2. La dernière bibliothèque
La troupe marchait depuis maintenant deux heures. Liva restait derrière, où les rangs serrés de ses comparses s'autorisaient à ralentir la cadence lorsque les officiers ne les voyaient pas.
Il faisait beau, de rares nuages parsemaient le ciel bleu. Le petit bataillon avait laissé derrière lui le village désert et traversait des champs, laissés en jachère sans les bons soins des paysans. Ils avaient une mission à accomplir, un ordre direct des représentants du gouvernement.
Depuis la purge mondiale, les Etats détruisaient tout ce qui pouvait avoir un lien avec la culture, ils rassemblaient leurs efforts dans le but de faire disparaitre les traces des coutumes, de la diversité, des libertés passées. Monuments historiques, littérature, musique, théâtre, cinéma, musées... Ils s'appliquaient à éradiquer toutes les formes de cultures ayant existé avant la purge.
D'après eux, la décadence de leur époque était dûe à l'accès à l'information, au savoir. L'ouverture d'esprit, la culture, dégradaient selon leurs dires l'autorité étatique. Les citoyens prenaient leurs droits, se battaient pour obtenir toujours plus de liberté, d'indépendance, de connaissances. C'en devenait dangereux pour les soi-disant tout-puissants qui voulaient se voir Hégémon. Par crainte que leur pouvoir soit renversé et par volonté d'exercer leur pression despotique rêvée sur le peuple, ils avaient organisé ce massacre général. C'était prévu depuis des dizaines d'années, il leur fallait juste les ressources nécessaires pour appliquer leur plan.
Liva enjamba la charogne d'un petit garçon qui ne devait pas avoir plus de huit ans, peut-être six, sept ; impossible d'en être certain à cause de son visage tuméfié et grouillant de vers.
La jeune fille rattrapa les siens et se cala de nouveau sur leur rythme soutenu. Bientôt, ils seraient arrivés. Au loin se dressait une muraille de bâtiments, ceux de la ville dans laquelle ils se rendaient.
Le bâtiment était intact, chose rare dans les villes bombardées par les missiles de l'Etat. C'était un grand immeuble gris, tout en longueur. La porte d'entrée n'avait pas été forcée, les carreaux des fenêtres n'étaient pas brisés, contrairement à la plupart des habitations.
Liva s'était arrêtée à la suite de ses condisciples, devant la bibliothèque. La toute dernière du pays. La seule ayant échappé à la destruction volontaire ou aux bombardements hasardeux des avions, qui avaient pour seul but d'exterminer en masse.
La jeune fille savait ce qu'il leur restait à faire. Ils étaient là pour la brûler. Elle-même avait déjà participé à la destruction planifiée d'une médiathèque, d'un cinéma et d'un opéra depuis qu'elle avait rejoint les forces de l'ordre. Mais là, c'était différent. Elle savait qu'elle avait sous les yeux l'unique reliquat d'une époque pas si lointaine, mais que les dirigeants cherchaient à faire oublier au peuple. En détruisant la richesse de son contenu, c'était le dernier espoir de voir revivre la culture, qu'ils allaient aussi brûler.
Liva avait grandie entourée par la musique et les livres. Son père était pianiste dans un groupe de jazz de renom, sa mère bibliothécaire. La jeune fille avait baigné dans le milieu de l'art, elle-même aimait peindre lorsqu'elle vivait encore tranquillement chez eux, ou dans son appartement, avant la purge. Ses parents l'avaient toujours encouragée à poursuivre la voie de ses rêves, "à courir après une gloire infidèle", comme le disait son père pour plaisanter. Alors prendre part au massacre de la culture relevait pour elle du blasphème.
"Si ma mère me voyait..." songea-t-elle, la gorge serrée.
Ses collègues avaient déjà enfoncé la porte d'entrée de la bibliothèque et pénétraient à l'intérieur en riant grassement aux plaisanteries des officiers.
"Ils sont écoeurants... Tout est bon pour lécher le cul des salopards qui nous gouvernent..."
La jeune fille avait beau détester ses supérieurs de toutes ses forces, elle savait qu'en ayant accepté de les aider, elle ne valait pas mieux qu'eux désormais. Chaque soir, lorsqu'elle se couchait, elle mettait des heures avant de trouver le sommeil, - lorsqu'elle y parvenait -. Des images atroces passaient et repassaient en boucle dans sa tête, mais le pire restait sa conscience. C'était elle qui la maintenait éveillée si tard, la taraudait jusqu'au matin, et ensuite toute la journée. Jamais sa culpabilité ne la lâchait. Elle avait la sensation d'avoir trahi ceux qu'elle aimait, partis beaucoup trop tôt à ses yeux, à cause des ordures dont elle faisait depuis partie.
"Comment pourrais-je un jour retrouver la paix ? Vivre avec moi-même est insupportable... Et je m'apprête à sagement détruire la dernière trace de notre chère culture, comme on l'attend de moi. Je suis une vraie merde. Tellement pourrie..." s'insultait-elle intérieurement.
Annotations
Versions