Eclipse

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Le port est vide à cette heure-ci. Il y a un coin tranquille, un peu déporté par rapport à l’embarcadère, où la vue est imprenable sur la crique qui s’ouvre derrière la ville. C’est là qu’on se retrouve toujours avec Evans, depuis le soir de sa première histoire.

Après la touffeur de la taverne, la brise iodée rafraîchit mon visage et mes poumons. J’avance sur la jetée et me laisse tomber à son bord, le bout des pieds frôlant les flots endormis. La nuit est belle. Aussi belle et profonde que ses prunelles sont lumineuses. Que je verrai pour la dernière fois ce soir. À cette pensée, ma poitrine se serre douloureusement.

Le temps passe, je me perds dans mes pensées au rythme du flux et du reflux des vagues. C’est son visage qui me hante sans répit, qui se superpose aux phrases fantômes que j’ai entendu toute ma vie durant.

Puissants et malintentionnés. Si on les avait laissés faire plus longtemps…

Je n’arrive pas à voir chez elle le monstre qu’on m’a appris à détester toute ma vie, le monstre dépeint dans les témoignages de mes ancêtres.

… tous les éradiquer… jusqu’au dernier…

Je vois ses yeux rieurs, pétillants. Son sourire que le soleil lui-même envie. Je sens ma volonté faiblir, et mon serment se rappeler douloureusement à moi, lorsque sa voix me ramène sur la jetée frissonnante.

- Salut, Lockwood.

- Salut, Evans.

- Ça fait longtemps ?

- J’ai failli t’attendre…

- Que tu sais. Ça fait longtemps ?

Évidemment. Je peux tirer un trait sur mon baiser d’adieu.

- Tu crois que c’est le moment de faire du sarcasme ?

La caste des Héritiers peut entrer dans ton esprit si tu leur laisses l’occasion de le faire. Ils sont dangereux. Ne te fie jamais à eux.

En voyant l’expression meurtrie sur le visage d’Evans, je comprends qu’elle m’a en effet entendu pensé. Ça devrait me faire peur, ou me faire sortir de mes gonds mais je ne ressens qu’une profonde tristesse. Je me lève pour lui faire face, et elle recule d’un pas, comme si elle était face à un prédateur. À cette pensée, je sens une chappe de plomb couler dans mes veines. Je suis un prédateur. Son prédateur, qui plus est. Elle a toutes les raisons du monde de se méfier, d’avoir peur. Le poignard familial pèse soudain bien trop lourd sur ma hanche.

- On n’est pas obligé d’en arriver là, murmurai-je.

Elle éclate d’un rire sans joie.

- Je t’en prie, Mikha ! On sait tous les deux comment ça va finir.

J’ouvre la bouche pour protester, et la referme sans rien dire. Maintenant que je sais, je n’ai plus le choix. Je me maudis de l’avoir regardée lever les doigts au bar, je lui en veux de ne pas m’avoir répondu à voix haute. Je m’en veux de lui faire subir ce que je vais lui faire subir.

- Et toi, ça fait longtemps que tu es au courant ?

- J’ai compris à la taverne. J’ai vu ton regard. Je…

Sa voix tremble, elle s’arrête en baissant la tête. Pour me cacher ses larmes ? Quand elle se redresse, ses yeux brillent mais son expression est déterminée, farouche. Elle a pris une décision. Moi aussi. Ce soir, tout ce à quoi j’ai dédié mon existence va prendre fin, d’une façon ou d’une autre.

- J’aurais dû être plus prudente. Je n’aurais jamais dû te faire confiance. Ni à toi ni à qui que ce soit, ajoute-t-elle à mi-voix, comme si elle se parlait à elle-même.

