En Rankir, les journées qui suivent l'annonce du choix de la reine et le départ de Limur se déroulent dans une relative tranquillité. Au cours de ces quelques journées, Owen et Kaïra parviennent à passer quelques moments ensemble, avec plus ou moins la bénédiction de Dame Hilayna, mais sous sa surveillance attentive. Pas question pour elle que le jeune homme approche de trop près la souveraine, ni qu'il se fasse remarquer. Le salon de ses propres appartements sert parfois à abriter leurs retrouvailles.

Owen passe aussi beaucoup de temps à parler avec les trois autres Gardiens. Chacun attend le retour de Limur et, ils l'espèrent tous, celui du Grand Maître. Ils s'interrogent beaucoup sur le sens des différents événements, chacun exprimant aussi son propre ressenti, les signes des Esprits qu'il ou elle a pu observer. Ils craignent que ce qu'Owen a eu à affronter n'apparaisse dans quelques temps que comme une simple péripétie et qu'il ne leur faille se préparer à quelque chose de bien plus grande ampleur.

Pour Owen, le sentiment d'insécurité, de danger latent, est désormais constant. Il perçoit des ondes négatives, comme lors de l'approche de Ménaru, comme lors de la traversée de la forêt, mais sans pouvoir en déterminer ni l'origine, ni la force. Kaïra et la licorne sont l'objet de toutes ses attentions, du moins quand il peut se le permettre.

A chaque fois qu'il passe un moment avec la jeune souveraine, il ressent, au-delà de ses sentiments amoureux, combien sa force intérieure est puissante. Il ignore tout de sa lignée, mais se dit qu'elle n'est pas reine pour rien. Que ce n'est pas le hasard qui l'a conduite sur le trône. "Si seulement nous étions en paix, elle pourrait apporter tant ! Elle serait une grande souveraine et le monde des hommes s'en trouverait enrichi. Mais nous devons nous préoccuper de bien autre chose que construire la paix et la prospérité, je le crains."

Malgré ses préoccupations, il apprécie néanmoins tous les moments - toujours trop courts - passés avec elle. La tendresse, les quelques baisers et chastes caresses qu'ils peuvent échanger le rendent profondément heureux. Il a bien compris que si Kaïra ne voulait pas laisser Dame Hilayna dans l'ignorance de ses sentiments pour lui, en revanche, elle ne tenait pas à ce que sa dame de compagnie sache qu'ils avaient déjà partagé toute une nuit. Rien dans ses gestes ou son attitude ne le laisse de toute façon penser, il y est particulièrement vigilant.

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C'est la veille du retour de Limur, au petit matin, que Dame Hilayna se réveille en sueur, le souffle court, effrayée par une peur indescriptible, au point qu'elle met de longues minutes à se remettre d'un terrible cauchemar et que la jeune Nuka qui s'occupe d'elle à son réveil a bien du mal à la réconforter. La jeune suivante propose même d'appeler un des Gardiens ou le guérisseur du palais, mais Dame Hilayna parvient à se ressaisir.

Elle se fait habiller sans tarder, et, sans avoir pris le moindre repas - ce qui est assez inhabituel chez elle -, elle se met en quête d'Owen.

Toujours discret, le jeune homme sort peu des pièces où sont hébergés les Gardiens. Il lui arrive de faire un tour à l'écurie, souvent très tôt, pour voir Ingir, mais guère plus. Il sait qu'il doit patienter, et a appris à le faire. Il en profite souvent, quand il ne parle pas avec les siens, pour méditer, réfléchir.

Quand Nuka le fait prévenir, il se rend aussitôt auprès de Dame Hilayna, un peu intrigué de ce que la dame de compagnie de la reine lui veut. Il se demande même un instant s'il n'est pas arrivé un souci à Kaïra… Mais il comprend bien vite que non.

- Maître Owen, merci d'être venu si vite.

- Vous m'avez fait demander, Madame, que se passe-t-il ?

- Il m'est arrivé une chose effroyable, c'était effrayant… Il faut que vous l'épousiez. Et vite.

Owen la regarde avec un profond étonnement. Il comprend bien qu'il s'agit de Kaïra, mais s'inquiète de cette soudaine précipitation qui semble s'être emparée de la revêche dame de compagnie.

- Expliquez-moi ce qui s'est passé.

