Chapitre 35 : Les ombres de Sala

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Au petit matin, Kaïra ne parle pas de son rêve, mais Owen la devine cependant reposée, tout en restant soucieuse. Le repas se prend en silence, dans l'aube naissante. Puis, bien vite, ils remontent sur leurs chevaux et s'engagent dans la dernière partie de leur voyage.

En moins d'une heure, ils ont atteint la plaine par le chemin dont Olaf avait parlé la veille, et ils s'engagent dans la longue chevauchée qui va les mener jusqu'à Sala. A leur grand étonnement, il y a peu de mouvements autour de la capitale, alors que l'on devrait s'y agiter, car le commerce et les échanges sont toujours très florissants autour d'une grande ville comme Sala. La capitale leur paraît aussi, en approchant, bien calme. Ils croisent cependant quelques paysans et commerçants et Olaf interroge un vieil homme qui s'est arrêté un moment sur le bord du chemin.

- Les alentours de la ville sont bien tranquilles, mon brave, demande Olaf. Est-ce jour chômé ?

- Non pas, Seigneur Gardien, répond le vieil homme avec une certaine tristesse, mais nous sommes en deuil.

- En deuil ? Un malheur a donc frappé votre cité ?

- Oui. Notre prince, héritier du trône, Galiané, est mort. Sa dépouille a été rapportée il y a deux jours.

- Savez-vous comment cela est arrivé ? demande encore Olaf.

- On dit qu'il y eut une terrible bataille et qu'il y a participé. Mais je n'en sais pas plus... sans doute en apprendrez-vous davantage au palais.

- Oui, certainement, merci et allez en paix.

- Si les Gardiens se rassemblent en Sala, cela ne peut être que pour servir la paix, soupire le vieil homme.

Et Olaf perçoit dans ses propos à la fois espérance et crainte. Il ne peut lui en vouloir, mais ces mots sont aussi la preuve de la présence des leurs, ici, à Sala. Il tarde maintenant à Olaf de rejoindre le Grand Maître et il devine la même impatience chez les siens, y compris chez Alora.

Ils parcourent les dernières lieues jusqu'à la porte principale sans rencontrer de difficulté. Des soldats s'avancent vers eux, les saluent. Olaf prend la parole, il a convenu avec Owen et Olek qu'il apparaîtrait comme le chef de leur petite troupe, afin de laisser Owen plus en retrait.

- Nous sommes des Gardiens des Origines, dit Olaf en s'adressant au chef des soldats. Nous savons les nôtres en votre cité et nous voudrions les rejoindre.

- Nous allons vous mener à eux, Messire Gardien, dit le soldat avec respect. Mais je vous demanderai à tous de bien vouloir descendre de vos chevaux et d'avancer à pied dans la ville, par respect pour notre prince, décédé au combat.

- Nous avons entendu la nouvelle, en effet, dit Olaf. Elle est bien triste. Nous vous aiderons à organiser le deuil.

- Merci à vous, dit le soldat. Notre prince était apprécié à Sala, nous perdons notre futur roi...

A ses mots, et surtout à son ton, Olaf comprend que le soldat était un partisan de Galiané. Il n'oublie pas, non plus, que la capitale était son fief. Ici, le deuil ne sera pas fait de faux-semblants, contrairement à ce qui pourrait être le cas à Ménaru ou dans d'autres régions du royaume.

Comme l'a demandé le soldat, tous descendent de cheval avant d'entrer dans la ville. Owen marche aux côtés de Kaïra, Limur plane près de la souveraine, très attentif à tout, l'arc en bandoulière, mais la main prête à s'en saisir, tout comme à prendre une flèche. Olek ferme la marche, seul Siwu est resté assis sur l'encolure d'Ingir, en grande partie caché par les longs poils de sa crinière. On ne lui prête d'ailleurs pas vraiment attention.

Ils parcourent les rues de la belle cité en silence, les traces du deuil et de la peine qui afflige la population sont bien visibles. Visages tristes, larmes parfois effacées discrètement, vêtements sombres. Partout aussi, les fenêtres des maisons, des édifices, les murs des remparts ont été pavoisés aux couleurs du prince Galiané et du royaume de Salarin. Tout en avançant dans les rues, Olaf se demande comment la princesse Jébora a réagi à l'annonce de la mort de son frère, et ce que cela va changer dans la lutte pour le trône de Salarin. Si l'annonce de la mort de Galiané donne l'avantage à Bramé, ce n'est pas pour autant que ce dernier ne rencontrera plus aucune résistance et l'emportera aisément.

