Chapitre 6 (deuxième partie)
Un temps, à l'issue du repas, Owen s'est demandé où était partie Ingir. Il la voit s'éloigner vers l'amont. Lui va prendre place vers le gué. Si son regard parcourt régulièrement la forêt et la rive au-delà, son esprit reste tourné vers la rivière. La nuit est là, au-dessus de lui, il peut distinguer le ciel, la rivière offrant une trouée sur la voûte étoilée. Une belle lune, presque ronde, apporte une douce clarté sur le campement. De temps en temps, il quitte le rocher sur lequel il s'est assis, pour faire quelques pas. Tout est calme, paisible. Cette paix pourrait presque endormir sa vigilance si ne lui revenaient régulièrement en tête les mots de l'Esprit de l'Eau.
Soudain, son intuition le fait revenir à grandes enjambées vers le campement. Un hennissement d'alerte d'Ingir le fait courir. Le cri du soldat résonne :
- La reine a été emportée dans les eaux !
Owen fouille du regard la surface de la rivière, voit le grand tourbillon et distingue une longue masse noire qui retient la jeune fille prisonnière. Il jette son manteau au sol, se saisit de son épée et plonge sans hésiter. Guidé par son instinct, en quelques brasses puissantes, il s'approche du long animal noir, donne de grands coups d'épée dans sa chair épaisse. Un instant, il doute de pouvoir lui faire lâcher prise, car la bête est puissante. Un flot de sang l'aveugle : il sait qu'il l'a touchée. Il remonte à la surface, reprend de l'air et replonge. L'animal tient toujours la reine serrée entre deux de ses anneaux. Sans hésiter, Owen l'attaque à nouveau, tailladant sans relâche dans la peau noire. Enfin, l'animal s'épuise, lâche sa proie et d'un coup de queue rageur, replonge vers les profondeurs. Owen se saisit de Kaïra, inconsciente, revient vers la rive. Il jette son épée sur le rivage, pour pouvoir se redresser et la porter aisément.
Tous se sont rassemblés, guettant avec inquiétude l'issue du combat mené dans les eaux de la rivière rendues tumultueuses par l'orage. Les trois suivantes se tiennent l'une près de l'autre, serrant leurs mains avec angoisse et terreur. Les soldats ont apporté de grandes torches pour éclairer la rive. Lorsque le jeune homme revient vers eux en portant la reine, tous poussent un profond soupir de soulagement, l'une des jeunes filles laisse même échapper un sanglot.
- Vite, souffle Owen encore marqué par le combat sous l'eau. Je crains qu'elle n'ait été blessée... Elle a perdu connaissance. Mon manteau, là, posez-le sur le sable, je vais l'étendre dessus. Allez relancer le feu.
Deux soldats obtempèrent, l'un s'occupant du manteau d'Owen, l'autre du feu. Nijma s'accroupit aussitôt près de la reine, mais déjà Owen cherche son pouls, puis pose son oreille contre sa poitrine pour entendre son cœur. Dans sa lutte contre l'animal, elle a perdu son manteau et sa chemise est par endroits déchirée. Mais elle ne porte aucune trace de sang, comme ils peuvent le constater rapidement à la lueur des torches.
- Elle a avalé de l'eau, dit Owen d'un ton plus calme. Mais elle respire. Elle n'est pas noyée. Il faut...
Il ferme les yeux un instant, puis indique une liste de plantes à faire infuser.
- Allez lui chercher des vêtements secs, ordonne-t-il à l'une des suivantes sans relever les yeux du visage pâle de Kaïra. Il faut la réchauffer. Je vais la porter jusqu'au campement.
Il se saisit d'elle à nouveau, sans remarquer les regards étranges qui s'échangent entre tous les membres de l'escorte rassemblés autour d'eux. Même si la vie de leur souveraine s'est trouvée en danger, maintenant qu'elle était sortie de l'eau, il ne convenait pas qu'un homme la touche. Mais cela est bien loin dans l'esprit d'Owen qui ne pense qu'à la faire revenir à elle rapidement. Au campement, le soldat a relancé un feu vif, Nemna a sorti des couvertures qu'elle et Naïna étendent à côté pour les chauffer. Owen porte Kaïra jusqu'à la tente.