- J'ai eu des visions, cette nuit. Maître Owen, il faut que vous sachiez que je ne fais jamais de cauchemars. Je rêve rarement. Mais là, c'était si réel…

- Racontez-moi, dit Owen avec attention, mais aussi avec une certaine compassion.

- Et bien, cela a commencé avec un immense brasier. Tout brûlait. Tout était détruit. J'ai vu surgir un monstre effrayant, hideux, à sept têtes. Comme… comme des serpents, mais à la gueule puissante. Il dévorait tout… L'une des têtes était celle du prince Bramé.

- Ce monstre sortait du feu ?

- Je ne saurais trop dire..., répond-elle en faisant visiblement un grand effort pour se concentrer. Il était si effrayant…

- Que faisait-il ?

- Il voulait tuer la reine, dit-elle avec fermeté. Bramé voulait la tuer.

Owen reste silencieux. Il prend très au sérieux la vision de Dame Hilayna.

- Dame Hilayna, je soupçonne de plus en plus qu'il se trame quelque chose d'important. Quelque chose qui va au-delà de notre imagination, de ce que nous percevons. Je sens des menaces, confuses, imprécises, mais d'une ampleur suffisante pour que j'y porte vraiment attention. Vous n'avez pas vu le sinuire, vous ignorez à quoi cela ressemble, et, pourtant, votre vision en porte la trace. Je vais vous dire une chose importante : lorsqu'il s'en est pris à la reine et que je suis intervenu, je n'ai pu que le blesser. Aujourd'hui, je reconnais une erreur : j'aurais dû poursuivre le combat et le tuer. Votre vision porte sa marque, mais pas uniquement. Mais j'avais en tête de sauver la reine avant tout. C'est la raison pour laquelle j'ai rompu le combat dès qu'il l'a lâchée.

- Vous avez sauvé la reine.

- Oui. Mais je devrai tôt ou tard l'affronter à nouveau. Sous quelle forme ? Peut-être votre vision m'en donne-t-elle une idée…

- Mais la reine ? Il voulait s'en prendre à elle à nouveau ! Pourquoi ?

- Je l'ignore. Mais pourquoi avez-vous dit que je devais l'épouser, et vite ?

- Parce que c'est le seul moyen de la protéger. De la protéger de Bramé. Maintenant, je le sais, c'est lui qu'il faut craindre. C'est lui que je crains le plus. Tant qu'elle sera seule, je craindrai pour sa vie.

- Tant que le Conseil des Gardiens ne s'est pas réuni et n'a pas pris de décisions, je ne peux rien faire. Si ce n'est la protéger de mon bras et de mon épée. Nous devons attendre le retour de Limur.

Dame Hilayna se lève et se met à marcher en rond, avec de grandes enjambées, tout autour de son salon. Elle dodeline de la tête, et Owen se dit que personne n'a jamais dû la voir ainsi. Elle d'habitude si calme…

- Que pensez-vous que fera le Grand Maître ? Le Conseil ? Est-ce qu'une exception est possible ?

- Je l'ignore totalement. Je ferai tout ce que je peux pour les convaincre, mais je crois que cette question du mariage de la reine sera secondaire par rapport à tout ce qui arrive - ou menace d'arriver.

- Et pour vous ?

- Comment cela ?

- Cette question est-elle secondaire pour vous ? Est-ce que la reine passe après ces considérations ?

Owen se redresse dans son fauteuil, il fixe Dame Hilayna plus sérieusement encore.

- Non. Elle n'est pas secondaire. Mais je crois qu'elle et moi sommes partie prenante de ce qui va arriver. Ce ne sera pas moi sans elle, ni elle sans moi. Je le pressens depuis longtemps, Dame Hilayna, mais j'ai pensé jusqu'à une date récente que c'étaient mes sentiments qui me faisaient dire cela. Aujourd'hui, je ne le crois pas.

- C'est la licorne qui vous fait penser cela ?

- Oui. Pour moi, son message est clair. Mais il possède aussi un sens caché.

- Lequel ?

- Je ne peux vous révéler mes impressions. Je dois d'abord les confier au Conseil. Mon interprétation peut être faussée, par mes sentiments notamment. Comprenez que je reste prudent.

- Hum, oui, je veux bien l'entendre. Mais alors, nous attendrons Limur, soupire-t-elle.

- C'est ce que nous devons faire, oui. Parlerez-vous à la reine de votre vision ?

- Dois-je le faire ?

Owen réfléchit à nouveau.

- Je pense que vous devez le faire. Elle doit se préparer aussi.