RECHERCHE AU FOND DU LAC
Avant-propos
Ce récit est purement imaginaire, mais se déroule autour d’un lac bien réel, le lac de Vassivière, dans le Limousin, à cheval sur deux départements, La Creuse et la Haute-Vienne.
Il s’agit avant tout de l’évocation de sensations personnelles et si j’en fais quelques descriptions, c’est sur la base d’une connaissance partielle et superficielle.
J’évoque ce qui m’a touché personnellement, en omettant sûrement l’essentiel du lieu.
J’ai pris une grande liberté en situant la mise en eau du lac en 1990, alors qu’elle a été réalisée en 1950. Je souhaitais que mon personnage principal soit jeune et contemporain.
Mais ce qui est véridique, c’est que ce merveilleux lac a stimulé mon imagination et a donné naissance aux personnages de cette histoire.
3 septembre 2020, Grabels, Hérault, chez Elise et Marc.
Elle a toujours eu le sens de la démesure, mais là elle vient de dépasser les bornes !
Ma mère me laisse seule, sans préavis, avec pour héritage la révélation d’un secret qui me terrasse.
Elle m’a tout révélé en même temps, en vrac, sa maladie incurable et son mensonge sur mes origines.
Appelée à la dernière minute pour recueillir son dernier souffle et son inacceptable secret !
Cancer foudroyant, pris en charge trop tardive, toujours à foncer et se moquer des drames et la voilà dans la tombe et le drame est pour moi.
Me laissant à mon immense tristesse et à mes larmes intarissables.
Et ce récit époustouflant, qui me laisse sans voix !
Mon esprit bourdonne, mes pensées s’embrouillent.
Je suis en état de confusion maximale.
J’oscille entre la rage et le désespoir, l’amour et la haine.
Comment accepter la brutalité de son départ et la violence de sa révélation ?
Je frise la folie.
Elle m’a inculqué le sens de la dérision en toute circonstance, mais l’humour n’a aucun pouvoir aujourd’hui. Il n’est rien qu’une carapace qui ne protège en rien celui qui la porte.
10 septembre 2020, Montpellier, Hôtel Glauque
Les funérailles ont eu lieu, tous ses amis et proches collaborateurs venus saluer le départ d’un être exceptionnel, libre et indépendant, supérieurement doué…
Avec un sens de l’humour qui la plaçait au-dessus de tout…
Ma tante Elise était là bien sûr, sa sœur et ma marraine, ainsi que mon oncle, mon père de substitution, à défaut de vrai père.
Je perds plus qu’une mère, mon mentor, mon amie, ma complice, ma confidente.
Toujours proches, même si un océan nous séparait.
Complicité ?
Ces trois mois d’agonie sans me prévenir, pas plus qu’elle n’a prévenu sa propre sœur.
Quelle pire trahison peut-on infliger à un être proche ?
Et ma vie entièrement bâtie sur un incroyable mensonge !
Je ne dors plus depuis une semaine, je suis en arrêt maladie, le cours du marché international du lithium va se passer de moi quelques temps.
Enfermée dans un hôtel anonyme, je pleure du matin au soir.
Je pleure toutes mes larmes jamais versées, je pleure la mort de mon hamster, toutes mes éraflures, toutes mes chutes, tous mes chagrins d’enfance.
Je pleure sur mon amour de jeunesse perdu et trop vite oublié.
Je pleure toutes mes petites défaites et toutes les grandes.
Les vannes enfin ouvertes ne se referment plus.
21 septembre 2020, Hôtel Glauque
Je sombre, je tourne en boucle, souffrance, mensonge, deuil, chagrin, trahison, perte, tristesse, abandon, abandon, abandon…
Je n’en peux plus, je pars, je m’assèche, le flot ne tarit pas, je me noie.
Une pensée pour ma tante Elise.
25 septembre 2020, Montpellier, CHU La Peyronie
Je me réveille aux urgences, on me réhydrate avant de me transférer en psychiatrie.
Dépression, sévère.
On me propose des tranquillisants, une cure de repos à défaut du sommeil éternel.
J’accepte tout, je veux me tranquilliser, je veux me reposer, je veux oublier.
Internement très volontaire, soustraction à la vie.
Chienne de vie.
15 juin 2021, Montpellier, CHU La Colombière
Je viens de passer neuf mois en hôpital psychiatrique, neuf mois d’effacement !
J’ai dormi, j’ai gobé des tonnes de tranquillisants, je me suis reposée.
Les vannes se referment par intermittence.
L’angoisse passe d’état permanent à état inconstant.
