C'est avec une certaine inquiétude qu'Owen voit se dessiner les murs de Ménaru, trois jours plus tard. Au petit matin, avant que le campement ne s'éveille, il a quitté sa tente et a rejoint Ingir. Il a donné quelques herbes fraîches à la jument qui a frotté sa tête contre sa main.

- Toi aussi, tu t'inquiètes, n'est-ce pas, ma belle ? soupire-t-il.

Il a fait quelques pas dans la plaine endormie, la jument le suivant à petit pas. Machinalement, il a levé les yeux vers la voûte céleste. Le ciel pâlit vers l'est, les étoiles s'éteignent une à une, mais il peut encore distinguer la sienne. Il la fixe un long moment, fait le vide en lui. Puis il ferme les yeux, cherchant à percevoir des signes, favorables ou non, pour la poursuite de leur voyage. Il fronce les sourcils, rouvre les yeux. La jument a posé sa tête sur l'épaule de son cavalier.

- Je perçois une menace sourde, Ingir. Imprécise. Toi aussi, il te faudra être vigilante. La reine avant tout. Viens, je dois me préparer. J'entends que cela commence à s'agiter au campement.

En effet, les pages, les serviteurs s'activent à rallumer les feux. Sous sa tente, Kaïra est réveillée et ses suivantes s'occupent d'elle. Elle a accepté la proposition d'Hilayna de ne pas voyager à cheval pour cette dernière journée avant d'atteindre Ménaru. Même si Hilayna n'a partagé ses craintes qu'avec Owen et, dans une moindre mesure, avec les autres participants au Conseil du voyage, Kaïra se doute que sa dame de compagnie est inquiète. Mais elle a accepté son conseil de voyager en lit à porteurs pour paraître plus fraîche et reposée en entrant dans la ville. Owen, lui, n'est pas dupe du conseil, mais ne l'a pas relevé.

Les voici donc en approche de Ménaru. Une troupe assez importante s'avance vers eux, les quelques cavaliers de Salarin qui les ont menés jusque-là piquent alors des fers pour rejoindre leurs compagnons.

- Notre ville vous est ouverte, Maître Olaf, dit le chef de la troupe. Notre Majesté vous y attend.

- Le roi se trouve à Ménaru ? demande Olaf, intrigué.

- Non, il ne peut quitter Sala. Mais c'est le prince Bramé qui le représente ici et il accueillera la reine Kaïra avec plaisir.

- Bien, répond simplement Olaf, prudent.

Owen lui a fait part de ses pressentiments, ainsi que des remarques de Limur et d'Hilayna. Olaf a lui aussi perçu la menace imprécise que son ami a ressentie. Et c'est avec encore plus de concentration et de vigilance qu'il fait parcourir au convoi la demi-lieue qui les sépare des murs de Ménaru.

**

- Majesté, je suis très honoré de vous recevoir en ces lieux, dit d'une voix mielleuse un grand jeune homme aux cheveux blonds ondulés, aux yeux d'un bleu vif, mais au regard fuyant.

Kaïra, accompagnée d'Hilayna, Owen, Olaf, Van'dal et Lorrek, vient d'entrer dans une grande salle richement décorée. Une table a été dressée pour le repas du soir. Le prince Bramé la salue respectueusement et lui propose aussitôt un confortable fauteuil. Elle s'y assoit. Le prince désigne un autre fauteuil à Dame Hilayna. Avec raideur et le visage fermé, la dame de compagnie de la reine s'y installe. Les quatre hommes prennent place à leur tour autour de la table. Avant même d'entrer dans le château, Owen a concentré son esprit sur les ondes et impressions qui émanent de la ville et du lieu. Comme au matin, mais avec plus de netteté, il perçoit une menace latente. Pourtant, la ville est calme et il y règne la même activité que dans les rues de Rankir. A aucun moment, depuis qu'ils sont entrés dans le royaume de Salarin, ils n'ont perçu la présence de troubles ou de brigands, même si l'homme menant leur petite escorte y a fait allusion.

- Avez-vous fait bon voyage ? poursuit le prince.

- Sans aucun souci, répond Lorrek qui, en tant que Premier Conseiller, estime que la question peut s'adresser à lui autant qu'à la reine.

Kaïra a d'ailleurs convenu avec son proche entourage de laisser Lorrek et Olaf traiter des questions liées au voyage, que celles portant sur la diplomatie seraient abordées par Van'dal, elle-même se contentant de jouer un rôle de représentation. Owen et Hilayna agiront plus en tant qu'observateurs et livreront leurs impressions au reste du Conseil ensuite. Ce rôle plus en retrait convient parfaitement à Owen qui peut aussi mieux se concentrer sur ses impressions que s'il était amené à parler, à intervenir. Il est ainsi complémentaire d'Olaf. Bosserin et Limur, quant à eux, restent auprès du convoi et des gens de Rankir, veillant ainsi à leur sécurité.

- Nous voulions vous remercier pour votre accueil, mais aussi pour l'escorte que vous nous avez envoyée, Prince Bramé, continue Lorrek. Nous espérons ne pas vous causer de dérangement à traverser ainsi vos terres.

- Ceux qui se rendent à la réunion des Régnants ont libre passage en toute terre, répond le prince. Et c'est un devoir bien agréable que de vous accorder l'hospitalité. Nous n'avions pas encore eu l'occasion de vous voir, Majesté, mais c'est un grand plaisir que de faire votre connaissance.

