Chapitre 1 : Le couronnement
La lourde porte de la Salle des Morts se referme derrière la toute jeune fille. Là repose son père à côté de sa mère. Elle fait encore quelques pas, seule, dans le corridor. Puis s'arrête.
Elle a douze ans. Demain, elle sera reine. Reine d'un peuple triple, une partie vivant en surface, l'autre, sous la mer, la troisième, dans les airs. Selon la coutume, le souverain - ou la souveraine - a toujours été un membre de la surface. Mais le Conseil se compose à parts égales de réprésentants de la Mer, de la Terre et de l'Air.
Sa longue chevelure sombre retombe sur ses épaules. C'est la dernière fois qu'elle porte ainsi ses cheveux, libres, aux yeux des siens. Elle n'est pas encore très grande pour son âge, et paraît bien fragile dans son lourd vêtement de deuil. A son front, une simple petite couronne de diamants blancs, preuve de son rang royal.
Elle s'arrête alors qu'il lui reste encore quelques pas à faire dans le corridor. Elle s'est longtemps recueillie, seule, sur le cercueil de son père. Elle s'est aussi agenouillée auprès de celui de sa mère. Tant qu'elle demeure, ici, dans la Salle des Morts, elle est encore une simple princesse, une petite fille. Mais quand elle franchira la porte du long couloir, éclairé de grandes torches, où seuls les prêtres et les membres de la famille royale peuvent entrer, elle ne sera plus Kaïra. Elle sera déjà Altesse, Majesté.
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Dès le matin, on la prépare. Elles sont quatre. Quatre suivantes à l'entourer, à la baigner, puis elles commencent à la revêtir des vêtements du sacre. Ceux qu'elle ne portera qu'une seule fois dans sa vie. On lui présente d'abord un pantalon, puis une fine tunique si légère et si douce qu'elle a le sentiment de ne rien porter encore sur elle. La tunique lui tombe à mi-cuisses, mais l'une des suivantes lui noue rapidement une ceinture de même facture autour de la taille, pour la lui plaquer plus près du corps. Une autre lui présente un pantalon, de même matière. Puis c'est une lourde robe, jaune, bleu et rouge, dont les pans tombent sous ses bras comme si ces derniers devenaient des ailes d'insectes. Elle se demande si elle pourra seulement bouger avec cet habit. Elle comprend alors qu'elle sera liée au destin de son peuple comme les pans de la robe sont liés entre eux. Sur ses épaules, on place une longue cape, rouge, brodée d'or. Pendant ce temps, une autre suivante lui présente des chausses, puis de jolies bottes d'un cuir souple et agréable. Au moins, songe-t-elle, ses pieds seront à l'aise.
Enfin, deux de ses suivantes s'occupent de ses cheveux. Elles passent une heure à la coiffer, savamment. Sa longue et épaisse chevelure est divisée en trois parties, une plus volumineuse au milieu, qui lui tombe sur le dos et les reins, les deux autres sur les côtés. L'une des suivantes s'empare des cheveux du dos et les tresse. L'autre suivante réalise une savante coiffure avec ceux qui sont restés sur les côtés. Elle les natte, puis les enroule et les fixe sous la tresse principale. Dans les cheveux, que ce soit sur le côté ou dans le dos, ont été passés des fines lanières blanches qui se mêlent aux volutes. Elle se souvient de la coiffure de sa mère, alors qu'elle était encore toute petite. C'était la même.
- Majesté ?
- Oui, Nuka ?
- Pouvez-vous pencher un peu la tête, s'il vous plaît, vers l'avant, que je place votre voile.
La très travaillée chevelure est en effet recouverte d'un voile léger, blanc et transparent. La jeune suivante qui s'est occupée de sa tresse principale, Nijma, la fait retomber sur son dos et ses épaules. Kaïra est prête. Elle ne porte aucun bijou.
Elle descend la petite estrade, au milieu de son cabinet de toilette, sur laquelle on l'a préparée. Nuka s'approche de la porte, attend un mot de la princesse.
- Allons, souffle-t-elle, déjà émue.
Elle sort cependant de ses appartements avec fierté, d'un pas posé, mais assuré. Les deux gardes qui se trouvent à sa porte saluent en claquant les talons et en abaissant leur épée vers le sol à son passage. Ils ne reprendront leur position de veille qu'une fois qu'elle et ses quatre suivantes seront arrivées au bout du couloir où les attend le Premier Conseiller.
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- Majesté, s'incline-t-il respectueusement. Etes-vous prête ?
- Je le suis, Seigneur Van'dal.
Il fait un simple signe et plusieurs gardes viennent se placer de chaque côté de la future reine. Les suivantes s'écartent, elles n'ont pas à la suivre durant la cérémonie, mais devront se tenir prêtes pour son retour, dans quelques heures.