- Changez-la, Mesdemoiselles, dit-il doucement. Avez-vous pu trouver les plantes ? Je vais aussi préparer un baume qui lui fera du bien.
Il ressort, lance un léger sifflement. Ingir s'approche aussitôt. S'il a détaché les rênes de la jument, il lui a laissé sa selle. Il fouille dans l'un des sacs qui y est attaché pour trouver le nécessaire pour préparer le baume. Nijma s'active à faire infuser les plantes, accroupie près du feu. Quand il s'approche, elle relève la tête et demande :
- Qu'est-ce que c'était, Maître Owen ? Qu'est-ce qui avait attrapé la reine ?
- Une créature des eaux profondes. Un sinuire. Une sorte de long et gros serpent, très puissant. Fort heureusement, il n'a pas eu le temps de la broyer. Mais il va falloir l'ausculter. Je crains qu'il ne lui ait brisé un os, une côte. J'ai mis un peu de temps à lui faire lâcher prise...
- Vous êtes arrivé vite, pourtant...
- Comment se fait-il que la reine était dehors ?
- Je ne sais pas... nous ne savons pas. Elle s'est peut-être réveillée et...
Le soldat qui a donné l'alerte s'approche alors et raconte à Owen le peu qu'il a vu.
- Je n'ai pas eu le temps d'échanger le moindre mot avec sa Majesté, dit-il. Je l'ai vue s'avancer vers la rive, j'ai quitté mon poste de guet, mais une fois sur la plage... elle avait disparu et je n'ai vu que ce gros bouillonnement. Puis vous êtes arrivé, Maître Owen...
Ce dernier hoche la tête. La suite du récit, il la connaît. Il termine la préparation du baume, dont le parfum apaise déjà Nijma. A cet instant, Naïna ressort de dessous la tente.
- La reine est changée et nous l'avons réchauffée, mais elle porte une vilaine marque au flanc...
- Je vais voir, dit Owen.
A cet instant seulement, il remarque les regards inquiets que s'échangent les deux suivantes, sans compter le trouble entre les soldats. Même Lorrek et Limur semblent hésitants.
- Je suis guérisseur, ne l'oubliez pas, dit-il avec fermeté en soulevant le pan de la tente sous laquelle veille Nemna.
Les deux autres suivantes l'accompagnent, Limur prend place près de la tente, alors que Lorrek réorganise le tour des veilleurs :
- Ramenez les chevaux par ici, qu'ils ne s'approchent pas de la rive. Si ce monstre se saisissait de l'un d'entre nous, nous serions ennuyés. Nous allons doubler la garde. Maintenez aussi un feu vif, allez chercher d'autres branches, prévoyez en conséquence.
**
Alors qu'Owen s'assoit en tailleur près du petit lit où Kaïra est étendue, toujours inconsciente, Nemna échange un regard inquiet avec Nijma. Mais celle-ci fait un simple signe de tête. La jeune suivante ouvre alors un pan de la chemise propre dont elle a revêtu la souveraine, dévoilant la marque bleue sur son flanc. Les mains d'Owen s'y posent avec douceur, il tâte, palpe. Puis sans relever la tête, mais en se saisissant du bol dans lequel il a préparé le baume, il dit :
- Elle est moins blessée que je le craignais. Ses côtes sont intactes. Je ne sens aucune déchirure interne... Le muscle a pris un coup, l'os aussi. Elle va garder une marque durant quelques temps, ce sera douloureux au toucher, mais elle n'a pas de blessure à proprement parler. Je vais lui mettre ce baume et...
- Je peux le faire, Maître Owen, intervient Nijma avec un certain courage, car elle se demande si elle peut se permettre de discuter une décision d'un Gardien.
Mais il en va de l'honneur de sa jeune souveraine et pour cela, elle est prête à bien des sacrifices et des combats.
- Bien, dit le jeune homme. Mais je vais guider vos gestes.
Puis il lui indique comment l'envelopper d'un linge, enserrant toute la taille de la jeune reine. Naïna lui tend le bol contenant l'infusion.