Il m’arrive de sourire, peut-être un jour à rire ?
Tante Elise me veille, elle m’attend.
Maman me laisse un petit pécule, une maison avec jardin, dans ce jardin, un chien.
Son chien !
Soudain je me souviens et c’est ma première excursion hors de la sphère de mon nombril.
Loubard ! Est-il mort lui aussi ?
Ma tante l’a adopté, il est mal en point, perclus de rhumatismes et se nourrit à peine.
Il attend Marie.
Je fais le décompte, Loubard a dix ans et il était bien vaillant avant le drame.
Loubard n’est pas mort, Loubard est vivant !
Je demande à le voir, Elise le traine à l’hôpital, autorisation exceptionnelle pour situation exceptionnelle.
Ma sortie devient une obsession, je veux m’occuper de lui, pour lui, pour Marie, pour moi.
Je touche terre, je range mes idées, je devine le bout du tunnel.
Il est ma planche de salut, un chien ne triche pas, un chien ne ment pas.
J’obtiens mon autorisation de sortie, convalescente sous cachtons, mais libre.
13 juillet 2021, Grabels, Chez Elise et Marc
Je vis chez tante Elise, elle prend soin de moi, je veille sur Loubard.
Je le sors et me sors aussi, je le soigne et me soigne aussi, lui rend sa jeunesse et retrouve la mienne.
Et prend la décision de partir avec lui, en camping, dans la Creuse.
20 juillet 2021, Lac de Vassivière, Creuse, Camping de Broussas
Le camping n’est pas trop mon style et la rando encore moins, mais qui veut la fin veut les moyens.
Pour les besoins de ma recherche.
Loubard s’éclate et je retrouve, parfois, mon sens de la dérision.
Comment ai-je pu perdre pied à ce point ?
La mort des proches fait partie de la vie des vivants, c’est comme ça, il faut s’y préparer et l’accepter.
Et le mensonge est parfois salutaire, c’est comme ça, pas de quoi en faire un plat.
On se ressaisit et on va de l’avant, en s’occupant l’esprit !
Et mon esprit est entièrement occupé à cette unique pensée : retrouver trace de ma véritable mère.
Car ma mère de cœur, celle qui m’a élevée, choyée, adulée et formatée m’a trouvée dans la forêt.
Voilà ce qu’elle m’a raconté, TROUVEE dans la FORET !
Un conte à dormir debout digne de Charles Perrault, un Petit Poucet, mais sans ses petits cailloux.
Une enfant de six mois, abandonnée à elle-même, couverte de boue et ruisselante de larmes.
Et toi Marie, marcheuse solitaire, avait aussitôt pris la décision de ta vie : cette enfant négligée t’était destinée.
Comment peut-on laisser un bébé seul en forêt ?
Ta mère biologique ne te méritait pas.
Et toi en mal d’enfant, toi frappée de stérilité suite à une MST mal soignée, toi tu étais là.
La providence pour toutes les deux !
Dans une espèce de transe, tu avais mis ton sens de l’organisation sur pilote automatique et avais réalisé un transfert de maternité.
A vingt-six ans, tu étais bien jeune mais déjà bien établie matériellement.
Consultante en assurance bancaire, travaillant en distanciel, bien en avance sur ton temps, tu déménageais au gré de tes fantaisies, surtout dans la zone Asie du Sud-Ouest.
Tu étais une âme rebelle, une provocatrice.
Un esprit libre détaché de tout sentimentalisme.
Sans compagnon et sans intention d’en avoir.
Tu étais venue ici incognito, revenue en touriste pour un « Trip in France Profonde », pourquoi pas ? Creuse et la Haute-Vienne, tu ne pouvais pas trouver mieux.
Rando dans le labyrinthe des vallons. Des vallons avec des vaches et d’autres vallons avec des vaches, à perte de vue.
Faux certificat d’accouchement, faux certificat de naissance. La corruption est internationale.
Tu décidas toutefois de te stabiliser en France, près d’Elise et de Marc, pour m’offrir une assise et un embryon de famille.
Que le père soit inconnu n’étonna personne, sauf moi et encore, toi coutumière des amants de passage, passage le plus rapide possible.
Pas d’attache avec les mecs, ça ne crée que des galères…
C’était l’explication que tu me donnais plus tard, pas besoin de paternel, tu faisais fonction des deux et moi je ne manquais de rien. C’était vrai, comblée d’amour et d’aisance matérielle.
Au début, m’appris-tu, je pleurais beaucoup.
