Chapitre 1.6
En rentrant de la balade nocturne avec Pochi, aussitôt que je le détache de sa laisse, il se précipite jusqu’à sa niche et s’endort dès qu’il s’y engouffre. Je retire mes chaussures et entreprends de me faufiler très discrètement jusqu’à ma chambre et sans faire le moindre bruit mais mon regard par la faible lumière qui s’échappe du bas de la porte pratiquement close de la cuisine.
Tiens, quelqu’un est debout ?
Deux options : ou bien c’est Rei, donc tout va bien, je retourne me coucher ni vue, ni connue. Sinon, c’est Fuyu, et là, je suis morte. La connaissant, si elle s’est réveillée en pleine nuit, elle a dû squatter ma chambre, pour guetter comment je me portais.
Mais cette possibilité me semble peu probable. Fuyumi et son sommeil de plomb n’y tiendrait pas. A côté de moi, elle semble narcoleptique…
Pour en avoir le cœur net, je pousse très délicatement le battant, pour être la plus silencieuse possible. C’est bel et bien Rei qui est déjà (ou encore, selon les points de vue) debout. Il est dos à la porte, penché sur la fenêtre grande ouverte et semble avoir les yeux rivés sur l’horizon.
Les quelques rayons de lumières de l’aube qui se frayent un chemin dans les cieux laissent apercevoir quelques bouffés de fumée sortir de ses lèvres.
Ne me dites pas qu’il fume…
Putain, il n’aura vraiment pas le prix Nobel, lui !
Je soupire et entreprends de quitter les lieux, sans un bruit pour le laisser terminer sa clope en paix et rattraper mes quelques heures de sommeil loupées sauf qu’il se retourne et m’aperçoit, en plein flagrant délit de tentative de quitter les lieux…
— Yuna ? T’es déjà debout ?
Je déglutis et hoche la tête docilement. Il va falloir que je bosse ma discrétion. Heureusement que je ne suis pas une héroïne de film d’horreur… Je crèverai dès la bande-annonce.
— Tu es déjà debout ? demande-t-il.
Il se retourne complètement vers moi en prenant le soin de garder son bras et sa main à l’extérieur de la fenêtre, au bout de laquelle il tient sa clope. L’autre porte une attèle. Mais il ne l’avait pas hier, si ?
— Euh oui… je suis allée promener Pochi… Qu’est-ce que tu t’es fait au bras ?
— Ah, ça…
Il hausse les épaules en soupirant.
— Syndrome d’Ehlers-Danlos. Je viens de me faire une tendinite.
— Oh… désolée.
A nouveau, il remue brièvement les épaules.
— C’est probablement le truc le moins grave qui m’est arrivé.
Mes yeux se baissent automatiquement vers sa jambe manquante, remplacée par une prothèse. Je le vois sourire furtivement, en me voyant faire. Putain ! J’ai essayé de me retenir pourtant ! Saleté d’yeux !
A leur tour, mes jambes fléchissent de fatigue. Elles seraient bien, entendues sous ma couette…
— Tu es donc allée promener Pochi. Il est où ?
Il finit sa cigarette et l’enroule dans un carton qu’il jette sur le lavabo.
— Oui, je n’arrivai pas à dormir et il tournait pas loin… c’était sympa.
— Tant mieux. Il est amusant, ce chien. La journée, il dort ou glande et la nuit, il se réveille d’un coup.
— Il me fait rire. Et t’as vu les têtes qu’il tire ?
Il s’en allume une nouvelle, qu’il fume en prenant soin de tirer chaque bouffée en direction de la fenêtre, le plus loin possible.
— Je ne savais pas que tu fumais… T’es sûr que c’est bon pour toi ? Tu sais, le cancer… et ton problème aux articulations.
Si à l’extérieur, je fais preuve d’un calme olympien, à l’intérieur, ça bouille. Je n’ai qu’une envie : la lui arracher des mains, la jeter et lui sommer d’arrêter sa connerie.
— Pour tout te dire, je ne sais pas trop pourquoi je fume. Mais s’il te plaît, ne dis rien à ta sœur, Yuna.
Cette idée ne m’a nullement traversée l’esprit. Tous les deux la connaissons bien, alors il me parait évident qu’il est inutile de la mettre au courant. Elle pèterai la durite de l’année si elle le savait.
— Je n’allais pas le faire de toute façon.
Reijiro continue de fumer dans le plus grand des silences tandis que je pose ma tête contre le frigo en me reposant les yeux. Il aurait peut-être mieux fallu que je retourne me coucher mais quelque chose d’inexplicable me retient ici. La présence de Rei est rassurante, presque paternelle. Et je veux de cette chaleur.