- Soulevez sa tête et faites la boire. Quelques gorgées seulement.
Les paupières de Kaïra se relèvent un peu, alors que Nijma et Nemna la soutiennent. Elle tente de dire quelque chose.
- Tout va bien, Majesté, dit Owen. Vous n'avez plus rien à craindre. Vous avez été légèrement blessée. Essayez de boire l'infusion, cela vous fera du bien.
- Owen..., souffle-t-elle... Qu'est...
- Nous vous raconterons ce qui est survenu demain. Reposez-vous d'abord, et soyez en paix.
Elle bat légèrement des cils, accepte l'infusion, puis se laisse aller. Les deux suivantes la reposent en douceur sur le lit. Elle s'endort, apaisée.
- Bien, dit Owen. Je vous laisse vous organiser pour veiller sur elle. Mais reposez-vous aussi, l'une après l'autre. Appelez-moi au moindre souci. Je reviendrai voir tout à l'heure.
Puis il sort de la tente et rejoint les abords du feu auprès duquel veille Lorrek. L'Aérien s'enquiert aussitôt de la reine.
- Elle a repris conscience et a pu boire un peu. Elle va dormir paisiblement. Si elle se réveille, les jeunes filles lui redonneront de l'infusion. Elle n'est pas grièvement blessée, juste une belle contusion. Je ne pense pas qu'elle pourra remonter à cheval demain. Peut-être seulement dans deux jours, nous aviserons.
- Maître Owen... vous l'avez sauvée.
Le jeune homme regarde l'Aérien, un peu intrigué par le ton qu'il a employé. L'être ailé poursuit :
- Et c'est la deuxième fois que vous le faites.
- C'est mon devoir, répond-il simplement.
- C'est le nôtre aussi, de veiller sur elle. Mais si nous pouvons la défendre depuis les airs, nous sommes impuissants, nous Aériens, à intervenir dans l'eau. Si des Delphiniens avaient été présents...
- Le sinuire ne se serait jamais approché, n'est-ce pas ?
- En effet. Nos amis nous font cruellement défaut, cette nuit, soupire le Premier Conseiller avec tristesse. Mais Maître Owen... Je sais que les circonstances sont exceptionnelles, pardonnez ce que je vais dire maintenant, mais la reine... la reine ne doit pas être touchée.
- Si je ne l'avais fait, elle serait au fond du trou du sinuire et il serait en train de la dévorer, répond Owen avec plus de froideur qu'il ne l'aurait voulu. Pardonnez-moi d'être intervenu.
Et il s'éloigne d'un pas ferme, siffle Ingir et va arpenter le rivage, pour être certain que le sinuire ne reviendra pas. Il l'a blessé sérieusement, il en est certain, mais rien ne dit qu'il ne surgira pas à nouveau. Ingir le suit d'un pas docile. Il finit par s'arrêter près du gué, un soldat veille un peu plus loin. Il ne s'approche pas, n'a pas envie de parler. La jument pose sa tête sur son épaule. Machinalement, il l'entoure de son bras et la caresse derrière l'oreille. Elle émet un petit bruit de contentement qui habituellement le fait sourire. Mais cette fois, son visage reste grave. Il tremble légèrement. Non pour avoir parlé durement à Lorrek, ni même parce qu'il pourrait ressentir un peu de colère face à cette forme d'injustice, mais parce qu'il éprouve une peur rétrospective à l'idée que Kaïra aurait pu mourir.
- Merci, ma belle. Tu m'as alerté à temps. Tu as senti venir le sinuire avant même qu'il ne se saisisse d'elle. Sans toi, je serais arrivé trop tard, même si j'avais perçu le danger moi aussi. Ingir... elle m'est précieuse. Plus que je ne pourrais le dire vraiment. Plus que je ne pourrais l'imaginer sans doute. Et je pense à elle et me préoccupe d'elle plus que je n'en ai le droit. Mais toute la force que je pourrais mettre pour aller contre ce sentiment ne peut l'abattre. C'est plus fort que tout. Plus fort que tout ce que j'ai appris au cours des ans et que j'apprendrai jamais.
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