Chapitre 20 (troisième partie)
L'atmosphère qui accueille Maîtresse Alana, Maîtresse Agora et Maître Olek dans la Salle du Conseil est studieuse. Ils saluent tous trois respectueusement la reine et chacun des présents. Le Premier Conseiller, Lorrek, leur fait part des discussions qui viennent d'avoir lieu et du choix retenu par la reine et son Conseil.
- Ce choix, cependant, n'est qu'une première ébauche, dit Lorrek. Nous ne pouvons nous avancer plus sans connaître l'identité du dernier prétendant. Sa demande a touché la reine et son cadeau est de prix, peut-être le plus précieux de tous.
C'est Maîtresse Alana qui prend la parole, au nom des trois Gardiens.
- Majesté, nous avons, comme convenu, interrogé l'homme qui s'est présenté devant vous, hier, avec la licorne. Nous étions tous les trois très intrigués par sa présence, mais aussi par le fait qu'il vous avait fait un tel présent. Pour mémoire, il est très difficile, voire impossible d'approcher une licorne. Il faut pour cela certaines… aptitudes. Aucun d'entre nous, ici présent, ne se risquerait à dire qu'il en est capable. L'homme possède ces aptitudes, mais aussi une intelligence et une intuition qui dépassent de beaucoup les nôtres. Il n'était cependant pas certain de réussir. Le Grand Maître lui-même ne le serait pas. C'est pourquoi nous voulions souligner que nous partageons votre sentiment : ce cadeau est le plus rare et le plus précieux que vous puissiez recevoir.
Par réflexe, Dame Hilayna se tourne un peu sur le côté en entendant ces mots et regarde la licorne qui semble indifférente à ce qui est en jeu.
- Il y a certes ce cadeau, cette créature venue d'un autre monde, cette créature fascinante et magique à la fois. Mais il y a aussi le message qu'elle vous a délivré et qui est tout aussi important. Et au-delà même du message, il y a eu l'attitude de cet homme et la vôtre. L'un comme l'autre, vous avez choisi d'accorder la liberté à la licorne. Seuls des cœurs généreux et désintéressés pouvaient accepter de se défaire d'un tel présent. L'un comme l'autre, vous avez songé à cette créature avant de songer à vous-mêmes. De ce qu'il nous a rapporté de sa rencontre avec elle, comme de son propre comportement durant le voyage qui les a menés jusqu'à vous, il a toujours été soucieux d'elle. A l'image de ce qu'il pourrait être vis-à-vis de vous.
Maîtresse Alana marque une courte pause, regarde Agora, située à sa droite, et Olek, situé à sa gauche, avant de continuer.
- Cet homme mérite donc que vous vous intéressiez à sa demande, autant que les autres. Cependant, cette demande ne doit pas être considérée comme les autres. Car elle enfreint une des règles d'or de notre monde, de notre Ordre.
- Comment cela est-il possible ? interroge Dame Hilayna.
- Cet homme est un Gardien des Origines. Il s'agit de Maître Owen.
La stupeur se lit sur les visages des conseillers comme sur celui de Dame Hilayna. Mais elle est la première à se tourner vers la reine, qui est restée presque impassible.
- Maître Owen !? ne peut s'empêcher de laisser échapper la dame de compagnie.
- En effet, Dame Hilayna, il s'agit de lui. Comprenez que nous sommes face à une situation totalement inédite et délicate. Nous ne pouvons pas, à nous trois, arrêter une telle décision. Nous nous devons de rejoindre le Grand Maître le plus rapidement possible. Non seulement du fait de l'attitude d'un des nôtres, mais aussi pour elle, dit Alana en désignant la licorne.
Kaïra prend une profonde inspiration, puis elle se lève. Ses propres conseillers et Dame Hilayna restent interdits face à son attitude : c'est comme si elle les dominait, sans les écraser pour autant, comme si elle était habitée par une maturité étonnante pour son âge, malgré sa fonction.