C’est le plus grand de tous les taiseux, mais jamais son silence ne m’a mise mal à l’aise. Bien au contraire.
— Est-ce que tu me répondras si je te pose une question personnelle ? demande Rei, me sortant de mes rêveries.
— Tente toujours.
Il va me demande pourquoi je ne veux pas voir ma mère, c’est sûr ! On s’est quitté sur ça et mon attitude a eu l’air de l’intriguer hier.
— Pourquoi tu veux à tout prix vivre à Tokyo ?
Je ne l’ai tellement pas vu venir que tout ce qui sort de ma bouche est un hoquet pitoyable de surprise. C’est ça qu’il appelle une « question personnelle » ?
— Je crois que cette ville m’appelle.
Bien… maintenant qu’il pense que sa chère belle-sœur est atteinte d’une forme sévère de schizophrénie, peut-on passer à autre chose ?
Comme il fronce les sourcils, je reprends promptement :
— Par là, je veux dire qu’elle correspond à tout ce dont j’ai besoin pour vivre enfin heureuse.
Merde. Pourquoi j’ai dit ça ?
— Tu n’es pas heureuse, c’est vrai.
Quoi ? Et d’où il sort ça, lui ?
— Je le vois, parce que moi non plus, je ne suis pas heureux…
Son regard laisse traverser une lueur qui me va droit au cœur et me le perce. Elle en dit si long sur la souffrance qu’il couve. Et elle me donne presque envie de fondre en larmes et me réfugier dans ses bras.
— Tu crois que Fuyu l’est ?
— Je ne sais pas. Je ne sais plus…
Je m’approche de lui et alors que j’avance, il se décale vers le côté pour me faire une petite place à la fenêtre.
— A Tokyo, il n’y a ni ma mère, ni mon père, ni mon passé. Si je pouvais, je supprimerai toute trace de ce que j’étais avant de partir en France.
Ce ne sont plus mes lèvres mais carrément mon cœur qui remue pour s’exprimer.
— Je comprends. Fuyu m’a raconté des bribes de votre histoires. Je suis désolé.
Il finit enfin de cloper puisqu’il se retire et part cacher le mégot dans le carton sur le lavabo.
— Tu veux que j’aille le jeter ? je lui propose en tendant la main vers le carton.
Silencieusement, il me le donne, sans aucune directive. Puis il fouille le cellier pour en sortir quelque chose avec lequel il se parfume absolument partout. Du produit nettoyant pour canapé. Sûrement pour couvrir l’odeur du tabac. Et passer inaperçu aux yeux de Fuyumi.
S’il n’y a vraisemblablement avoir aucun moyen de comprendre pourquoi il fume exactement, au moins il est conscient que cela mettra Fuyu dans tous ses états. Et c’est peu dire…
Je ne suis pas en paix avec tout ça. Voir Rei fumer signifie qu’il n’a aucunement l’intention de réellement s’en sortir… Tout cela semble avoir si peu d’importance pour lui. Il a obtenu une seconde chance mais ne la saisi pas. Jamais je n’ai perçus cela en Reijiro. Cette noirceur.
Je sors jeter le carton et en revenant, Rei m’accueille à la porte, sûrement en train de guetter les lieux et veiller à ce qu’il ne m’arrive rien.
— Je vais aller me coucher, je l’informe. Je tombe de fatigue. Et toi, tu retournes au lit ?
— Repose toi alors. Je vais sortir prendre l’air.
— Mais, et Fuyu ?
— Crois-moi, elle ne s’étonne même plus quand ça arrive.
J’acquiesce d’un mouvement de tête avant de retourner au lit, éreintée, la bouche et la gorge toujours aussi pâteuses. Mais cette fois, mes tripes aussi me tourmentent. J’ai peur.
— Debout Showa Tenno ! Il est quinze heures !
Fuyu débarque en braillant, comme à son habitude et sans frapper à la porte. Elle arrache la couverture du futon, me découvrant totalement par la même occasion et la jette sur le côté.
— Putain il fait jour ! je râle.
— Ouais, incroyable hein ! Subarashii hein ! Allez, debout !
— M’appelle plus jamais Hirohito, toi.
— T’es un tyran en devenir, comme lui. T’as la mémoire courte ! Tu veux que je te rappelle la scène que tu nous a faite ?
— Ouais bah sache que la tyran, elle agresse pas les gens en train de dormir ! Et si je voulais être impératrice, j’aurai pas attendu en restant chez les ploucs, j’aurai fait une descente au palais impérial, tout de suite.
Elle explose de rire si fort qu’on croirait qu’elle est sur le point de s’écrouler au sol. Mais elle a pris quoi avant de débarquer ?
