Chapitre 38 : Le secret d'Olaf (première partie)
Une aube claire et fraîche se lève sur les jardins de Rankir. La rosée s'est déposée sur les plantes, les fleurs que Maître Gafori a tant choyées. Un jeune jardinier s'active, de ci, de là, après avoir fait tout le tour des jardins, comme son maître le lui avait enseigné. Il sait la reine de retour et veut lui offrir une vision agréable et sereine des lieux dont il prend soin désormais, car il sait combien elle les aime.
De loin, il avait assisté à la grande bataille, entendu le choc des armes. Il avait tenté de fermer ses oreilles aux cris des suppliciés, mais n'avait pu fermer ses yeux devant le massacre. Caché dans un recoin, tremblant de peur, incapable de bouger, il avait vu mourir son maître. Quelques instants plus tôt, la licorne avait dévalé les marches du palais, fuyant le danger. Les jardiniers avaient cru que les soldats ennemis envahissaient déjà le palais et plusieurs, armés simplement d'outils, avaient rejoint les leurs pour combattre. Lui se sentait pleutre et trop effrayé. Il n'avait pas revu ses compagnons de travail vivants. Maître Gafori avait tenté de les retenir, mais à l'heure du choix, chacun est libre de son destin. Il avait ordonné à Lorion de se mettre à l'abri alors que lui-même guidait la licorne dans les jardins. Le gracieux animal avait accepté de le suivre. Puis les soldats étaient arrivés, brandissant leurs armes. A leur tête, un homme que Lorion avait reconnu : le prince Bramé. Ses vêtements étaient déjà couverts du sang de ses victimes, son épée lançait des éclats rouges. Il avait frissonné en le voyant suivre le chemin emprunté par son maître et la licorne. Lui avait à la main un simple petit couteau et, avec courage, il s'était glissé à travers les buissons, invisible, mais il était arrivé trop tard. Déjà son maître tombait à terre, recouvrant la licorne au flanc blessé. Bramé avait lancé un rire de dément vers le ciel et s'en était retourné, sa terrible besogne accomplie : plus personne, désormais, ne pouvait s'opposer au règne du Seigneur des Ténèbres : la licorne n'était plus.
Longtemps Lorion était resté immobile, le visage couvert de larmes devant tant de beauté disparue. Puis il avait fui, à l'abri de la forêt, avait trouvé refuge auprès d'Aériens. Mais il avait été, comme tant d'autres, incapable de raconter ce qu'il avait vu. Ce fut seulement avec l'annonce du retour de Dame Hilayna au palais qu'il était revenu à son tour, aidant leurs amis Aériens à ramener des blessés, à escorter d'autres réfugiés jusqu'à la ville. Là, il avait repris son travail, mais avait longtemps évité le lieu qu'il considérait comme maudit, jusqu'à ce que le Gronfall nommé Siwu, l'ami du Gardien Maître Owen, ne se promène à son tour dans les jardins et ne fasse enterrer Maître Gafori aux côtés de la licorne. Alors seulement, Lorion avait pu reprendre son travail dans toute l'étendue des jardins.
Ce matin-là, comme toujours, il s'est levé tôt, alors que les premiers rayons du soleil caressaient doucement la cime des arbres. Après le petit tour d'inspection, pour évaluer quelle plante avait le plus besoin de soins ce jour-là, il se met au travail avec application, songeant comme chaque matin à ce que Maître Gafori leur enseignait. Cela fait déjà quelques heures qu'il s'active, lorsqu'il entend un babillage qu'il reconnaît aisément. C'est Messire Siwu et Lorion s'interrompt alors pour le saluer. Mais le Gronfall n'est pas seul, puisqu'il accompagne la reine et le Gardien, Maître Owen. Lorion a déjà entendu quelques rumeurs, et on dit le Gardien époux secret de la reine. Le jeune homme hésite un moment, mais Kaïra l'a aperçu et dirige ses pas vers lui. Il la salue avec déférence :
- Majesté, je suis heureux de vous saluer ce matin. J'espère que la promenade vous sera agréable.
- Messire Lorion, je suis heureuse de vous revoir moi aussi. Vous êtes seul désormais, pour prendre soin de mes jardins.
- L'hiver me donnera moins de travail, Majesté, mais j'espère trouver vite un ou deux apprentis.
- Il faudra le faire savoir, en effet. Mais dites-moi, comment vont mes rosiers ?
- Ils sont encore beaux, Majesté. Bien sûr, j'ai dû couper quelques branches, déjà, et je prépare leurs pieds pour l'hiver.
