Le piège se referme
Ce matin-là, j’arrive la première à l’étage du Service Administratif de la société qui m’emploie depuis presque vingt ans. Le silence et l’obscurité plongent les bureaux dans une atmosphère de film d’espionnage. Je crois un instant m’être trompée d’heure, comme au passage à l’heure d’hiver. Ensuite je me souviens que le Directeur organise un séminaire pour présenter la stratégie à ceux qui comptent. Les exclus ne sont donc pas enclins à un quelconque zèle sur une arrivée matinale. Je suis la plus zélée des exclus.
J’allume le couloir principal et j’entre comme chaque matin dans la salle courrier, ainsi surnommée à cause des casiers nominatifs qui contiennent les enveloppes, fax, lettres, magazines et tous les autres plis nous étant destinés. Je prends mon courrier et je me dirige vers mon bureau. Je le partage avec Sandrine, en vacances, et Laurent, en séminaire. Je ne suis pas fâchée de me retrouver seule, sans leurs regards inquisiteurs et leurs oreilles avides.
Un tract syndical cache une enveloppe grise sur laquelle est posée une étiquette d’écolier avec le nom de mon service écrit à l’ordinateur. Aucune mention au verso. Pourquoi se compliquer la tâche en imprimant ce type d’étiquette ? C’est plus rapide d’écrire à la main ou d’utiliser des formats standards ! Je suis intriguée parce que nous recevons finalement des courriers reconnaissables, sous enveloppe de la société, ou de fournisseurs extérieurs, ou des notes de service, ou des tracts, mais celui-ci ne ressemble à aucun autre, ni par sa couleur, ni par sa sobriété, ni par son montage. Je m’ennuie tant dans ce service que cette enveloppe inattendue se présente comme le petit événement de la journée. Après avoir suspendu ma veste au porte-manteau, je m’assieds en arrière sur ma chaise avec déjà un sourire de contentement.
J’ouvre soigneusement l’enveloppe à l’aide d’un coupe-papier. Une page blanche pliée en quatre s’y trouve. Un parfum de tabac parvient à mes narines sensibles. Je fais un peu la moue. J’étale la feuille dans une grande stupéfaction. Des lettres découpées dans des journaux sont collées, exactement comme dans un film ! Une lettre anonyme !
CHER MONSIEUR ROUDAUT
POUR GARDER VOTRE POSTE DEPOSEZ TOUS LES MATINS VINGT EUROS À LA PAGE W DU DICTIONNAIRE.
NE PREVENEZ PERSONNE.
Je relis la lettre trois fois. Monsieur Roudaut, c’est mon chef, ou plutôt le chef de ma chef. Je le déteste. Comme il se croit très intelligent, il se permet d’être humiliant. En plus il sent très fort, son haleine est chargée des miasmes de ses sinus encombrés, le jus de ses aisselles se déverse de jour en jour dans la flaque de coton du lundi, et ses cheveux jaunes, gris et gras emprisonnent les volutes du tabac brut qu’il roule à longueur de journée. Il est laid. D’habitude, pour moi l’apparence ne compte pas, mais la sienne est le reflet de sa malveillance. Nous sommes plusieurs à souhaiter son départ, même s’il faut l’aider en haut d’un escalier…
Immédiatement séduite par l’idée de la lettre, je prévois d’arriver très tôt dès le lendemain matin afin d’être la première à dénicher le billet dans le dictionnaire, mais je crains alors d’être vite démasquée. En rentrant chez moi le midi, je réalise un petit montage. À mon tour, je découpe quelques lettres grasses et majuscules dans mes vieux journaux, et j’ajoute à la phrase principale de la lettre, ET VINGT EUROS À LA PAGE Y.
Je suis satisfaite de ma machination. Mon salaire est resté maigre malgré mon ancienneté et bien sûr à cause de Monsieur Roudaut. Ces primes quotidiennes inespérées me font déjà rêver.
Dès mon retour l’après-midi, je glisse la nouvelle lettre dans une enveloppe ordinaire sans rien inscrire dessus. Je la dépose tout simplement dans le casier de Monsieur Roudaut. Comme il habite à deux pas, il lui arrive souvent de passer au bureau en soirée après une absence. Je n’ai pas l’intention de l’attendre, l’heure de la sortie est sacrée, mais je suis impatiente d’ouvrir demain le dictionnaire.