Tu m’avais consolée, choyée et je m’étais peu à peu calmée, assagie.
Trop sage parfois, comme si je perdais peu à peu de ma vivacité.
Une enfant un peu triste, souvent.
Mais ni les regrets ni les doutes n’étaient ton style et tu recouvrais tout risque de mauvaise conscience par la certitude de m’avoir soustraite à des parents maltraitants.
Tu redoublais d’affection, je tombais sous ton charme, peu à peu je t’adoptais et j’allais bientôt t’aduler.
Mais c’est d’une voix brisée que tu me fis ce récit.
L’approche de la mort t’avait ôté toutes certitudes.
La construction mentale que tu avais si bien élaborée volait aux éclats et tu te demandais ce qu’aurait été ma vie auprès de ma vraie mère.
C’est pourquoi tu me parlas.
C’est pourquoi tu m’indiquas l’endroit.
Mais ce lieu n’existait plus, enseveli sous trente mètres de fond, par le lac de Vassivière.
30 juillet 2021, camping de Broussas.
Loubard est en pleine forme, plus aucun rhumatisme, mais moi je suis percluse de douleur.
Le camping ça va bien quelques jours, mais je rêve d’un bon lit, sans compter qu’on se gèle, même en plein été et qu’il pleut tous les deux jours.
Les tentes Décathlon qui se déploient quand on les balance dans l’air, c’est parfait par temps sec, mais ça manque d’auvent. On sort la tête et c’est la douche assurée.
Mais j’adore être ici.
A défaut de me sentir bien, je me sens moins mal.
Je négocie la location d’un mini-chalet avec la gérante du camping, pour une durée indéterminée.
Face au lac.
Parfois, je vais faire un tour à la guinguette, en fin de journée. J’échange quelques mots avec la gérante, qui n’a rien à redire sur mon activité bien simplette, faire et refaire le tour du lac, avec mon chien.
Elle se nomme Claire, on a eu une affinité immédiate, implicite, au-delà des mots.
Je m’immerge pour les besoins de mon enquête.
Mais je ne pose aucune question, j’ai trop peur des réponses.
J’aurais pu foncer sur la toile, retrouver les journaux de l’époque, évoquant la disparition d’un bébé d’environ six mois, en août 1991, mais quelque chose en moi s’y oppose…
J’ai peur de la page blanche, que ma disparition soit passée inaperçue.
Mes parents m’avaient-ils cherchée ?
Sûrement, mais peut-être que non et cette éventualité me terrifie.
Spectre de l’abandon, idée encore impossible à affronter, trop tôt pour moi, encore trop fragîle.
Trop peur que la première version de Marie ne soit confirmée, enfant non désirée, non aimée, délaissée, abandonnée, bon débarras…
La version Petit Poucet dans toute sa cruauté.
Trop peur d’apprendre qu’aucune recherche n’a été menée.
Je me sens très instable.
Parfois ça va, je me sens même euphorique mais j’ai encore beaucoup de crises d’angoisse, surtout la nuit.
J’ai l’impression que je ne m’en sortirai jamais, que je suis condamnée à vivre avec cette peur, qui peut m’étreindre à tous moments, même sous tranquillisant.
Il faut que j’apprenne à vivre avec cette fatalité.
13 août 2021, Camping de Broussas
Je vais mieux, j’ai fêté l’anniversaire de Loubard à la Guinguette, ou plutôt le jour de son adoption, il y a dix ans. J’avais vingt ans, j’avais accompagné maman à la SPA et on l’avait choisi ensemble.
Un sacré numéro qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs au début, hyper dominant, super désobéissant, mais qui s’était avéré être un fameux compagnon de route.
Et qui l’est toujours.
Et à travers lui, je sens une part de maman, la meilleure peut-être.
Claire, la gérante, s’est jointe à notre tête à tête et a payé la tournée à ses amis.
Je me sens mieux, aujourd’hui j’ai ri, cette soirée était bien sympa.
16 août 2021, Camping de Broussas
Peu à peu, au fil de mes randonnées et de mes dialogues sans mot avec Loubard, je me rends compte que ma mère était vraiment frappée-dingue pour avoir agi de la sorte.
Que le modèle de vie qu’elle a distillée dans mes veines ne peut être qu’erroné.
Elle-même s’en était aperçu à l’orée de sa vie.
Ma mère-courage élevant seule son enfant, ma mère-guerrière contre le monde entier, luttant sans relâche contre le patriarcat. Sans une pause, toujours sur le pied de guerre.