- Merci à vous, Prince Bramé, répond simplement Kaïra.

Le prince fait un petit signe et le service du repas commence. Les mets sont fins, le repas se déroule dans une ambiance plutôt agréable. Mais aucun ne se laisse endormir par les belles paroles des hôtes et, lorsqu'à la fin du repas le prince les convie à séjourner quelques jours, Owen sent aussitôt la tension remonter. Olaf prend alors la parole :

- Votre Altesse, nous ne souhaitons pas nous attarder en chemin, car la route est encore longue jusqu'à Petimont. Votre frère, comme vous nous l'avez dit, est déjà parti pour la réunion et nous ouvre la route. Nous ne voudrions pas passer trop longtemps après lui. Mais nous vous remercions chaleureusement de votre proposition.

- Je comprends vos raisons, Maître Olaf, néanmoins, un séjour d'une à deux journées ne vous causerait pas un grand retard et vous permettrait de prendre du repos et de refaire des provisions. Vous pouvez vous servir sans crainte, nous sommes bien achalandés. Et votre Majesté pourrait apprécier la découverte de notre ville et de quelques-unes de ses coutumes.

- Merci, Prince, répond Kaïra. Mais je m'en remets à la sagesse de Maître Olaf qui nous escorte et qui mène notre troupe. Nous ne nous attarderons pas. Maintenant, si vous le permettez, j'aimerais me retirer et prendre un peu de repos.

- Bien entendu, dit-il en se levant pour lui présenter son poing afin de l'accompagner jusqu'à sa chambre.

Mais Hilayna intervient et se place aux côtés de la reine. Les deux femmes sortent de la pièce. Olaf, Owen, Van'dal et Lorrek demeurent un peu avec le prince qui a eu bien du mal à retenir un geste d'agacement devant l'intervention d'Hilayna. Olaf pose habilement quelques questions sur la situation dans les alentours de Ménaru, puis le prince leur propose un dernier verre. Owen est le seul à décliner l'offre.

**

- Dame Hilayna, qu'avez-vous pensé de cette soirée ? demande Kaïra alors que ses suivantes la préparent pour la nuit.

- J'espère que nous parviendrons à quitter Ménaru sans retard. Vous avez bien répondu, en faisant comprendre au prince que Maître Olaf décidait de l'organisation du voyage. Son autorité est grande et il est difficile, même pour un prince, de s'opposer à l'envoyé du Grand Maître des Gardiens.

- Pensez-vous que nous pourrons partir dans deux jours ?

- Je le souhaite. Mais je suis lasse, ce soir, allons, Mesdemoiselles, activez-vous un peu. La reine a besoin de repos.

Les quatre suivantes terminent rapidement leur tâche. Hilayna gagne alors sa chambre où deux des jeunes filles l'accompagnent pour l'aider à son tour à se préparer pour la nuit. Hilayna dort dans la chambre voisine de celle de la reine, celle de droite, les quatre suivantes occupant celle à côté de la dame de compagnie. C'est dans la chambre à gauche de celle de la reine que dorment Owen et Olaf. Deux gardes placés par Bosserin veillent à chaque porte.

Owen s'est accoudé à la fenêtre et regarde la ville sombrer dans la nuit. Le calme règne. Il n'est pas tranquille. Il va pour se retourner et faire une remarque à Olaf, mais ce dernier dort déjà.

"Bien, je suppose que je n'ai rien d'autre à faire... que faire comme lui", songe-t-il en s'allongeant à son tour.

Une heure plus tard, dans le couloir, les uns après les autres, les gardes somnolent et glissent au sol, endormis. Un léger bruit va cependant tirer Owen du sommeil. Intrigué, il se relève, gagne la porte, mais constate qu'elle a été verrouillée.

"Qu'est-ce que cela signifie ?", se dit-il bien réveillé.

- Olaf !

Il s'approche du lit de son ami, mais celui-ci dort profondément. Il le secoue, en l'appelant toujours, mais rien n'y fait. "On a voulu nous endormir... et pour s'assurer que nous ne pourrions pas quitter notre chambre, elle a été fermée depuis le couloir... pour nous empêcher de sortir ? Pourquoi nous empêcher de sortir ?"

Ses réflexions s'enchaînent, l'inquiétude grandit. Il se dirige vers la fenêtre, en ouvre le battant. Il se penche à l'extérieur. Ils sont logés au troisième étage du palais, il distingue à peine la cour en bas. Une longue corniche court en dessous. "Je vais m'assurer que Van'dal est dans le même état, mais je vais jeter un œil à la chambre de la reine d'abord."

Il enjambe le rebord de la fenêtre sans hésitation, se retient aux jointures des pierres et marche prudemment sur la corniche. Il a été habitué à franchir des collines escarpées, à descendre dans des ravins. Marcher sur une corniche à trois étages au-dessus du vide ne l'impressionne pas vraiment. La fenêtre de la reine est faiblement éclairée. En approchant, il entend un murmure de voix et constate avec soulagement que la fenêtre est légèrement entrebâillée. Il pourra en pousser le battant si nécessaire, mais il se concentre vite sur les voix qui en proviennent et se demande bien qui peut parler à cette heure dans cette pièce, alors que la reine doit dormir. Mais la scène qu'il découvre en arrivant devant la fenêtre le fait aussitôt pousser d'un geste sec le battant, se précipiter à l'intérieur de la chambre et sortir vivement son épée.