L'intérieur du palais lui semble calme, presque silencieux. Elle perçoit cependant une rumeur, provenant du dehors. Elle devine que tout son peuple est rassemblé sur l'immense place devant le palais, mais aussi dans le lac profond qui borde la place. Dans les airs, très certainement, seront présents ceux qui ne peuvent toucher le sol.
Lorsque leur petit groupe approche de ce qui est habituellement le hall d'entrée immense du palais, ne s'y trouvent que deux êtres que tout différencie. L'un possède de grandes et fines ailes dans le dos, si fines qu'on dirait qu'un souffle de vent peut les briser, et pourtant, elles peuvent résister aux plus violentes tempêtes. Très grand et élancé, ses yeux sont clairs et ses cheveux tout autant. Ses pieds ne reposent pas au sol et il plane à un mètre environ de celui-ci. A ses côtés se tient un être qui ressemble à un dauphin, au visage humain, mais dont les petites nageoires sont des bras et des mains raccourcis. Il "flotte" dans un grand récipient, sorte de large marmite, posée sur un support avec quatre roues. Deux humains sont chargés de l'aider à se déplacer. Hors de l'eau, il ne pourrait survivre plus de deux à trois minutes, et il effectue régulièrement de petites plongées pour s'immerger totalement.
- Majesté, nous vous saluons, s'incline l'être aérien en se penchant très souplement vers le sol.
- Bien à vous, Seigneur Lorrek.
- C'est un grand honneur pour moi d'être à vos côtés aujourd'hui, intervient la voix grave de l'être des eaux.
- Je vous salue de même, Seigneur Flumir.
La jeune princesse a répondu à leur salut avec un léger signe de tête.
- Votre peuple vous attend, reprend Lorrek de sa voix légère.
Le petit groupe s'engage alors à traverser l'entrée. Puis, sur un signe du Premier Conseiller, une sonnerie de cors, grave, se fait entendre.
- Les portes vont s'ouvrir pour une princesse et se refermeront sur une reine, dit Flumir.
Kaïra se tourne légèrement vers lui et lui sourit. Elle ne connaît pas encore très bien les trois Conseillers, mais sait qu'ils ont été désignés par leurs peuples respectifs pour l'assister, comme ils ont, hier, assisté son père.
Les portes du palais s'ouvrent lentement alors que les cors sonnent encore. Un grand silence accompagne les premiers pas du petit groupe qui s'arrête en haut des marches, descendant vers la grande place. Là, d'autres personnes attendent, dont une femme, grande, déjà âgée, mais au maintien très raide et très strict. Son visage est fermé, sévère. Mais ses yeux sont plein de bonté et d'attentions pour la future souveraine. Elle est la première à s'avancer et à saluer, d'une profonde révérence, la jeune fille.
- Mes hommages, Majesté.
- Je vous salue de même, Dame Hilayna, répond Kaïra.
Aux côtés d'Hilayna se tiennent un homme à la peau légèrement cuivrée et une femme à la peau noire. Tous deux sont vêtus d'un grand manteau blanc, à leur ceinture se trouve une longue épée. Ils sont les seuls, avec les gardes, à être autorisés à porter une arme en présence de la future reine et de ses conseillers. Tous deux s'avancent vers elle et la saluent avec un respect empreint d'une certaine lenteur. De ces deux personnes se dégagent une sagesse et un savoir peu communs.
- Majesté, nous avons été envoyés par le Grand Maître pour représenter l'Ordre des Gardiens des Origines. Voici Maîtresse Akama. Je suis Maître Olaf.
- Bienvenue à vous. Je serai heureuse de m'entretenir avec vous après la cérémonie.
- Nous sommes à votre service, Majesté, saluent-ils à l'unisson, en reculant pour reprendre leur place.
Derrière eux trois se trouvent quelques gardes et participants du protocole qui saluent à leur tour. Puis le petit groupe formé de Kaïra et des trois conseillers - plus les deux accompagnants de Flumir -, s'avancent jusqu'en haut des marches. Kaïra peut voir la foule rassemblée. Elle est impressionnée. Tous ces gens sont là pour elle, mais aussi pour eux-mêmes. Elle va devenir leur souveraine, celle qui va devoir prendre en main la destinée de leurs trois peuples. Depuis qu'elle est enfant, elle a été formée à cela, mais elle ne s'attendait pas à devoir endosser si vite ce rôle. Nul n'aurait pensé que son père aurait été terrassé par un mal que les plus grands médecins n'ont pu soigner. Un instant, cela lui fait peur.
Van'dal, le Premier Conseiller, s'avance un peu plus et prend la parole. Sa voix porte loin.