Conspuant sans relâche les injustices faites aux plus faibles, mais jouant le jeu des plus forts, dans ce monde de requins, soit requin toi-même et danse avec les loups, si tu ne veux pas qu’ils te dévorent…
Ma mère-louve et sa logique avait sûrement tout faux, en tout cas dans sa stratégie d’approche du monde : tête baissée contre l’adversité, on fonce et on se moque de ses propres blessures.
17 août 2021, Camping de Broussas
De plus en plus, je me dis qu’il est temps d’affronter mes démons, non plus avec un fer de lance mais d’apprendre à ployer face à l’adversité, plutôt que d’être terrassée.
Accepter mes faiblesses en mon sein.
Le Petit Poucet veut retrouver son chemin, le chêne redevenir roseau.
20 août 2021, Camping de Broussas
Au fur à mesure du temps qui passe, j’oublie le pourquoi de ma présence ici.
Je me laisse envahir par la magie du lac.
J’y trouve une note insaisissable, qui me semble provenir d’une vie antérieure.
Quand le lac n’existait pas encore.
Ce lac est un lieu unique. Avec ses quarante-cinq kilomètres de rive, je ne peux en faire le tour en un seul jour.
Alors je fais des allers-retours ou je calcule mes étapes afin de partir ou de rentrer en bateau-navette.
Quelques plages sont aménagées, la route n’est pas loin mais la végétation foisonne, sans transition avec l’eau du lac.
J’évite la partie barrage et la plage d’Auphelle, plus aménagée.
J’adore la partie Nord-Est, plus sauvage. Un fois j’ai fait le tour en deux jours en bivouaquant près de Masgrangeas.
Je me laisse aussi séduire par la gentillesse des occupants de ses rives.
Une petite communauté active partage les ressources qu’offrent la saison touristique, ses campings et gîtes, ses balades en bateaux, ses restaurants, ses petits clubs de sport nautique.
Pas de magasins autour du lac, un atelier de poterie.
Pour des touristes amateurs de nature et pas trop regardant sur les conditions climatiques.
Au centre du lac, il y a une petite île avec sa boulangerie artisanale, qui vend des tartines salées délicieuses. Un parcours artistique, trop bien…
Cette île a même hébergé dans sa baie, pendant plusieurs années un sous-marin russe.
Il a depuis peu disparu, je ne sais comment, coulé ou retourné en Russie.
Son ambiance amazonienne avec ses arbres pied dans l’eau, sa forêt danse où le vert est roi.
Sensation unique de faire le tour d’une île placée au centre d’un lac, dont on aperçoit les berges au loin !
Une île qui n’est en fait qu’une colline rescapée de l’engloutissement.
Et puis, il y a surtout la guinguette de Broussas, en gestion associative, avec Claire à la barre, entre autres, où se réunissent touristes locaux et les potes marginaux alternatifs de Claire.
Un petit groupe hétérogène avec ses leaders et ses tire-au-flanc, ses grandes gueules et ses grands timides.
Un microcosme de l’espèce humaine, mais en plus chevelus.
Coté idéologie la tendance est à gauche, voire à l’extrême, mais beaucoup sont apolitiques ou écologistes, c’est tout comme il paraît. N’être ni à droite, ni à gauche ni au centre ça ne sert à rien, ça fait pas pencher les statistiques.
Beaucoup de discussions sociétales, le vaccin oui-non plutôt non-non, le pass sanitaire, c’est quoi ce truc ? Nouvelle-Aquitaine, c’est quoi ce nom ?
Le barrage, le gigantisme des projets nationaux, son gaspillage d’énergie, au lieu de voir local.
Je pense à ma mère qui aurait sûrement ri de me voir philosopher avec cette bande de marginaux et les aurait traités de réfractaires à tout, de contestataires inconscients des réalités, qui n’aurait pas cherché à connaître le bienfondé de leurs arguments.
Ma mère aurait vu dans cette bande une masse informe homogène et caricaturale. De dangereux irresponsables ou de doux rêveurs. Mais ils ne sont rien de cela.
Certains tirent un peu trop sur le bambou, certes, mais pas tous, certains ont des dreads-locks mais pas tous.
Certains enfants sont déscolarisés mais pas tous, certains glandent, mais la plupart travaillent dur, surtout pour gagner des clopinettes, dans le soin à la personne ou le soin à la terre.
Et si certains touchent des compléments RSA, on peut dire que c’est une prime de bonne conduite pour respect au vivant.
Ils ont en commun d’être venus dans ce bled où on se caille et où il pleut tout le temps, mais où l’on réapprend à prendre son temps.