- Maître et Maîtresses, Seigneurs et Dames, ce que je viens d'apprendre ne me surprend pas vraiment. Sans en être parfaitement certaine, je ne pouvais me départir, dès l'instant où il s'est présenté devant moi, d'une intuition, celle de le connaître. Lorsqu'il s’est agenouillé et qu'il m'a parlé, quand nous regagnions le palais, hier, j'avais bien cru reconnaître sa voix. Vous ne faites donc que confirmer mes impressions. Je mesure combien cette situation est complexe, et difficile pour vous, pour votre Ordre. Elle l'est aussi pour moi, mais pour des raisons différentes. Je vous ai déjà dit que je considérais son présent comme le plus rare et le plus précieux, c'est aussi pour cette raison que je veux redonner sa liberté à la licorne. Elle est trop rare et trop précieuse pour demeurer dans le monde des Hommes. Mais elle y est venue porteuse d'un message, que nous avons entendu, que nous devons garder à l'esprit. Je comprends l'urgence aussi qu'il y a à informer rapidement le Grand Maître de tout cela. Je peux dès aujourd'hui demander à plusieurs de mes archers Aériens, dont mon fidèle Limur, de lui porter un message. Ils sont rapides et sûrs, nous le savons tous.
Tous hochent la tête. La décision leur paraît sage.
- Cependant, et malgré toute leur célérité, ils ne pourront être revenus avec la réponse du Grand Maître, à défaut de sa présence, avant le délai que nous avons fixé pour rendre l'avis du Conseil. Je ne peux me permettre de ne pas respecter ce délai, ce serait manquer à mon devoir, à ma parole, et à mon honneur. Et au-delà, à l'honneur de mon peuple.
- Cela est compréhensible, Majesté, dit Maître Olek. Néanmoins, la situation est totalement exceptionnelle et…
- Maître Olek, nous connaissons dans les grandes lignes, les contraintes de votre Ordre, mais pouvez-vous nous préciser en quoi la demande de Maître Owen lui est contraire ? demande Dame Hilayna.
- Et bien, répond-il doctement, chacun d'entre nous a été désigné, remarqué aussi pour ses capacités, son altruisme, sa force - cérébrale comme physique - et certaines autres capacités, permettant notamment de percevoir des ondes qui vous sont inconnues. Notre Ordre a été constitué dans le but de maintenir la paix entre les royaumes, de favoriser l'entente, la diplomatie, la diffusion de la connaissance. Notre Ordre se veut au service de tous, quels que soient sa condition, ses origines, le royaume dans lequel il vit. Nous pouvons être appelés auprès d'un paysan comme auprès d'un roi ou d'une reine. Sa demande aura même valeur.
- Oui, je le comprends bien. Mais en quoi l'engagement de Maître Owen vis-à-vis de notre souveraine contredit-il ces règles ? Si tant est que nous étudiions sa demande avec attention, en quoi ne servirait-il plus l'intérêt de tous ? Nous sommes face à une situation délicate en Salarin, les princes s'affrontent et veulent utiliser notre reine à leur compte, voire, à terme, mettre la main sur notre royaume. Où est la paix en ce cas ? Où est l'entente entre les peuples ? Je crois que la démarche de Maître Owen va dans le sens de la paix. Même si cela va à l'encontre d'une de vos règles.
- C'est une question difficile à trancher, Dame Hilayna, intervient Agora qui avait gardé le silence jusque-là. Vous présentez les choses de façon simple, cela ne l'est pas autant pour nous, même si je respecte votre avis.
- Ne pourrions-nous pas alors lui demander d'exprimer lui-même son sentiment ? interroge cette fois Flonara. Et nous permettre ainsi de décider ?
- Malgré tout le respect que nous vous devons, Majesté, et à vous, membres du Conseil, ainsi que vous, Dame Hilayna, cette question ne peut être tranchée que par le Conseil des Gardiens.