- Bienvenue à vous tous, Peuple de l'Eau, Peuple de l'Air, Peuple de la Terre. Notre roi Gondir nous a quittés. Mais sa fille, la princesse Kaïra, se présente aujourd'hui devant vous pour assurer la continuité de nos destins communs. Elle sera secondée par un représentant de chacun de vos peuples, ici présents. Les conseillers auront la charge de l'aider à prendre nombre de décisions concernant notre avenir, mais ils devront aussi, à intervalle régulier, rendre compte de leur travail et de leur mission devant chacun de leurs peuples. S'ils ne remplissent pas leur rôle, ils pourront être remplacés selon les lois en vigueur.
Le conseiller marque un temps de silence, que chacun ait bien conscience de son devoir envers tous, puis il reprend :
- Nous allons procéder maintenant à la cérémonie du sacre. La princesse Kaïra va prendre les engagements.
Kaïra, petite silhouette soudain fragile, s'avance. Dame Hilayna la fixe. L'enfant qu'elle a élevée depuis la mort de la reine Kehma va devenir reine. Elle l'écoute prononcer les engagements avec appréhension et fierté mêlées. La voix est celle d'une enfant de son âge, mais son ton est déjà ferme. Son maintien est droit. Hilayna frémit : la princesse est en train de devenir reine, et cela s'incarne véritablement sous ses yeux, sous les yeux de tout son peuple. "Elle sera une grande souveraine", songe-t-elle.
- ... et de vous, je serai redevable, termine la fillette.
- Longue vie à la reine !, lancent à l'unisson les trois conseillers.
- Longue vie à notre reine !
Le cri a fusé de tous les cœurs.
Le Seigneur Lorrek s'approche de la reine, suivi par une jeune fille qui porte la couronne, posée sur un coussin de velours sombre. C'est le tour du représentant du Peuple de l'Air de couronner un souverain du royaume.
**
Un grand banquet est donné à l'issue de la cérémonie. Plusieurs représentants des différents peuples sont présents, aux côtés des trois conseillers. Les deux Gardiens des Origines sont là également. Des plats issus de la gastronomie des trois peuples sont servis à tous. La jeune souveraine mange sans grand appétit, encore marquée par l'engagement qu'elle a pris. Maître Olaf est assis à sa droite et devine la tension qui habite la toute jeune fille. Il se penche un moment vers elle et lui dit :
- Majesté, ce jour est important pour vous, comme pour les trois entités de votre peuple. Soyez assurée que notre Ordre sera toujours présent à vos côtés, pour vous soutenir et vous aider.
- Merci, Maître Olaf. C'est une lourde charge qui pèse maintenant sur mes épaules.
- Vous y avez été préparée. Votre père était un grand roi. Vous avez sa sagesse.
Elle le regarde un peu étonnée. Elle, elle ne se sent pas vraiment "sage". Le regard du Gardien est empli de bonté. Ce regard la rassure, la réconforte. Certainement, le Gardien dit la vérité.
Lorsque le repas se termine, la jeune souveraine se retire dans la Salle du Conseil. Les trois premiers conseillers sont présents, ainsi que les deux Gardiens des Origines. Maîtresse Akama lui sourit avec bienveillance. Puis prend la parole.
- Majesté, Conseillers, dit-elle d'une voix un peu cérémonieuse, nous avons assisté à votre couronnement et rendrons compte à notre Grand Maître du déroulement de la cérémonie. Notre présence vous assure le soutien des nôtres pour les années à venir. Quelles que soient vos difficultés, nous serons à vos côtés, c'est notre rôle.
- Je vous remercie et vous demande de transmettre aussi mes remerciements au Grand Maître, répond la jeune reine.
Maître Olaf prend à son tour la parole :
- Messieurs, dit-il en s'adressant aux conseillers, je demande à ce que nous restions seuls, un instant, avec la reine. Ce ne sera pas long.
Tous trois échangent un regard, puis le Premier Conseiller, Van'dal, acquiesce.
- Venez, dit-il simplement à l'adresse de ses homologues.
Une fois la lourde porte de la salle refermée, Maître Olaf s'approche de la reine et s'agenouille devant elle.
- Majesté, ce que nous allons vous dire doit demeurer secret. Vous ne devrez parler de cela à quiconque, hormis l'un ou l'une des nôtres.
- Je le ferai.
- Je vous remets un disque sacré, au premier abord, nul ne peut l'identifier comme tel. Mais prenez-en soin et gardez-le caché auprès de vous. Il vous permettra de nous alerter en cas de besoin. Il vous suffira de vous placer près d'une source de lumière, ce qui en fera changer la couleur. Ainsi nous saurons que vous nous appelez. Et nous irions plus vite qu'un messager.
- Je comprends, Maître Olaf.
- Majesté, intervient Maîtresse Akama. Vous seule devez l'utiliser. Il ne doit pas tomber en de mauvaises mains.
- J'y veillerai, Maîtresse Akama.
Cette dernière s'incline. Son compagnon se dirige vers les portes, après s'être assuré que la jeune souveraine a soigneusement caché dans le pli de sa robe le disque, rangé dans une petite pochette de cuir souple. Les trois conseillers peuvent revenir siéger.
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