Les potes de Claire ont un autre point commun, ils aiment bien mon chien.
Loubard n’est pas que toléré, il est invité, il a même le droit d’aboyer s’il est dépassé par un surplus d’émotions. On lui manifeste de l’intérêt, de l’affection même et l’on remarque avec subtilité ses traits particuliers de personnalité.
Ici c’est bien un autre monde.
23 août 2021, Camping de Broussas
Peu à peu, je sympathise avec Claire. Une familiarité implicite, malgré nos styles différents.
Parfois, je sens un étonnement dans les yeux de ses potes, mon look BCBG sûrement.
Et je fais parfois de l’effet à certaines personnes observatrices.
Je ne suis pas spécialement belle. Plutôt jolie, mais les mecs ne se retournent pas sur mon passage.
C’est dû à mes robes légèrement au-dessous du genou, mais surtout à mon gout pour la discrétion. Je passe inaperçue, sauf pour les gens sensibles au regard.
Mes yeux ont une caractéristique assez particulière, généralement gris clair, ils ont un léger aspect cristallin. Comme Pierre de Lune
C’est cet aspect, que certaines personnes observatrices remarquent.
En plus, leur teinte se modifie en fonction de mon humeur.
Triste, mes yeux virent au brun foncé, presque noir et en cas de grande joie, ils peuvent virer au vert- clair, tout en passant par une gamme de nuances intermédiaires.
Au fil de quelques soirées apéro du soir-espoir, j’apprends à les connaitre. Claire s’étonne de mon métier dans la finance et mon look Décathlon mais ne me juge pas, il faut de tout pour faire un monde.
Je me sens acceptée.
Il faut dire que dans ce trou paumé, les touristes qui restent plus de quinze jours sont plutôt rares et ma présence depuis juillet doit me rendre digne d’intérêt à leurs yeux.
Ils ne sont pas intrusifs, respectent ma timidité.
Je reste souvent auprès d’eux, à les écouter sans participer, parfois perdue dans mes pensées. Ils acceptent ma présence silencieuse à leurs côtés.
Leur contact me fait du bien.
25 août 2021, Camping de Broussas
Il fait de plus en plus froid, je porte un blouson même en pleine journée, les derniers campeurs ont fait la malle, il ne reste plus que les camping-caristes et un autre occupant, dans un mini-chalet comme moi.
On se salue de loin, sans plus, il préserve sa solitude, je ne pouvais trouver meilleur voisin.
J’adore cette ambiance de fin du monde, l’espace qui se vide peu à peu et me laisse à ma rêverie, un charme fou.
J’ai la sensation de ne plus appartenir au mouvement du monde, de rester figée dans un lieu désertifié qui attend d’être rendu à sa solitude pour enfin revivre.
Quant à l’humidité ambiante, j’adore.
J’ai dû être batracienne dans une autre vie.
Mes cheveux frisent, ma peau retrouve son élasticité et moi ma vigueur.
Mes yeux oscillent entre brun et vert foncé.
Solange, la gérante du camping, m’a prêté deux couvertures de plus et me fait un prix.
Je pense avoir gagné celui de la touriste la plus résistante aux conditions environnementales.
Elle a maintenant du temps pour discuter avec moi, elle fait partie des enfants du pays, elle a connu jeune son village immergé, m’a conté le drame pour sa famille lorsqu’il avait fallu évacuer la maison ancestrale, l’abandon des sépultures familiales, son grand-père qu’on a dû évacuer de force et qui hurlait en patois qu’un jour il ferait péter le barrage à la dynamite. Ancien résistant, c’est pas EDF qui allait lui faire peur. Huit villages noyés.
Ça me rappelle un film franco-italien qui m’avait beaucoup touchée, sur l’engloutissement d’un village entier, macro-projet pour macro-catastrophe à la fin. Sous fond de thème cher à Cassandre, basé sur une histoire vraie, survenue en 1963 dans le nord de l’Italie, l’année de naissance de Marie.
Je recherche le nom du film dans ma mémoire, ah oui, facile : « La folie des hommes ».
Je relis mon journal, bientôt l’anniversaire du départ de maman.
Une révolution.
Je vais presque bien, je me sens bien ici, je me sens chez moi, je suis chez moi.
Je vais rester.
27 août 2021, Camping de Broussas
J’ai diminué ma dose d’antidépresseurs et je ne touche plus au Xanax.
Quand une bouffée d’angoisse me surprend, me prend, j’avale un grand bol d’air et j’attends qu’elle passe, qu’elle reparte toute seule, comme elle est venue.
