Chapitre 18 (deuxième partie)
C'est une souveraine au visage fermé, au regard sérieux, mais au cœur agité que Dame Hilayna rejoint tôt ce matin-là. L'heure du choix a sonné. Le sommeil de Kaïra a été confus, ses rêves peu reposants. Owen y apparaissait souvent, mais disparaissait à nouveau. Les visages de Bramé et Galiané se succédaient aussi, tournant autour d'elle. Elle a même rêvé d'une étreinte, croyant qu'il s'agissait d'Owen et se réveillant avec horreur dans le même lit que Bramé. Elle a été incapable de se rendormir après ce cauchemar.
Dame Hilayna, sachant que la journée sera longue et sans doute éprouvante, a fait préparer une boisson apaisante pour sa souveraine. Elle observe avec soin la façon dont les suivantes la préparent. Puis, après un repas léger - Kaïra manque d'appétit -, elles sortent de la chambre. Le Premier Conseiller, Lorrek, l'attend dans le couloir avec quelques gardes royaux. Il la salue :
- Bonjour, Majesté.
- Bonjour, Messire Lorrek. Est-ce que tout est prêt ?
- Oui, Majesté. Vous êtes attendue.
Kaïra retient un léger soupir : elle s'en doutait. Elle a entendu du bruit quasiment toute la nuit et, depuis son réveil, elle sent monter l'agitation dans la ville.
- Allons, dit-elle d'une voix ferme et décidée.
Ils s'engagent dans le couloir, puis dans le grand escalier menant au premier niveau du palais. En passant devant les fenêtres du grand hall d'entrée, Kaïra jette un regard vers les jardins. Elle hésite un instant, puis dit :
- Il est encore tôt. J'aimerais juste marcher quelques instants au jardin. Laissez-moi seule.
- Majesté..., commence Hilayna.
- Je ne serai pas longue.
Et elle se détourne, gagne l'une des grandes portes vitrées qui donnent sur la terrasse dominant les jardins, là même où se déroulent les réceptions, là même où s'était déroulé le repas en l'honneur de Maître Olaf et de Maître Owen. Elle descend d'un pas léger les marches menant au jardin et gagne directement l'allée qui la conduit à l'Arbre des Nécessiteux. Elle vient en respirer son parfum agréable, puis porte son regard vers le petit rosier donné par le roi Erandur. Depuis le début du printemps, il a pris de la vigueur et les deux pousses sont belles, portant chacune des boutons. L'un d'entre eux est légèrement ouvert. Kaïra tend la main vers la petite rose, la caresse du bout des doigts. Une larme perle à ses cils. "Mon aimé, vous n'êtes pas venu. Mon cœur saigne de votre absence. J'aurais tant aimé vous revoir avant ce jour... J'aurais tant aimé que vous puissiez me tenir entre vos bras, au moins une fois... Un baiser, un seul baiser de vous m'aurait réconfortée. Mais une reine ne choisit pas. Ou si peu..."
A cet instant, un bruit de pas se fait entendre derrière elle. Elle reprend ses esprits, son visage se ferme à nouveau et elle se retourne. C'est Gafori qui fait simplement son premier tour du jardin, pour voir comment les plantes ont passé la nuit, pour évaluer les travaux à faire, même s'il sait qu'il aura bien du mal à faire travailler ses jardiniers aujourd'hui et qu'il est fort possible, qu'à plusieurs moments, il se rende lui aussi sur la grande place devant le palais pour assister au défilé des prétendants.
Surpris de trouver sa souveraine seule ce matin-là, le maître jardinier s'arrête :
- Oh, Majesté... Pardonnez-moi, je ne m'attendais pas à vous voir ici. Je vous salue, dit-il en faisant une profonde révérence.
- Bonjour, Maître Gafori. Il est encore tôt et j'ai eu envie de parcourir un peu les jardins avant cette longue journée. Je vois que mon petit rosier porte déjà une fleur presque ouverte.
- La voulez-vous ?
- Elle va faner si je la tiens à la main toute la journée. Il vaut mieux la laisser sur pied.
- Vous pourriez la mettre dans vos cheveux, suggère-t-il avec un petit sourire.
- Vous croyez ? Dame Hilayna n'appréciera peut-être pas cette marque d'originalité.
- Pourtant, sa couleur réveillerait celle de votre chevelure.
Et il coupe délicatement la rose à peine ouverte, la glisse avec habileté dans la savante coiffure de la reine, un peu au-dessus de son oreille gauche.
- Puisse-t-elle vous porter chance, Majesté, dit le jardinier.
- Qu'est-ce que la chance pour une souveraine, Maître Gafori ?
- De croire en son destin.
La jeune souveraine sourit doucement, puis soupire :
- Je dois vous laisser, Maître Gafori. Prenez bien soin de mes roses aujourd'hui...
Il la salue et alors qu'elle s'éloigne, retournant vers le palais, il murmure pour lui-même :
- Vous êtes notre rose la plus précieuse, Majesté. A ma façon, je prends soin de vous. Que je sois maudit si ce rosier n'évoque pas pour vous un souvenir heureux. Puisse ce souvenir vous accompagner toute cette journée.
**
Une foule immense est désormais rassemblée sur la grande place devant le palais. Partout, les habitants se sont regroupés, dans les ruelles y menant, aux fenêtres des bâtiments l'entourant, et même dans le bassin communiquant avec la mer : là se trouvent de nombreux Delphiniens venus assister à l'épreuve du Blanc Cerf. Un accès a été dégagé pour permettre aux prétendants de s'avancer vers la reine et son Conseil. Le grand escalier menant au palais est coupé en son milieu par une marche plus large qui fait comme un petit palier. C'est là qu'ont été installés des fauteuils et le trône.