Le silence suit cette remarque. Chacun a bien conscience de la difficulté des uns comme des autres. Kaïra hésite un temps à reprendre la parole. Elle s'y résout cependant :
- J'aimerais cependant m'entretenir avec Maître Owen. Cela ne serait pas répréhensible, n'est-ce pas ? demande-t-elle avec un rien d'innocence.
Maître Olek ne peut réprimer un léger sourire :
- Non, bien entendu.
- Alors, faites-lui savoir que je le recevrai en début d'après-midi. Je vous propose de lever la séance. Nous nous reverrons plus tard. J'ai besoin d'un peu de repos. Merci à vous tous.
Chacun salue la reine avec respect. Elle est la première à quitter la Salle du Conseil, suivie par Dame Hilayna et la licorne. Elles regagnent rapidement les appartements royaux, en silence. Sur un signe de la dame de compagnie, les quatre suivantes demeurent discrètes.
- Majesté, voulez-vous que nous parlions ?
- Dame Hilayna, peut-être pourrions-nous déjeuner et parler alors tranquillement ?
- Je vais faire préparer le repas, Majesté.
- Merci.
Et Kaïra s'approche de la fenêtre de son antichambre. Son regard se porte sur les jardins, vers l'Arbre des Nécessiteux qu'elle peut apercevoir d'ici. Le soleil est maintenant haut dans le ciel et elle prend conscience que la matinée est déjà passée. "Nous voici à la moitié de la journée, comme au milieu du gué", songe-t-elle. "Je ne peux pas dire que les choses soient mal engagées. Je comprends les hésitations des Gardiens : c'est une question trop grave pour qu'une décision puisse être prise sans l'avis du Grand Maître."
**
A la fin de cette étrange journée, presque aussi étrange que celle de la veille, Dame Hilayna se dit que sa jeune souveraine a encore plus de force qu'elle ne le soupçonnait. Elle assiste à la rencontre entre Owen et la reine, et comprend très vite que l'amour qui les lie est profond et fort. Et de se demander encore comment cela a pu lui échapper. Mais, pour Dame Hilayna, il n'est pas l'heure de se poser des questions sur sa propre perspicacité, mais de faire en sorte, tout simplement, que sa protégée soit heureuse. Dès l'instant où le Gardien est entré dans le salon, elle a su qu'il était l'époux tout désigné qui pourrait prendre soin de la reine, l'aimer, l'aider, la protéger.
A peine la porte du salon royal s'est-elle refermée derrière lui, qu'Owen salue la reine, puis Dame Hilayna d'une longue révérence. Les yeux de Kaïra se sont mis à briller de plaisir de le revoir. Les moments avec lui sont si rares ! Quand il se redresse, il l'enveloppe d'un tel regard que ses sentiments ne peuvent échapper à la gouvernante. Mais pour Kaïra, cela est désormais secondaire. Elle ne souhaite plus cacher, au moins à Dame Hilayna, ce qu'elle ressent pour Owen.
C'est cependant Dame Hilayna qui rompt le silence qui s'est installé, alors que les deux jeunes gens ont bien du mal à se quitter des yeux.
- Maître Owen, je suis à la fois étonnée et heureuse de vous voir. Vous avez pris de grands risques à venir jusqu'ici et à vous présenter devant la reine. Elle a souhaité vous recevoir. Je le regrette, mais je ne peux vous laisser seul avec elle.
- Dame Hilayna, je le comprends parfaitement. Je vous remercie cependant de me permettre d'être ici et de passer un moment avec vous.
Kaïra s'est levée de son fauteuil et s'approche de lui. Il hésite un instant, ne sait s'il peut la toucher, mais elle, elle n'hésite pas et pose sa main sur son bras.
- Owen, le Conseil s'est tenu ce matin et nous avons entendu les Gardiens.
