Si Kaïra est restée allongée quelques jours pour se remettre de son accouchement, elle n'en demeure pas moins informée de ce qui se passe dans le royaume et si les Conseils sont quelque peu abrégés, ils se tiennent cependant, mais dans le salon de la reine. Une dizaine de jours après la naissance de ses deux enfants, Kaïra reprend toutes ses prérogatives et, après un premier Conseil tenu cette fois dans la salle ronde, elle demande à Olaf de la rejoindre.

Le grand Gardien la retrouve dans la Salle du Conseil.

- Vous vouliez me voir, Majesté.

- Oui, Maître Olaf. Je souhaitais vous dire que j'étais heureuse de votre présence en ces jours de réjouissances pour nous tous, et je vous remercie d'avoir été à nos côtés. Après les épreuves que nous avons traversées, que vous soyez ici lors de la présentation à mon peuple de mes enfants, les futurs régnants, ne pouvait que renforcer notre espérance.

- Je n'ai fait que mon devoir, Majesté, répond-il en s'inclinant légèrement.

Kaïra sourit, marque un léger silence, puis reprend :

- Je n'ai pas encore eu l'occasion de me rendre à la Salle des Morts et j'aimerais que vous m'y accompagniez. Acceptez-vous ?

- Je l'accepte, Majesté, dit-il en s'inclinant cette fois un peu plus.

Il se redresse, la fixe droit dans les yeux, puis la suit à travers les couloirs du palais. Ils gagnent ensemble le sous-sol, dans son aile la plus avancée vers la mer. Là se trouve la Salle des Morts. Kaïra sort d'un pli de sa robe la lourde clé qu'elle introduit dans la grosse serrure forgée. Puis Olaf pousse la porte de chêne brut, pour laisser passer la reine.

En proie à une étrange émotion, Olaf reste sur le seuil, laissant Kaïra s'avancer entre les gisants, la regardant se diriger vers la tombe de son père, le roi Gondir. Là, elle se recueille un moment, avant de se tourner vers le Gardien. A nouveau, il la regarde avec intensité, et la prière muette qu'il lit dans les beaux yeux noirs ne peut que l'inciter à s'approcher et à la rejoindre.

Ensemble, ils s'avancent auprès de la tombe de la reine Khema. La voix douce de Kaïra résonne sur les murs de pierre blanche.

- La dernière fois que je suis venue ici, vous le savez, Maître Olaf, c'était dans des circonstances dramatiques. Je vous ai raconté la vision que j'ai eue... et vous m'en avez donné votre interprétation. Mais il est un mystère qui demeure pour moi...

Olaf hoche la tête. Il réfléchit un instant, puis, alors que Kaïra se tient bien droite près du gisant de sa mère, il pose sa propre main sur la petite fleur qu'elle tient contre son cœur. Alors, la vision s'offre à nouveau à la vue de Kaïra, vision cette fois partagée par Olaf.

La toute jeune fille que Kaïra avait reconnue comme étant sa mère, ce qu'Olaf lui avait confirmé, leur apparaît à nouveau. Ses longs cheveux noirs coulent sur son dos, ses épaules. Elle se tient assise près d'une source claire, son sourire est doux et elle chantonne une mélodie qui ravit les cœurs et enchante les esprits. Puis une silhouette s'approche, homme grand, bien bâti, vêtu d'un large manteau. A cet instant, Kaïra regarde Olaf. Son visage, pour une fois, reflète les émotions qui étreignent son cœur. Tristesse, tendresse, amour. Elle reconnaît parfaitement ce sentiment pour le voir désormais si souvent sur le visage d'Owen, à son égard. La voix du Gardien, à son tour, résonne sur les murs blancs.