— Bon, son altesse royale la princesse héritière Yuna doit être tenue informée qu’il est quinze heures passées.
Je quitte contre mon gré le lit. T’en fais pas mon chéri, je reviendrai. Mon lit ne me répond pas, donc vexée je l’enroule sur lui-même, l’attache et le range puis effectue la même chose avec les draps et les couettes, de même pour le tapis. Je m'exécute sous les yeux de Fuyu qui se cale au mur, une tasse fumante de thé à la main. Très vite, la chambre est envahie par l’odeur du Oolong. Pochi ne tarde pas à arriver tout joyeux et se pose très d’elle. C’est Fuyumi le vrai tyran, oui !
— Ta gueule, tu m'emmerdes.
Elle ricane.
— T’es au courant qu’il va te falloir soigner ton langage, maintenant ?
Je lui répond en levant mon majeur dans sa direction.
— Eh bah bravo ! lance-t-elle, faussement exaspérée. C’est tout ce qu’ils t’ont appris, en France ?
— C’est étrange que tu dise ça, parce que c’est toi qui me l’a enseigné, l’art du doigt et m’a supplié de ne rien dire à maman, à l’époque.
Elle élude d’un haussement d’épaule et reprend :
— En parlant de maman, tu n’avais pas prévu de fuir comme une lâche pour éviter de la voir en allant chez ta pote Saki ?
Mais quelle connasse !
J’ouvre ensuite la fenêtre en grand et profite du froid pour me remettre un peu les idées en place. Pourquoi j’irai chez Saki ?
— Elle arrive bientôt, maman ?
— Dans environ trois quart d’heure.
— J’ai le temps ! Passe-moi ça.
Je lui arrache sa tasse des mains pour finir le thé d’une traite, sans aucune retenue, me détruisant le palais par la même occasion, à cause de sa putain de chaleur extrême ! Alors que la boisson brûlante traverse ma gorge, une forte douleur abdominale enserre ma poitrine. Putain, faudrait que j’arrête de me prendre pour un personnage d’animé… Fuyu se moque ouvertement de moi avant de récupérer le verre pour se tirer de ma chambre.
— Où est Rei ? je la questionne, après m’être remise en la suivant dans le couloir.
Penser à lui me pince le cœur. Bordel, il fume… il est encore plus cinglé que ce j’ai pu imaginer. Ces mots me démangent les lèvres mais je ne peux pas le trahir. Pourtant, je dois également honnêteté à Fuyu. Si elle est mise en courant, elle m’en voudra tant !
— Il se repose dans la chambre. On est allé faire les courses ce matin et ça l’a pas mal fatigué.
Je me dirige vers la salle de bain afin de m’y laver. Moi qui espérais un peu d’intimité, Fuyu s’invite sans aucune pudeur. Tandis que j’active l’arrivée d’eau chaude, elle commence à me raconter :
— Je te jure que quand je dis que maman était contente que tu sois à la maison, je ne te mens pas.
Ma tête s’affaire déjà à réfléchir à quoi faire, dehors et seule lorsque maman viendra. Si je me suis couchée hier en me motivant pour aller rendre visite à mon ancienne amie, le peu de courage et de témérité que j’avais encore à Paris sont définitivement restés là-bas, dans ma chambre moche d’étudiante. Je n’ai pas envie de voir maman autant que Saki. Elle a refait sa vie, tout comme moi et c’est mieux ainsi. Pourquoi les gens souhaitent-ils tant entretenir des liens avec leurs plus vieux amis, quitte à parfois se bercer d’illusions ? Que c’est pathétique. Pour moi, l’amitié et même l’amour, ça fait des années que j’ai cessé d’y croire. Je m’en porte bien mieux. En plus de ne servir à rien, ça provoque des souffrances inutiles. Et la vie est déjà assez compliquée.
Et puis maman qui est soit disant ravie de ma venue. Qu’est-ce que Fuyu ment mal !
— Rassure-moi, t’as pas ouvert ta bouche comme avec Reijiro. Tu ne lui as pas dit que je reste définitivement au Japon et que je vais m’installer à Tokyo ?
— Bah non, tu me connais, je ne suis pas une balance.
Je passe ma tête à travers le rideau de douche. C’est elle qu’a la mémoire courte !
— Ne mens plus jamais comme ça, Fuyumi.
— Je ne mens pas ! Et Rei a le droit de savoir. Que tu ne veuille pas de maman dans ta vie, tu fais tes choix ; je m’en contrebalance, mais n’implique pas Rei, il n’a rien à voir dans cette histoire : il a le droit de savoir ça. Surtout que c’est sous son toit que tu vis, je te signale.