- Ils me l'ont dit, oui, répond-il d'un ton sérieux, les sourcils légèrement froncés.
- Je vais demander à Limur de partir pour Salarin, pour y retrouver le Grand Maître. Il sera porteur d'un message, l'informant qu'il nous semble nécessaire de le voir. Il ne s'agit pas que de nous, il faut aussi penser à la licorne.
- Bien entendu, et elle est une de mes préoccupations.
- Alors, partagez-vous mon souhait de revoir le Grand Maître le plus rapidement possible ?
- Oui. Que ce soit ici ou au Conseil des Gardiens. Je dois aussi le voir pour lui parler de ce qui s'est passé en Lessar.
Kaïra hoche la tête avec gravité.
Dame Hilayna se fait discrète, restant près de la fenêtre, mais elle ne perd pas un mot de l'échange entre les deux jeunes gens. Et au-delà de leurs sentiments, elle devine des préoccupations sérieuses.
Owen poursuit :
- Le Grand Maître est déjà informé de certaines choses, mais pas de tout.
- Pensez-vous qu'il soit plus sage qu'il vienne ici ou qu'il se rende au Conseil ?
Owen réfléchit un moment :
- Nous pensons, nous quatre Gardiens, qu'il vaut mieux qu'il vienne ici. D'abord. Mais il fera convoquer un Conseil, c'est certain. Comment allez-vous faire pour le délai concernant l'annonce de votre choix ?
- C'est mon souci. Ce délai est intenable, mais nous l'ignorions quand nous l'avons décidé. Mon choix est fait, vous le savez, mais si je peux l'annoncer, cela ne signifie pas pour autant qu'il sera accepté.
A cet instant, Dame Hilayna se permet d'intervenir :
- Majesté, nous vous l'avions dit, le choix final vous appartiendra. Nous pourrions annoncer que le Conseil a délibéré, mais que nous ne pouvons annoncer ce choix tant qu'il n'aura pas été validé par le Grand Maître. Nous pourrions cependant révéler la liste des prétendants qui ont été retenus, de manière à ce que les autres puissent rentrer chez eux. Cela ne maintiendrait pas un trop grand nombre de personnes à Rankir et, de plus, il y a de fortes chances que les princes de Salarin souhaitent rester : pendant qu'ils seront ici, ils ne se feront pas la guerre là-bas. Cela peut-être utile aussi au Grand Maître.
- C'est une suggestion sage, Dame Hilayna, répond Owen. Je pense pouvoir convaincre les miens de cette solution.
- Alors, demandons la tenue d'un Conseil en leur présence, dès maintenant, dit Kaïra. Afin que nous puissions demander à Lorrek de rédiger le message pour le Grand Maître, pour que Limur et les siens partent dès que possible.
- Je vais les faire prévenir, dit Dame Hilayna.
Elle sort du salon, pour une courte absence, mais permettant ainsi aux deux jeunes gens d'être seuls quelques instants. Kaïra était demeurée debout près d'Owen tout le temps de leur discussion, et elle se blottit contre lui, le temps d'une courte étreinte, mais qui lui laisse le temps de lui dire :
- Je vous aime. Ce sera vous ou personne. C'est aussi le message de la licorne. Tous devront l'accepter.
Mais elle n'a pas le temps d'en dire plus, ni Owen de lui répondre, car ils entendent déjà Dame Hilayna revenir. Kaïra s'écarte, reprenant place dans son fauteuil. Dame Hilayna constate avec satisfaction qu'ils ne sont pas trop proches l'un de l'autre, même si elle n'est pas dupe. Au moins, les apparences sont sauves, y compris devant elle et si elle peut fermer les yeux sur certaines choses, elle aime autant ne pas avoir à mentir. Elle pourra toujours affirmer qu'en sa présence, Owen s'est toujours comporté avec retenue et respect vis-à-vis de la reine. Et le dire en toute sincérité.
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