- Je connaissais votre mère depuis sa naissance. Nous étions originaires du même peuple, de la même cité. Elle était fille de la lignée des nobles cavaliers de la plaine d'Héol, sur la grande île du sud, là où le soleil se couche pour se relever aussitôt. Je l'ai quittée alors qu'elle était une enfant, d'à peine 4 ans, pour suivre ma formation de Gardien. Même si j'ai eu à cœur de suivre l'enseignement des Gardiens des Origines et de respecter les fondements de notre Ordre, je n'ai jamais pu l'oublier. J'avais toujours eu le sentiment, même en étant encore un enfant, de devoir veiller sur elle. Ce sentiment m'a poussé à revenir sur notre île, une fois ma formation achevée. Cette vision que nous avons devant les yeux rappelle ce moment où nous nous sommes revus. Elle était devenue une toute jeune fille, elle avait alors à peine douze années. J'étais déjà un homme accompli. Mais la revoir a transformé ma vie. Je savais qu'éprouver des sentiments amoureux était contraire à mon Ordre, mais c'était difficile de s'en dédire. Je me suis alors éloigné, jusqu'à ce que le Grand Maître me demande d'être présent à Rankir, aux côtés du roi Gondir, pour son mariage, et d'assister dans le même temps à son couronnement. J'ignorais que votre mère allait devenir son épouse. Ce fut une grande épreuve pour moi, mais elle m'a aussi été utile. J'ai compris que mon devoir, mon vrai devoir, était d'être Gardien et je me suis efforcé, toujours, d'agir ainsi.

- Vous êtes un grand Gardien, Maître Olaf, dit Kaïra. Ma mère connaissait-elle vos sentiments à son égard ?

- Elle les a devinés... cette petite fleur en est la preuve. Et j'ai été très ému quand j'ai découvert qu'elle avait demandé à ce qu'elle soit gravée sur son gisant. Mais vous devez savoir qu'elle a aimé votre père, très sincèrement. De même qu'il l'a aimée en retour, et que son décès a été source de grand chagrin pour lui.

Il marque un temps de silence, avant d'ajouter :

- Mais aussi, vous le comprenez, pour moi.

Kaïra hoche la tête. Olaf reprend :

- Je ne sais comment notre Ordre va évoluer sur cette question. Rares sont les Gardiens et Gardiennes à ne pas être confrontés, à un moment ou à un autre de leur vie, à l'amour. Mais bien souvent, nos principes, l'importance que nous accordons à notre devoir, le rôle que nous jouons est suffisant pour nous éviter de franchir l'interdit. Ce qui est arrivé à Owen est inédit. L'amour qu'il vous porte et que vous lui portez était une des forces qui nous a permis de vaincre le Seigneur des Ténèbres. Sans vous, je ne peux bien entendu pas affirmer que nous aurions échoué, mais le combat aurait été plus âpre, plus difficile.

- Avez-vous été surpris de la décision prise lors du dernier Conseil auquel Owen a assisté ? demande encore Kaïra.

- Non, pas vraiment. Cette décision représente aussi toute la sagesse de notre Ordre et correspond à la réalité de notre monde d'aujourd'hui. Ce qui est survenu, en Rankir et en Salarin, va être connu de tous, à travers notre monde. Les Gardiens auront pour mission de raconter ces événements pour que nul n'ignore ce que nous avons affronté, à quel danger aussi, nous avons échappé. Cela fera partie des grandes légendes de notre monde. Mais l'Ordre des Gardiens des Origines demeure. Il n'a pas été détruit par le Seigneur des Ténèbres, bien que nous représentions son principal ennemi. Notre Ordre sera, demain, dirigé par Alora. Elle est très jeune, mais possède le soutien des Esprits et la connaissance. Elle sera très certainement une Grande Maîtresse, parmi toute la lignée des Grands Maîtres des Gardiens. Elle aura aussi pour elle d'avoir été artisane du combat que nous avons mené, d'avoir vu Owen à l'œuvre, que ce soit pour prendre l'épée de feu ou pour combattre. Elle va recevoir aussi tous les enseignements nécessaires, de la part du Grand Maître, comme de notre part à tous. Notre Ordre retrouvera de la stabilité tout le temps qu'elle nous mènera. Après... nous ne serons plus, ni vous, ni moi, ni Owen, pour savoir ce qu'il adviendra, mais nous aurons, tous, selon nos capacités, œuvré pour maintenir l'équilibre de ce monde. Et cela représente l'essentiel à mes yeux.

Kaïra demeure songeuse. La main d'Olaf est toujours posée sur la petite fleur de pierre, mais leur vision a depuis longtemps disparu. Elle se dit qu'il est temps de quitter la Salle des Morts, de laisser la pierre recouvrer son secret.

En refermant soigneusement la porte derrière elle, Kaïra se fait la promesse de taire le secret d'Olaf à tout jamais.