Je la vis maintenant comme une bouffée envahissante, qui vient de moi, mais qui n’est pas moi.
Elle revient de moins en moins souvent et quand elle revient, j’accepte qu’elle me traverse, je respire, j’attends son départ.
Je vis entre deux eaux, je flotte entre rêve et réalité.
La réalité, ce serait reprendre ma recherche, mais il est encore trop tôt, j’attends que ma pensée s’éclaircisse d’elle-même. Je ne force pas. L’action viendra en son temps.
Suis en état de suspension.
Je marche avec Loubard.
28 août 2021, Camping de Broussas
J’ai écrit un poème, je l’appelle « Nage coulée ».
Et dans ce monde noir, on trouve le repos
Car il n’est plus besoin de devoir espérer
Non, il n’est plus la peine de maintenir en vain
Un esprit tourmenté sur un corps épuisé.
L’Etre s’enfonce enfin sous l’effet de son poids
La lutte est terminée car l’on a accepté
De se livrer au flot qui va nous emporter.
C’est alors que survient cette légèreté
Qu’on avait oublié et qui nous fait flotter
Entre deux eaux d’abord, puis vers la remontée
Une force en dessous nous mène vers l’issue
Prend nos membres engourdis et les pousse à nager
Sans qu’on ait plus recours à notre volonté.
Dans une autre vie, j’ai dû être poète.
30 août 2021, Camping de Broussas
Y-a-t ’il une justice pour les justes en ce bas monde ?
2 septembre 2021, Camping de Broussas
Le camping va bientôt fermer. Je cherche une location à Broussas.
Je veux voir le lac à chacun de mes réveils.
Je me suis mise au footing, ça réchauffe gratis.
J’ai envoyé ma lettre de démission.
Je ne retournerai pas à New York pour évaluer les cours internationaux du lithium, ni d’aucun autre produit à forte valeur ajoutée.
Une seule valeur me passionne, la mienne.
Ma tante Elise approuve ma décision.
Elle projette de venir me voir.
15 septembre 2021, Gîte à Broussas
J’ai trouvé ma maison. Claire m’a proposé l’hospitalité à Royère, mais je préfère mon indépendance et mon lac.
C’est Solange qui m’a aidée à trouver ma maison de rêve, son cousin me la loue pour une somme modique.
Ici je n’ai rien, quelques fringue et des livres. J’aime ce dénuement.
C’est un petit gîte qui se loue en été et reste vacant le reste du temps, il est face au lac.
Il y a même un jardin et j’envisage de faire un potager, rien d’original dans le coin, conseils et purin d’orties assurés.
Plus personne ne vient, les berges désertées reviennent à la forêt.
Loubard prend ses aises, il est partout chez lui, va se balader seul, redécouvre sa sauvagerie.
Le niveau a baissé, après la saison touristique, les prélèvements sont plus intenses, pour raison énergétique et il faut aussi vider le lac pour accueillir les pluies d’automne.
Parfois le lac se vide tout seul, sécheresse. Il paraît que dans certains lacs, en Italie, les clochers refont surface.
Les bateaux-navette ne sont plus en service, mais Solange me prête une petite barque.
La guinguette a fermé, parfois Claire accompagne nos virées.
La plupart des saisonniers sont partis, mais un petit groupe vit à l’année en périphérie du lac. Je suis invitée chez les uns chez les autres et le samedi je me rends sur le marché d’Eymoutiers, charmant bourg situé à vingt kilomètres à l’Ouest.
Va savoir pourquoi, ses habitants s’appellent les Pelauds.
Gens du cru côtoient touristes et implantés, Baba cool, hippies de 70, baba-cool de 80 et Rastas nouvelle génération. Gens parfois venus de pays lointains, Norvège, Chili.
Fruits et légumes, truites fumées, steel-drum, maroquinerie artisanale, objets en bois, guinguette-combi…
Et surtout blablabla autour des étals.
C’est Radio Vassivière, mais sans besoin des ondes.
5 octobre 2021, Gîte de Broussas
Je vais bien, très bien, mes yeux-baromètre ne plongent plus dans le sombre, ils émergent en zone gris, gris-vert, vert clair, parfois.
J’ai totalement arrêté les anti-dépresseurs. Mes angoisses nocturnes se font rares, très rares, je dors bien. Je me marre, souvent.
J’envisage de reprendre mon enquête, glaner des informations.
Raconter mon histoire à Claire, quand je trouverai le bon moment.
Ma tante Elise arrive ce soir, je lui parlerai à elle aussi, elle m’aidera.