Kaïra, protégée par les chevaux et son entourage, reconnaît aisément la ville. Alors qu'ils approchent du palais, elle songe au prince Jarbek. Elle l'espère en sécurité et, notamment, que le Grand Maître a prévu une protection particulière pour lui. Sans doute était-il considéré comme quantité négligeable par son aîné, mais il était légaliste : pour Jarbek, il était normal que Galiané soit couronné, étant l'aîné. Mais sa mort change aussi les choses pour le dernier des enfants du roi.

Enfin, ils franchissent la porte du palais et entrent dans la grande cour. Des palefreniers s'empressent auprès des chevaux, mais les Gardiens prennent avec eux une partie de leurs affaires. Owen glisse un mot à l'oreille de Kaïra concernant son disque et elle l'assure l'avoir bien sur elle.

On les conduit alors dans la grande salle où se trouvent la princesse Jébora, le Grand Maître et Alana, ainsi que quelques hauts dignitaires du régime. Ils saluent la princesse avec déférence, Olaf menant toujours leur petite délégation. Déjà, le Grand Maître a compris certaines choses et il perçoit la prudence de ses amis. Il sait aussi qu'Owen possède l'épée de feu même si, pour toute personne présente, il est impossible de la distinguer d'une autre épée, hormis qu'elle est un peu plus longue et que sa garde est différemment ouvragée, révélant qu'il s'agit d'une épée bien plus ancienne que celles qu'utilisent les chevaliers de cet âge.

- Princesse Jébora, je vous salue au nom de mes camarades ici présents, dit Olaf. Merci de votre accueil. Grand Maître, nous sommes heureux de vous retrouver.

- Maître Olaf, soyez les bienvenus ici. Nous vous accueillons cependant en de tristes circonstances. Mais je vois que vous n'êtes pas venus qu'entre Gardiens... Majesté, je ne m'attendais vraiment pas à vous trouver ici, dit Jébora en s'adressant à Kaïra qu'elle avait parfaitement reconnue.

- Je suis venue pour demander justice, Princesse, dit Kaïra avec respect et noblesse. Sachant le Grand Maître des Gardiens ici présent, c'est à lui que j'ai une demande à formuler.

- Oh, et laquelle ? interroge Jébora assez intriguée.

- Justice pour mon peuple qui a subi une terrible attaque alors que nous étions en paix. Justice pour les miens qui sont tombés au combat ou qui ont été massacrés par une armée portant les couleurs de Salarin.

Un silence terrible suit les mots de Kaïra. Le Grand Maître est très grave. Ce que révèlent les propos de la jeune souveraine n'est rien moins qu'une accusation directe portée contre ceux de Salarin. Et confirme aussi les impressions que la plupart des Gardiens ont perçues : celle du terrible combat et d'une attaque menée par le Seigneur des Ténèbres. Cependant, il reste silencieux et observe avec attention la scène se déroulant devant ses yeux. Owen se tient bien droit aux côtés de Kaïra et lui vient alors une vision plus nette de ce qu'il avait déjà pressenti. Owen est désormais le protecteur de Kaïra, les sentiments du jeune homme pour la jeune souveraine sont palpables et bien perceptibles, du moins pour lui. Il mesure aussi la détermination et la force d'Olaf et d'Olek, l'inquiétude de Limur, toujours aux aguets, et même celle de Siwu, bien que celui-ci, fidèle à la nature des Gronfalls, paraisse joyeux et toujours prompt à l'ironie.

Olek s'avance alors et dit :

- Grand Maître, Princesse Jébora, j'étais présent en Rankir ces derniers temps, vous le savez. J'étais demeuré auprès de la reine Kaïra et des siens pour veiller à ce que la fin de l'épreuve du Blanc Cerf se déroule sans soucis. J'ai pu rencontrer vos frères à cette occasion, Princesse, mais aussi les autres prétendants à la main de la reine Kaïra. Un matin, nous nous sommes retrouvés face à une puissante armée s'avançant vers la ville. Ses intentions étaient clairement belliqueuses et on pouvait deviner des incendies dans la plaine, vers le nord, là où elle était passée. La reine et ses conseillers ont ordonné la levée des armées de Rankir, pour défendre la population et la ville. J'ai combattu auprès des siens et ai été blessé, puis secouru par des villageois. Mais aujourd'hui, la ville de Rankir a été vidée de ses habitants, une grande partie des Humains sont morts, ou gravement blessés. Beaucoup d'Aériens ont combattu aussi et sont tombés. Les deux conseillers de la reine, Messire Van'dal et Messire Lorrek, ont péri. Seule Flonara, conseillère des Delphiniens et une grande partie de son peuple ont survécu, protégés par les eaux. La reine vient demander justice pour les siens et je ne peux qu'être témoin de la justesse de sa demande.

- Cette armée portait nos couleurs ? s'étonne Jébora. C'est impossible !

- Hélas, votre Altesse, dit Olek, c'était bien le cas.