Après une nuit un peu agitée, c’est en fredonnant que je quitte mon appartement. Dehors, le ciel me semble moins nuageux, et les vitrines plus colorées. J’ai l’impression de partir en vacances. Je m’oblige à me calmer et à pencher la tête d’un air las en franchissant les portes de mon entreprise. Si mon attitude est soudain différente, je vais attirer les regards et les soupçons. Gardons la bonne humeur au-dehors !
En milieu de matinée, pendant la pause des fumeurs, je m’éclipse dans la salle courrier où un vieux dictionnaire, remplacé par des versions informatiques, dort dans un tiroir poussiéreux. Lettre Y… vingt euros ! Lettre W… vingt euros ! Je laisse ce second billet au premier arnaqueur… Attention, je suis quelqu’un d’honnête, quand même !
La semaine ainsi s'achève et mes billets m'attendent chaque jour, alors que personne ne semble s'intéresser à la page W… Il est trop tôt pour parler de suspects, mais Sandrine n'est pas encore rentrée de vacances... C'est vrai qu'il y a aussi au moins deux collègues en arrêt maladie, sans parler de ceux des autres étages, du personnel de ménage, du concierge, du vigile... Ce qui m'étonne, c'est que Monsieur Roudaut continue à débourser autant d'euros comme si de rien n'était. Mais à qui pourrait-il se confier, lui qui est dénigré par tous ?
J'ai acheté la paire d'escarpins rouges si élégants que j'ai assortis à un sac en cuir de la même couleur, et à mon rouge à lèvres. C'est la fin du printemps, il fait déjà tiède et je porte des robes plus courtes. Je guette les vitrines pour admirer ma silhouette. Celle de la pharmacie est en partie formée d'un pan de miroir. Je ne suis plus la même. Mes cheveux brillent et dansent, mon sourire est lumineux. Mes collègues me font remarquer que je suis plus coquette, plus gaie. Ils m'invitent volontiers à leur table le midi, ou m'offrent des cafés. Je suis intégrée et même le travail me semble plus intéressant. J'ai presque oublié Monsieur Roudaut.
Presque. Justement, il a besoin de mes souvenirs sur un dossier de réclamation. Je le suis dans son bureau. Lui, il s'assied mais il n'hésite pas à me laisser debout. Je domine la situation, son plan de travail peu chargé, son parapheur étalé, son stylo-plume dépouillé de capuchon, un paquet de cigarettes. Le téléphone sonne. Il prend son temps, adopte un ton condescendant, complimente… Sans doute un client important ! Il doit noter un renseignement, il ouvre son tiroir, il fouille. Je vois sa main trapue et ses ongles sales fureter entre quelques trombones, des ciseaux, un carnet jauni, et une planche à peine entamée d'étiquettes. J'ai déjà vu ces étiquettes d'un autre âge, enduites d’une pellicule de colle, aux lignes bleu foncé en pointillés, qui me rappellent mes années d'école. Je les observe en creusant ma mémoire. La lettre anonyme ! Ma bouche estomaquée s'entrouvre, mes yeux vacillent et nos regards se croisent. Je sens un immense vide m'envahir, comme si je perdais tout mon sang, je m'appuie sur l'angle d'une commode, proche de l'évanouissement. J'entends « Avec grand plaisir ! Excellente fin de journée ! ». Le téléphone encore en main, le regard dur de Monsieur Roudaut m'examine des pieds à la tête, comme s'il cherchait une faille pour pénétrer dans mon corps, dans ma tête, dans mon cerveau.
Nous n'abordons pas la question des billets dans le dictionnaire, mais il comprend, j'en suis sûre, que je gère la page Y. Il me dit qu'on travaillera sur la réclamation du client une autre fois, il a un rendez-vous et le coup de téléphone l'a retardé.
Une semaine plus tard, je reçois une lettre recommandée qui me convoque au commissariat. Je fais l'objet d'une plainte. Je suis tombée dans la nasse. Je comprends un peu tard le stratagème machiavélique de Roudaut. Il a lui-même écrit la lettre anonyme et l’a déposée dans mon casier pour que j’en prenne connaissance. Il voulait me faire croire à une erreur de destinataire, et m’inciter à voler les billets. Il observe et analyse mes réactions depuis le début avec la complicité de la police qu’il a mise au courant. Je le déteste. Je me déteste. Ma naïveté coupable me coûte mon emploi, le remboursement des sommes, un dédommagement supplémentaire et une belle amende. Et surtout, un immense vêtement rouge de honte qui m’enveloppe, m’emprisonne et m’isole à nouveau. Je deviens une vraie voleuse pour survivre.
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