- Nous allons nous y rendre, mais j'aimerais que vous veniez avec nous. Je voudrais vous parler d'un en particulier dont il faudra prendre grand soin. Son pied m'a été donné par le roi de Petimont.
Lorion s'incline et précède la reine, le Gardien et le Gronfall. Ils marchent tranquillement, Kaïra retrouvant avec plaisir les différents îlots de couleurs, de formes et de senteurs que Gafori avait su créer. Enfin, les voilà devant le rosier qui a bien poussé au fil de la saison. Kaïra en est ravie :
- Il était si petit au moment de la lune d'été ! s'exclame-t-elle. Voyez, mon aimé, comme il a pris de la vigueur et toutes les belles fleurs qu'il m'offre encore.
- C'est vrai, dit Owen. En voulez-vous une ?
Kaïra lui sourit en retour. Lorion s'est éloigné un peu, se faisant discret. Il voit le Gardien sortir son couteau et se saisir d'une jeune tige portant une fleur en bouton, à peine ouverte. Il la cueille délicatement, puis la porte vers la chevelure de la reine, l'y glisse entre deux mèches.
- Croyez-vous que son pied sera un jour aussi vigoureux que celui de Petimont ? demande Kaïra.
- J'en suis certain. Et nul ne pourra l'enlever de votre terre.
Comme lorsqu'ils s'étaient promenés dans les jardins du roi Erandur, ils oublient qu'ils ne sont pas tout à fait seuls. Mais ni Siwu, ni Lorion, ni même Dame Hilayna qui observe la scène depuis la fenêtre de sa chambre, ni les gardes du palais qui veillent de loin, ne peuvent trouver à redire. Après avoir glissé la fleur dans les cheveux de Kaïra, Owen pose simplement sa main sur sa taille, puis l'emmène un peu plus loin.
Siwu et Lorion les suivent. Le jardinier a échangé un regard avec le Gronfall et celui-ci a simplement opiné de la tête.
- Owen, demande Kaïra, vous souvenez-vous du jour où vous aviez découvert mes jardins ?
- Je n'ai oublié aucun des moments passés avec vous, et encore moins ceux vécus ici, chez vous. Vous m'aviez montré votre rosier ancien, aux fleurs si fines et découpées. Et l'autre, que Maître Gafori avait planté à côté pour qu'il vous offre son parfum si délicat.
- Je suis heureuse de les revoir... eux aussi.
Owen n'ajoute rien, mais il sait que Kaïra va découvrir à cet endroit bien autre chose...
Quand la jeune femme et le jeune homme passent l'allée étroite entre les buissons, elle s'arrête soudain en voyant, au bout, le tertre de terre et le cercle de pierres. Ils se trouvent non loin du rosier que Kaïra voulait admirer.
- Qu'est-ce là-bas, mon aimé ?
- L'endroit où reposent désormais Maître Gafori et la licorne.
- Ils... Ils sont là ? Ils n'ont pas été emmenés ailleurs ? s'interroge Kaïra en le fixant intensément.
- Non. Siwu va vous raconter ce qu'il en est...
Le Gronfall s'avance alors et commence le récit qu'il a fait hier à Owen. Quand il a terminé, Kaïra reste un moment silencieuse, puis dit :
- Quelque part, je suis heureuse que Maître Gafori demeure à jamais au cœur de ce jardin, auprès des plantes sur lesquelles il a veillé toute sa vie. Il veillera encore sur mes roses... Mais la licorne... c'est plus étonnant...
- Elle était un être de l'autre monde, mon aimée, dit doucement Owen. Comme je vous l'avais rapporté, Maître Gafori l'a protégée autant qu'il l'a pu. Elle a rendu son dernier souffle auprès de lui sans avoir pu rejoindre son monde. Il demeure d'elle désormais une trace dans le nôtre, en plus de nos souvenirs. Mais voyez, dit-il encore en la menant plus près du tertre. Elle vous offre un dernier cadeau.
Kaïra regarde attentivement la petite pousse qui a surgi au milieu du tertre.
- On dirait... souffle-t-elle. On dirait... les mêmes feuilles que celle que la licorne m'avait confiée, que vous aviez prise aussi dans la grotte des Gronfalls...
- Oui, confirme Owen. Désormais, au cœur de vos jardins poussera l'Arbre Eternel.
**
Si Owen et Kaïra ont pris le temps ce matin-là de se promener dans les jardins, Dame Hilayna ayant veillé à ce qu'on laisse la jeune souveraine se reposer le plus possible - il ne faudrait pas qu'il arrive malheur à l'héritier ! -, la jeune femme rencontre aussi Flonara au cours de la matinée. Owen assiste à leur entrevue, teintée de beaucoup d'émotions. Flonara lui fait le récit aussi détaillé que possible de ce que les Delphiniens ont fait au cours des semaines écoulées, mais elle conseille aussi la jeune souveraine, insistant notamment sur la nécessité d'organiser un vote pour désigner deux nouveaux conseillers, pour remplacer Messires Van'dal et Lorrek.