- Je ne comprends pas, dit-elle. Je ne comprends pas d'où venaient ces soldats.

- Princesse, intervient le Grand Maître, je crois que nous devrons avoir une longue discussion tous ensemble pour comprendre ce qui est survenu en Rankir et régler ce différend. Mais, pour l'heure, vous êtes en deuil et nous nous devons de le respecter. Je prie donc la reine Kaïra de bien vouloir différer sa demande.

- Je suis d'accord, Grand Maître, dit Kaïra avec autorité, et si la princesse Jébora l'accepte, je serai heureuse de soutenir les siens dans cette épreuve, et notamment le jeune prince Jarbek dont j'avais fait connaissance lors de mon précédent séjour chez vous.

- Je ferai savoir à mon frère que vous êtes arrivée, il vous apprécie beaucoup, dit Jébora. Mais je vous invite tout d'abord à prendre un peu de repos. Une cérémonie de recueillement est prévue en fin de matinée, si vous souhaitez y participer, j'accepte votre présence avec sincérité.

Kaïra marque une courte inclination en signe d'agrément.

- Je demande la possibilité de nous retirer, Princesse, vous avez encore beaucoup à faire avant la cérémonie, dit le Grand Maître.

- Je ferai préparer des appartements pour la reine Kaïra, dit la princesse, mais en attendant...

- Je me joindrai aux Gardiens, si le Grand Maître accepte ma présence, dit Kaïra.

- Bien volontiers, Majesté, dit le Grand Maître avant que Jébora puisse émettre la moindre objection.

**

Tous les Gardiens et les appelés sont rassemblés dans une grande salle commune, dans une des ailes du palais des souverains de Salarin. Quand ils voient entrer le Grand Maître suivi d'Olek, Olaf, Owen et Alora, beaucoup affichent leur soulagement et leur joie à revoir leurs amis. Ils étaient inquiets de ce qu'ils allaient trouver en Rankir, mais la surprise s'affiche aussi sur leurs visages en voyant Kaïra. Certains ne la connaissent pas, mais tous l'identifient comme une Régnante, porteuse d'un disque sacré.

- Mes amis, dit le Grand Maître, nous voilà tous réunis à mon grand soulagement, et je pense aussi au soulagement de tous, sans qu'aucun d'entre nous n'ait succombé. Beaucoup de choses seront à expliquer, à comprendre, mais l'heure n'est pas à cela pour le moment. Nous devons nous réjouir de nous retrouver et ce avec, qui plus est, des atouts auquel nous n'aurions pas pensé, que nous n'aurions pas pu espérer. Mais, pour nombre d'entre nous qui ne la connaissent pas, je vous demande d'accueillir parmi nous la reine Kaïra. Elle est venue demander justice pour son peuple, et nous veillerons à ce que cela soit entendu. Je propose que nous prenions tous un léger repas, avant de participer à la cérémonie de recueillement en hommage au prince Galiané. Je vous rappelle encore une fois, et notamment aux appelés, de ne pas rester isolés. Chaque jour qui passe, chaque heure, même, nous le percevons tous, le Seigneur des Ténèbres accroit sa présence ici. Bientôt il nous apparaîtra dans toute sa réalité et le combat s'engagera. Mais si nous devons nous y préparer, nous devons aussi, encore et toujours, jouer notre rôle de Gardiens.

Chacun agrée et alors que quelques appelés et Gardiens préparent le repas, les autres entourent leurs amis. Adena est la première à se porter auprès d'Owen et le regarde un long moment. Son élève a bien grandi, bien changé. Elle le trouve plus mûr, plus confiant, plus fort aussi que lorsqu'il les a quittés, après le Conseil des Gardiens, mais très déterminé. Il ne fait plus nul doute pour Adena qu'Owen sera l'un des principaux adversaires du Seigneur des Ténèbres.

- Te revoilà donc, Owen, dit-elle.

- Oui, Adena, répond-il avec un léger sourire. Nous sommes venus aussi vite que possible, mais nous nous étions rendus assez loin dans la forêt d'Argol, jusqu'en territoire Gronfall. Siwu y avait conduit la reine et ses suivantes pour les mettre à l'abri.

- Tu n'y as pas trouvé que la reine, dit Adena d'un ton sérieux.

- En effet, dit le jeune homme en portant la main à sa ceinture, mais sans sortir l'épée.

- L'aura des Esprits t'accompagne. Chacun de nous peut le percevoir.

Le Grand Maître s'est approché à son tour et pose sa main sur l'épaule d'Owen.

- Tu vas avoir beaucoup à nous raconter. Passons à table, que chacun puisse profiter de ton récit. Olek et Olaf apporteront les précisions dont nous aurions besoin. Il est important que tu nous racontes tout, Owen.

