui aurait dû me submerger dès que je posais les yeux sur elle, dès que j'effleurais sa peau, dès que j'entendais sa voix. Rien de tout cela n'avait surgi en moi. Pas plus que je ne la détestais, je ne pouvais pas dire que j'aimais cette femme. Mon amour, je le réservais à la nature, à la faune et à la flore.

  Aussi, lorsque sa dernière heure fut venue, j'accueillis son départ avec toute l'indifférence que son existence avait toujours suscitée en moi.

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