6 octobre 2021, gîte de Broussas
Elise m’a entourée de ses bras, de sa chaleur et c’est elle qui m’a raconté mon histoire.
Je suis née Ambre, de Viviane et de Jonathan.
Et Claire est ma jeune sœur.
Viviane avait dix-sept ans lorsqu’elle sentit un être se mouvoir en elle.
Trop jeune pour s’inquiéter d’un quelconque retard, trop tard pour interrompre la grossesse.
Bien trop jeune pour être enceinte et vivre d’abnégation.
Le père, bien trop à l’Ouest pour assumer quoi que ce soit.
La grossesse s’était déroulée dans le déni le plus total, l’accouchement dans la douleur la plus intense.
Mais lorsqu’elle avait rencontré son bébé, Viviane était devenue mère, une mère c’est tout, une mère entière.
Une mère et sa fille, une mère tigresse, prête à tout pour préserver son enfant.
Ambre. Une enfant poupée, collée à son sein, à son ventre, à son dos, partout où elle allait, une poupée adorée, à défaut d’avoir été souhaitée.
Jonathan les suivait de loin, exclu de la fusion et bien content de l’être, les tours de mobylette avec les potes, c’était bien plus marrant.
Mais le drame était survenu.
Au cours d’une balade, Ambre, alors âgée de six mois s’était endormie dans les bras de sa mère. Viviane s’était allongée, la protégeant de ses bras et s’était assoupie un instant.
Mais l’instant s’était mué en profond sommeil, épuisée qu’elle était par des mois de nuits entrecoupées.
A son réveil, ses bras étaient vides, sa petite, qui depuis peu savait ramper, s’était évaporée.
Elle avait appelé, hurlé, cherché, ameuté.
Ambre avait disparue.
La zone avait été quadrillée, des équipes se relayaient jours et nuits, puis seulement de jour, lorsque tout espoir de la retrouver vivante s’était évanoui.
Ambre avait dû ramper et tomber dans un dénivelé, mais rien n’expliquait l’absence totale d’indice, dans un périmètre sans cesse élargi pour les recherches.
Puis, les équipes s’étaient dissoutes, mais Viviane avait continué sa quête, un bout de robe verte, un morceau de collier. Rien, aucune trace.
L’affaire avait fait la une des journaux locaux, pendant quelques mois, puis Ambre alla rejoindre le bataillon des enfants disparus, comme il y en tant chaque année. Missing…
Une enquête sociale avait été menée, maltraitance par négligence ? Non rien de cela, négligence par épuisement.
Le lac avait lentement envahi la vallée, mais Viviane avait poursuivi sa recherche, tous les jours, en plongée.
Immersion, l’eau du lac buvait ses larmes.
Mois après mois, elle continua, parfois accompagnée de Jonathan.
Il avait beaucoup mûri ces derniers temps.
La communauté tout entière, paysans de souche et implantés, adhérait à leur quête, dans le plus profond respect.
Une union sacrée se forma autour des jeunes parents, les gens du cru cessèrent un temps de râler contre les chevelus irresponsables, qui cessèrent à leur tour de les traiter de vieux cons.
Puisqu’elle allait au-dessous, on demanda à Viviane de rapporter des photos des villages noyés.
Et ce qui fut au départ un prétexte pour aider la jeune femme à tenir la tête hors de l’eau devint presque une nécessité pour les villageois, chacun voulait revoir les lieux de sa jeunesse engloutie.
Les photos devinrent une vraie thérapie pour accepter la perte du passé.
Mais jamais elle ne retrouva un seul indice concernant sa fillette.
Cinq ans plus tard, naquit Claire.
Les plongées s’espacèrent, Viviane et Jonathan veillèrent sur leur seconde petite fille.
La vie repris ses droits.
Lorsque j’étais réapparue, trente ans plus tard, Claire avait immédiatement deviné.
D’instinct.
Et aussi à mes yeux, ceux de Viviane, sa mère.
C’était dès mon arrivée, mi-juillet.
Viviane et Jonathan étaient en Grèce.
Partis en vacances quelques jours à peine avant mon arrivée à Vassivière.
Mais Claire pouvait se tromper.
Elle me questionna discrètement sur ma famille et appris l’existence de ma tante, vivant dans le Sud.
Elle n’eut pas de peine à retrouver Elise, qui confirma son intuition.
Elise n’avait assisté ni à la grossesse, ni à l’accouchement.
Sa sœur était réapparue un jour, après plusieurs années d’absence à l’étranger, une fillette de huit mois dans les bras.