- Il nous tardait de vous retrouver, dit le jeune homme, mais plus encore pour cela, ajoute-t-il en désignant la garde de l'épée.

- Je le comprends. De grandes choses sont en œuvre et je me réjouis que tu aies réussi.

Tous passent rapidement à table, une boisson chaude, aux herbes, préparée par une des Gardiennes, fait du bien à tous et Kaïra l'apprécie grandement. Elle s'est assise aux côtés d'Owen, sans se demander si cela pouvait se faire ou pas. Elle devine que leur situation personnelle passe après ce qui va se jouer et, quelque part, cela la rassure. Mais elle se doute aussi qu'ils ne pourront pas échapper aux questions à ce sujet.

Alors que chacun commence à manger, Owen entreprend le récit de leur voyage. Kaïra est cependant surprise de la façon dont il raconte les choses. Ce n'est pas un récit linéaire, il n'évoque pas non plus de faits marquants, mais aborde bien plus les impressions qu'il a ressenties, ses réflexions, les conclusions qu'il tire de ses expériences. Il explique notamment comment il a deviné que le Seigneur des Ténèbres avait lancé sa première attaque contre Rankir, avant d'évoquer la mort de la licorne. Il ne s'appesantit pas en revanche sur le champ de ruines et de mort laissé devant la capitale, non par souci d'épargner ce récit à Kaïra, mais parce que cela n'apporte rien à ce qu'il conte à ses semblables.

Quand vient le moment d'évoquer l'épée de feu, chacun cesse de manger et l'écoute avec plus d'attention encore. A ce moment du récit, Olaf prend la parole et apporte son éclairage sur les visions qui ont été les siennes lorsqu'ils sont entrés en communion avec les Esprits. Quand il en a terminé, il se tourne vers Alora pour que la jeune fille, assise à ses côtés, raconte elle aussi ce qu'elle a perçu.

- Lors de ce voyage, j'ai eu à nouveau la vision qui avait été la mienne sur l'Ile aux Esprits, dit-elle. J'ai revu le Seigneur des Ténèbres, cette sorte de monstre à plusieurs têtes qui se battait face à nous. Mais aussi et encore plus nettement que sur l'Ile aux Esprits, Owen affrontant le Seigneur avec l'épée de feu. Celle-ci était bien nette dans ma vision, bien claire, et je l'ai reconnue sans peine lorsqu'Owen l'a sortie de l'autel où elle était enfoncée. Il y avait plusieurs présences avec lui, plusieurs des nôtres, mais pas seulement. Mais je ne peux pas apporter d'autres précisions, dit-elle avec un soupçon de regret dans la voix.

- Ce sont déjà des éléments très riches, Alora, intervient le Grand Maître. Rares sont les appelés qui reçoivent autant des Esprits ou, du moins, qui sont capables de décrire une vision avec autant de précision. Ce que tu nous dis là est très important et doit nous donner à toutes et tous force et courage pour le combat à venir. Mais livrez-moi aussi vos impressions depuis que vous êtes entrés en Salarin, ajoute-t-il en regardant à nouveau les trois Gardiens.

- La mort est déjà là, dit Olaf. Mais je comprends mieux cette impression qui nous a saisis, hier soir, alors que la plaine et la ville s'étendaient à nos pieds, mais que nous étions encore trop loin pour vous rejoindre.

- Oui, on peut l'interpréter plus aisément maintenant, sachant que la dépouille du prince Galiané a été ramenée jusqu'ici, dit Olek.

- Pourtant cette impression de mort ne peut se limiter à celle du prince et de ses hommes, dit Owen. Elle étend son emprise au-delà d'eux.

Le Grand Maître hoche imperceptiblement la tête, Alana et Adena ont soudain le front soucieux : Owen a perçu des choses au-delà de ce qu'eux-mêmes peuvent ressentir ou, en ce qui concerne les deux Gardiennes, la perception d'Owen confirme ce qu'elles-mêmes, le Grand Maître et peut-être quelques autres Gardiens et Gardiennes très aguerries ont perçu.

Tous les convives gardent le silence. Les regards vont d'Owen au Grand Maître, mais s'attardent aussi sur Olaf, Olek et Alora. Beaucoup sont impressionnés, même s'ils ne le montrent pas, par les dires de la jeune adolescente. Aucun ne met en doute ce qui a été rapporté. Qu'il s'agisse de la licorne ou de l'épée de feu, de la bataille qui s'est déroulée en Rankir. Mais, pour certains, une question reste en suspens : la relation entre Owen et Kaïra. Mais de cela, aucun n'oserait en parler avant que le Grand Maître n'aborde la question. Ce dernier n'a, pour l'heure, pas l'intention d'y faire allusion et préfèrerait s'entretenir avec les deux intéressés.

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