Mais je l’ai entendue et ses mots me transpercent le cœur. Je n’en supporterai pas plus. Le serment de ma famille se rappelle à moi, brûlant mes veines tandis que je porte la main à mon poignard. Non pas pour la tuer, comme me l’impose ma lignée, mais pour jeter la lame le plus loin possible de moi, d’Evans. En trahissant tout ce à quoi ma lignée s’est toujours vouée, je me condamne moi-même ; on ne brise pas un tel serment sans en payer le prix. Mes ancêtres se sont assurés de la loyauté par tous les moyens possibles, ce sortilège en fait partie. Il ne me reste que quelques heures à vivre. Quelques heures contre la vie d’Evans.

Mais au moment où je jette la lame loin de moi, elle fond sur moi, si vite que j’en ai le vertige. Nos yeux se rivent les uns aux autres ; les siens s’écarquillent d’horreur à l’instant même où nous parvient le bruit d’éclaboussures de l’océan avalant la dague qui a scellé mon sort. La douleur explose en même temps, lancinante et brûlante. Je baisse les yeux pour voir le poignard planté dans mon ventre, les doigts d’Evans crispés sur le manche, qu’elle lâche en tremblant.

- Qu’est-ce… Non… Qu’est-ce que tu as fait ? Pour… Pourquoi…

- Tu me croyais vraiment capable de te planter une dague en plein cœur ? dis-je, le souffle court alors que mes jambes se dérobent.

J’essaye de lui sourire, mais n’arrive qu’à grimacer, tant la langue de métal froid dans mon ventre fait un mal de chien. Elle essaye de se saisir de l’arme pour me l’enlever, mais je lui attrape le poignet, plus faiblement que je ne l’aurais voulu. Elle suspend son geste, les yeux fixés sur la plaie. Sa main tremble. Mon autre main vient se poser sur sa joue, comme tant de fois auparavant. Doucement, je relève son visage ; je veux voir ses yeux avant de fermer les miens définitivement. Une larme roule sur sa joue et vint s’échouer sur mon pouce.

- Je suis tellement désolée… souffle-t-elle. Je…

- Ne le soit pas. J’étais condamné de toute façon. Je préfère partir comme ça que de subir ce qui m’attendais.

Je m’arrête pour reprendre mon souffle. Ma voix devient de plus en plus rauque.

- On ne brise pas un serment de Chasseurs sans conséquences. Tu as seulement avancé le processus, tenté-je de la taquiner avec un piètre sourire en coin.

- Crétin, s’étrangle-t-elle. Tu crois que c’est le moment de faire du sarcasme ?

Je ne peux retenir un rire, malgré le feu qui engourdit mon corps.

- Tu préfères un baiser d’adieu finalement ?

- Crétin, répète-t-elle. Je n’ai jamais usé de mes pouvoirs sur toi, tu sais, reprends-t-elle après un bref silence, presque honteuse. Sauf… aujourd’hui.

- Heureusement. Ça fait longtemps que tu m’aurais botté les fesses sinon.

J’arrive enfin à lui arracher un sourire, qui contraste douloureusement avec ses yeux humides.

- Pourquoi ça ?

- Regarde toi-même.

Elle écarquille les yeux en entendant mon offre. Une dernière preuve de confiance, c’est tout ce que je peux lui offrir. Lentement, elle incline la tête vers moi, de sorte que nos fronts reposent l’un contre l’autre. Je pense à tout ce qu’on aurait pu être, dans un autre monde. Tout ce qu’on aurait pu avoir si je n’avais pas été aussi prudent, réticent. Ma main dans la sienne, ses lèvres sur les miennes. Pouvoir me perdre dans ses yeux jusqu’à la fin des temps, entendre les histoires dont elle seule a le secret.

Sa main vient caresser ma joue tandis qu’une de ses larmes vient mourir sur mon nez. Mon corps est lourd et engourdi, je veux parler mais je n’ai même plus la force d’ouvrir la bouche. Alors je pense, de toute mes forces, en ne gardant comme sensation que le contact de sa paume sur mon visage.

Ça ne change rien, Iris Evans.

Je t’attendrai à chaque éclipse, jusqu’à la nuit des temps.

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