Chacun guette avec impatience l'ouverture des portes du palais.
Quand Kaïra a rejoint Dame Hilayna et le Premier Conseiller, elle n'a pu échapper au froncement de sourcil de sa dame de compagnie quand celle-ci l'a vue revenir avec la petite rose dans les cheveux, mais elle n'a rien dit, s'est contentée de rester encore plus raide que d'habitude. Le conseiller Van'dal les a rejoints. Quant à Flonara, elle se trouve déjà à sa place, attendant la reine.
Après avoir répondu au salut de Van'dal, Kaïra fait signe qu'elle est prête. Le son clair des trompettes résonne alors dans l'air encore frais du petit matin. Les portes du palais s'ouvrent, la reine et ses conseillers s'avancent, puis descendent les quelques marches pour venir prendre place dans les fauteuils disposés pour eux. Flonara salue d'un signe de tête la reine qui lui rend son salut par un petit mouvement de tête gracieux. La Delphinienne la fixe avec gentillesse. Ce regard réconforte Kaïra, autant que la rose offerte par Gafori.
Lorrek plane un peu au-dessus du sol et Van'dal est encore debout, seule Dame Hilayna s'est assise, une fois la reine ayant elle-même pris place sur le trône. Sur le côté gauche de l'escalier, un peu au-dessus de la foule, se trouvent les trois Gardiens. Tout un espace a été laissé libre devant l'escalier et des gardes veillent soigneusement à ce que personne n'approche trop près. Dès que les trompettes ont retenti, le silence est tombé pour accueillir la reine.
Lorrek, en tant que Premier Conseiller, prend la parole. Il salue les présents, rappelle ce que ce jour a de particulier ainsi que les règles de l'épreuve. Il rappelle aussi que le choix final appartiendra à la reine et à son Conseil, et que les trois Gardiens des Origines présents sont les garants de son impartialité. Puis il déclare l'épreuve ouverte.
Trois hommes vont se relayer toute la journée pour présenter chacun des prétendants. Le premier à s'avancer est un jeune noble venu d'un lointain royaume et apportant avec lui un bijou très fin et très joli. Il s'avance jusqu'à la première marche de l'escalier, un peu ému d'être le premier. Il pose genou à terre, salue la reine, dépose son présent sur la troisième marche, pendant que l'on annonce son nom, son titre et le royaume qui est le sien.
**
Les heures s'égrènent lentement, les prétendants se succèdent, les cadeaux s'entassent. Après chaque passage, un serviteur récupère chacun et le range soigneusement. Ils seront rendus aux prétendants à l'issue de l'épreuve. Seul celui choisi demeurera propriété de la reine.
Si, au début, la foule marque un certain intérêt pour le défilé, murmurant sur le passage des nobles, commentant les tenues, les noms, les présents, à partir du milieu de la journée, une certaine lassitude s'empare des spectateurs. La litanie des noms résonne de manière monocorde, et seuls quelques prétendants parviennent encore à réveiller l'intérêt de la foule. Parmi eux, les princes Bramé et Galiané font forte impression. Le premier avec un diamant d'une pureté extraordinaire, monté sur un diadème, véritable couronne royale, l'autre avec un collier d'une grande finesse. A coup sûr, ce sont parmi les cadeaux les plus beaux et les plus rares qui soient apportés.
Malgré l'épreuve que représente aussi pour elle cette journée, Kaïra reste très digne, accordant à chacun un signe de tête, parfois un regard plus appuyé. Mais aucun ne reçoit de sourire : elle doit garder son visage fermé. Pourtant, certains cadeaux la surprennent ou l'émeuvent, comme cette simple corbeille contenant des fleurs rares apportées par un jeune paysan de Rankir. Nul doute que celui-ci a dû entendre parler des goûts de sa souveraine pour les plantes. Elle n'est pas loin de penser que le jeune homme, plutôt beau garçon au demeurant, quoiqu'un peu gauche dans ses manières, a au moins pour lui la générosité et l'amour simple d'un des siens pour sa reine.
Dame Hilayna, quant à elle, reste très attentive. Ses petits yeux vont et viennent, observant chacun avec attention, jugeant d'un regard si tel ou tel prétendant peut être retenu. Quand le prince Bramé s'est avancé, elle a eu bien du mal à retenir un sourire pincé et l'a dévisagé d'un regard froid. Nul doute pour Bramé que Dame Hilayna ne soutiendra pas sa candidature. Mais l'avis de la dame de compagnie n'est pas le seul en jeu, il le sait parfaitement. Il estime avoir toutes ses chances, d'autant que le Grand Maître avait finalement accepté le déroulement de cette épreuve et qu'il se trouve toujours à Sala, pour garantir la paix et surtout son triomphe, quand il reviendra marié à Kaïra. Cela est acquis pour Bramé que l'ambition aveugle.
Le défilé est suspendu en début d'après-midi, pour permettre à chacun de prendre un peu de repos et un léger repas. Kaïra apprécie avec soulagement cette pause, car elle commençait à fatiguer et des petits papillons passaient devant ses yeux, signes d'un léger étourdissement. Elle déjeune au palais, mais refuse d'entendre parler du défilé et des premiers prétendants déjà remarqués par les uns ou les autres. Son souhait est respecté, malgré l'envie qui taraude les conseillers et Dame Hilayna d'en parler.
C'est à la quatrième heure de l'après-midi que reprennent les présentations.
Annotations
Versions