Marie était en rupture avec sa famille, dès sa majorité elle était partie à l’autre bout du monde, le plus loin possible de ses parents, « pauvres tarés » comme elle disait et n’était même pas revenue pour assister à leur funérailles.
Elle ne gardait de lien qu’avec elle, sa jeune sœur, mais ne lui envoyait que de rares nouvelles. Pour l’informer brièvement que tout allait bien, sans donner de détail sur ses activités et encore moins sur sa vie privée.
Que Marie revienne s’installer en France, mère-célibataire d’une fillette de quelques mois n’avait pas étonné Elise.
Avec une extrême prudence, Claire avait contacté ses parents, exposé les faits et avait évoqué la possibilité que Léa soit leur Ambre.
Ils étaient rentrés en urgence, mais mon psychiatre, consulté par Elise, leur avait déconseillé de m’exposer à un nouveau choc émotionnel, même s’il s’agissait d’un triple happy-end.
J’ébauchais une fragile reconstruction et il eut été dangereux d’interférer à ce moment-là, au risque de provoquer une régression, retardant, au lieu de l’accélérer, ma guérison.
Une éducation basée sur un volontarisme excessif et l’étouffement des émotions, alliée à un mensonge d’envergure avait créé un cocktail détonnant, qui aurait dévasté n’importe qui.
Mais la gravité de ma dépression avait révélé une faille profonde de ma personnalité.
A six mois, j’avais dû renoncer à ma mère-fusionnelle, trop fusionnelle. Et ce travail de renoncement avait été bien trop précoce pour mon psychisme de bébé.
L’édifice, qui reposait sur du sable mouvant, avait récemment volé en éclat.
Si j’avais gardé le secret de Marie pour moi, ne le révélant ni à mes proches ni à mes thérapeutes, c’est que je ne pouvais encore accepter la réalité. Et que dans ces circonstances, je ne parvenais pas à faire le deuil de ma mère, qui n’en était pas une.
Il me fallait d’abord faire ce deuil, avant de pouvoir accueillir une famille entière.
Moi seule pouvait cheminer vers cette acceptation.
Léa avait besoin de temps avant de redevenir Ambre.
Il fallait patienter.
Le feu vert serait donné lorsque je commencerai à trouver un équilibre entre mes phases d’effort intense et mes phases prolongées d’abattement.
En bref, je serai prête, lorsque j’arrêterai de tourner comme une dératée autour de ce foutu lac et que je cesserais de m’enfermer à double tour, sans mettre le nez dehors pendant plusieurs jours.
Et tandis que je tournais inlassablement autour de mon lac, avec mon chien, la communauté entière assistait à mes interminables tournoiements. Enfin bref, la honte !
Et autour de mon esseulement-chagrin se tissa une toile humaine où chacun de mes gestes était discrètement observé.
Chaque évènement était habilement orchestré pour me guider vers les retrouvailles.
Chacun avait hâte, je devins la série de l’été, saison deux, record d’audience locale.
L’enfant perdu, le retour. Trente ans plus tard, on prend les mêmes et on recommence.
Aux premières loges, Claire et sa ginguette, Solange et son cousin qui m’offrirent chalet et gîte, mais aussi tous les figurants éphémères qui participèrent au feuilleton de l’année.
Viviane et Jonathan restèrent dans l’ombre jusqu’à la fin, tandis qu’Elise piaffait d’impatience, attendant le moment propice pour nous rejoindre.
Personne, je crois, ne fut autant observé que moi au cours de cet été, pas même un nouveau-né.
Mes proches eurent souhaité un déroulement plus discret, d’autant plus que je pouvais être blessée lorsque je découvrirais le pot aux roses.
Mais la campagne est la campagne, avantages et inconvénients.
Le nouveau venu ne connaît personne, mais tout le monde le connait. Si tu veux de l’anonymat, retourne dans ta ville.
Vint le moment où ma marche forcenée se changea en balade et où mes phases d’enfermement se firent plus brèves.
Le feu vert fut donné.
Chacun imaginait un final à la hauteur de ses illusions.
Et l’évocation de l’heureux dénouement tirait des larmes aux âmes les plus endurcies.
7 octobre 2021, Gîte de Broussas
Il n’y a pas eu d’effusion.
Nous étions bien trop gênées.
Simplement des joues qui s’empourprent, des yeux qui verdissent, vert tendre.
Nous nous sommes assises autour d’un verre et nous avons bavardé, comme si nous avions la vie devant nous.
Ce qui n’était pas faux.
FIN
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