Après cette entrevue, Kaïra, Flonara, Dame Hilayna et Owen gagnent la grande porte du palais. Kaïra a fait convoquer la population afin de faire une déclaration. Limur et ses gardes Aériens sont auprès d'eux. C'est Dame Hilayna qui, la première, prend la parole.
- A tous les présents, et au-delà, à toute la population de Rankir, la reine Kaïra est revenue en ses terres. Elle va désormais reprendre toutes ses prérogatives pour assurer au mieux la vie quotidienne de notre cité et reprendre en main la destinée de nos trois peuples unis. Une épreuve terrible nous a frappés, mais nous sommes toujours debout. La reine va vous parler.
Kaïra s'avance à son tour et dit :
- La force qui a semé la mort et la désolation en nos terres a été vaincue. Le prince Bramé, un des prétendants au trône de Salarin, s'est rendu complice de cette force. Il a péri, de même que son frère, Galiané. Aujourd'hui, c'est le dernier enfant héritier du trône qui mène la destinée de Salarin. Je pense pouvoir déjà affirmer que nous pourrons entretenir avec le futur roi Jarbek des relations de bon voisinage. Il est avisé et intelligent, et ses ambitions ressemblent aux nôtres : assurer la paix et la prospérité de son peuple sans nuire à ses voisins. Une délégation de Gardiens des Origines est également en chemin pour l'aider, car la tâche, bien que différente de ce que nous avons à faire en Rankir, est immense. Au nom de tous, je tenais à remercier chacun d'entre vous qui, avec ses propres moyens, a aidé son prochain, qu'il soit Delphinien, Aérien ou Humain. Face à la destruction et la haine, nous avons survécu aussi grâce à l'entraide et l'amitié qui nous unissent. C'est aussi sur ces forces que nous allons nous appuyer, dès aujourd'hui, pour reconstruire ce qui a été détruit. Avant la fin de la dernière lune d'automne, nous aurons procédé à un vote pour désigner les deux conseillers qui remplaceront Messire Lorrek et Messire Van'dal qui ont malheureusement péri au cours du combat à Rankir. Si des prétendants à ce poste se trouvent parmi vous, je vous demande de vous faire connaître le plus rapidement possible auprès de moi-même et de vos semblables afin que cette désignation puisse se dérouler au mieux et que le Conseil puisse à nouveau siéger normalement. Dame Flonara a été confortée dans son rôle de conseillère des Delphiniens par son propre peuple. Elle conserve donc toute ma confiance. Quand le Conseil sera de nouveau au complet, la première chose que je lui demanderai sera d'organiser une grande cérémonie qui se déroulera au-delà de la ville, près du rivage, afin que tous puissent y assister. Cette cérémonie sera l'occasion de nous recueillir et de rendre hommage à tous ceux qui sont tombés, mais aussi d'assurer de notre soutien et de notre compassion tous ceux qui ont perdu un ou plusieurs êtres chers, tous ceux qui souffrent encore de blessures.
A ce moment de son discours, Kaïra marque une courte pause. Elle voit certains opiner du chef, se permettre quelques apartés avec leurs voisins. Elle sent aussi que son peuple accepte ses décisions, et peut-être même qu'il les attendait. Puis elle reprend :
- Je voulais vous faire part également de décisions qui me sont personnelles, mais qui vous touchent cependant, car elles concernent l'avenir de ma lignée. J'ai pris Maître Owen ici présent pour époux. Il veillera désormais à mes côtés et sera d'une grande aide pour nous tous. Il mettra son savoir, et notamment ses connaissances de guérisseur, au service de tous.
Un murmure court parmi la foule. La reine est mariée ! Mais il n'y a pas eu de cérémonie comme c'est d'usage... et Kaïra devine que les siens en sont un peu frustrés. Sans doute qu'un mariage aurait réjoui le cœur de tous ses sujets, surtout s'ils savaient qu'elle était elle-même heureuse de son choix. Elle laisse revenir le silence avant de terminer :
- Enfin, je voulais vous faire savoir que je portais l'héritier du royaume et que sa naissance devrait survenir avec l'arrivée du printemps.
Elle prononce cette dernière phrase avec un large sourire, et chacun sent le réconfort et la joie envahir son cœur, même pour ceux qui sont encore durement marqués par la terrible bataille de l'été.
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