Au point où on en est, que Rei soit au courant de l’entièreté de l’histoire, même dans ses détails les plus sordides et privés, ne me fait ni chaud ni froid. C’est bien le cadet de mes soucis. Et puis, franchement, qu’est-ce qu’il y a encore à cacher, avec ce qu’on s’est dit hier ? Nous n’avons pas tant discuté que ça mais chacun de nos mots en disaient long sur nos maux respectifs…
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Tu sais quoi ? Laisse tomber.
J’applique un peu de shampoing sur mes cheveux et commence à les frictionner.
— Je te l’ai déjà dit, dans le train, tu fuis.
— Ouais, ouais, si tu veux.
— Tu vois.
— Putain, Fuyu, change de disque, un jour ! Tu crois que j’ai eu le choix ?
— Tu as le choix de te moquer des gens qui te critiquent dans ton dos.
— Eh beh, j’aimerai t’y voir ! Fuyu, on est très différentes toutes les deux, je crois que tu n’as pas encore saisi. J’aurai JAMAIS la vie que toi, tu as. Alors arrête de te prendre pour ma mère, parce que je te le dis tout de suite, tu t’en sors très mal.
— Je me prends pour ta mère, je me prends pour ta mère, d’accord mais tu ne crois pas qu’il faudrait que quelqu’un le fasse ?
Je serre fort mes cheveux contre mes doigts, prête à les arracher surtout si peut dissiper la fureur qui s’est emparée de mon corps. Mes bras brûlent de colère et de rage et sont rapidement agités par des spasmes qui me coupent le souffle.
— Dégage.
— Je suis désolée, Yuna, c’est pas ce que je voulais dire…
— Dégage !
Je retiens de toutes mes forces le hurlement d’agonie qui sommeille dans mes tripes. Malgré le shampoing, je plaque mes mains contre mon visage, en appuyant sur mes yeux. J'étouffe des pleurs mais ignore si c’est la douleur physique ou celle de la réalité que m’a balancée Fuyu à la tronche.
— Je voulais juste te dire… avant… Ce matin, j’ai beaucoup pensé à ton père.
Elle pousse un long soupir tandis que j’asperge mon visage d’eau. Mes yeux me piquent tellement. J’ai envie de me les arracher !
— J’ai vu des petits se balader à vélo avec leur père en rentrant des courses. Et ça m’a rappelé un vieux truc que j‘avais totalement oublié. Toi, tu ne dois même pas t’en rappeler, tu n’avais que cinq ans… A l’époque, deux jours avant que Gros Connard se fasse arrêter, on a piqué le vélo de maman pour partir en balade ensemble, histoire de s’amuser et je t’ai même posée sur le panier. Tu t’es mise à crier et rigoler pendant que j'essayais de pédaler mais j’avais du mal à les atteindre correctement, à onze ans aussi, avec ma toute petite taille… Et à la sortie de la rue, on a croisé ton père qui rentrait d’une course. J’ai paniqué parce que je pensais qu'il allait me gronder salement comme l’aurait fait maman. Sauf qu’au lieu de ça, il nous a doucement sorties du vélo pour s’y asseoir, m’a placée sur le panier et toi, il t’a gardée dans ses bras, serrée contre lui. Et comme ça, il nous a emmenées pour une si longue promenade. On est arrivé jusqu’à Enko, la rivière, qu’on a traversé de tout son long… il nous parlait, racontait des blagues idiotes mais c’était tellement amusant et si agréable. J’avais l’impression d’être avec mon vrai père. Joseph sent le Oolong, j’ai remarqué, tu sais. C’est pour ça que j’ai eu envie d’en boire en revenant. Il parlait seulement japonais à la maison alors je n'arrivais pas à me souvenir où j’avais écouté du français la première fois et pourquoi je m’en sortais si bien en l’apprenant et en fait, c’est parce qu’il m’y a initié ce jour-là ! On s’est baladé toute la journée. Tous les trois sur ce vélo. Il t’a gardé près de lui, tout ce temps, contre son lui, comme un bijou. C’est lui qui a trouvé le surnom Yuni, à la base, tu savais ? Avant de rentrer, on a mangé des onigiris au bord de la rivière et il nous racontait des histoires de fous ! Il nous portait sur ses épaules, il jouait avec nous… Des passants nous complimentaient parce qu’ils nous trouvaient mignonnes et lui il disait fièrement « Ce sont mes filles, toutes les deux ! ». C’était une si belle journée. Toi aussi, tu étais heureuse. Tes joues étaient toutes rouges, tes yeux brillaient et tu dansais partout. Voilà, je voulais t’en parler, parce que… voilà… euh, j’y vais.
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