43. Fin d'une ère - Final

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Pour public averti : Ce chapitre contient du contenu, des thèmes ou propos explicites susceptibles de choquer les lecteurs les plus sensibles.

Mezhelan serrait les mains autour de la gorge d'Amos, le visage tordu par une rage insatiable. Ses yeux, brillant d'une lueur rouge surnaturelle, fixaient ceux du garçon qui luttaient pour rester ouverts. Les derniers instants venaient de raviver ses émotions meurtries. Prisonnier de son propre corps, il agonisait. Il venait de tuer Edyrn, le chef de la garde, un homme qu'il respectait et considérait comme un allié, et était sur le point de tuer son disciple. Le démon qui le possédait l'avait transformé en monstre et personne n'était plus capable d'entendre ses hurlements.

L'influence démoniaque était totale, mais une infime partie de Mezhelan se débattait encore. Ce qu'il voyait, ce que ses mains faisaient, était beaucoup trop insupportable. Il put sentir la résistance d'Amos faiblir, et chaque seconde augmentait sa souffrance : 'Non ! Tout, mais pas ça !' cria-t-il dans son esprit, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Son corps ne lui obéissait plus, il n'était plus qu'une marionnette dans les mains d'Astaroth. Il voyait, impuissant, la vie quitter lentement les yeux de son fils, et il luttait pour desserrer les mains, ne serait-ce qu'un petit peu.

Sa vision se floutait derrière ses larmes tandis qu'un souvenir paisible refit surface, ajoutant une douleur supplémentaire à son acte monstrueux. Ce n'était plus qu'un songe, lointain mais vivace, vécu ici même : 'Papa, regarde ce que j'arrive à faire !' Une phrase pleine d'enthousiasme d'un garçon qui créait de l'eau dans ses mains. La fierté et l'amour ressentis ce jour-là lui semblaient maintenant totalement irréels, comme appartenant à une tout autre personne.

Soudainement, un garde surgit, frappant Mezhelan avec une force désespérée, l'écartant et le forçant à lâcher prise.

Amos roula sur le côté, toussant et cherchant son souffle.

Mezhelan recula, les yeux toujours flamboyants, ressentant un soulagement et une reconnaissance immense envers ce soldat, bien que son expression n'en révélait rien. Il hurla de frustration, dans un cri guttural et inhumain qui traversa les jardins. Il s'était vu tuer son enfant et ses proches des dizaines et des dizaines de fois, et bien que ce qu'il vivait actuellement avait tout d'un cauchemar, il avait conscience que cette fois, ce n'en était pas un. Tout était bel et bien réel, il n'y aurait plus de retour possible : 'Amos… je suis désolé…' pensa-t-il, ses pensées déchirées par la culpabilité et la rage tandis que tout son corps se mettait à rire : "Il y a encore des gardes capables de bouger ?" remarqua-t-il, alors que les moqueries d'Astaroth résonnaient en lui.

Le combat continua de s'intensifier, mais la volonté de l'apprenti, heureusement, ne sembla pas faillir même s'il paraissait de plus en plus à bout de force. Mezhelan utilisait essentiellement son agilité, sa force physique et ses sens accrus par la possession, car l'ouverture du portail à Iserlohn avait épuisé pratiquement toute sa magie. Ce handicap était un avantage pour Amos, mais il avait l'impression que les attaques du jeune homme demeuraient trop hésitantes. S'il ne répliquait pas avec l'intention de tuer, il n'y arriverait jamais…

Car lui, de son côté, attaquait avec une force brutale, bien que chaque coup porté à son disciple ou aux autres était suivi de regrets. Il utilisait ses compétences physiques avec une précision mortelle mais luttait toujours pour arrêter ses propres mouvements. Il sentait les résidus de sa propre magie se battre contre l'influence démoniaque, tentant désespérément de reprendre le contrôle. De temps en temps, il paraissait parvenir à ralentir un peu ses attaques, donnant à Amos et aux gardes des ouvertures pour riposter : 'Non… arrête… je dois… je dois me contrôler… je dois me contrôler…' se répéta-t-il comme un mantra.

'Pauvre humain, tu crois toujours pouvoir les protéger ? Regarde ce que tu fais ! Ils tombent un à un de tes mains. N'est-ce pas délicieux de sentir leur vie s'éteindre ?' intervint Astaroth.

'Non… ce n'est pas moi… je ne veux pas ça…' se lamenta le magicien.

'Mais si, c'est toi ! C'est ce que tu es devenu. Accepte-le. Plonge-toi dans cette rage et savoure-la. C'est beaucoup moins douloureux pour toi lorsque tu ne luttes pas, et tu ne peux pas m'arrêter. Je t'ai assimilé, nous ne faisons plus qu'un.' murmura Astaroth.

Amos, malgré ses blessures et sa fatigue, paraissait guetter chaque occasion de l'immobiliser. Il parvint d'ailleurs à taper son épaule du plat de la main, en se coordonnant sur les offensives des soldats.

Mezhelan sentit son bras gauche retomber le long de son corps, et une expression de confusion traversa brièvement son visage : "Qu'est-ce que tu as fait ?!" gronda-t-il, secouant son bras pour constater que son épaule ne fonctionnait plus. Quelles étaient ces attaques ? Depuis quand était-il capable de faire ça ? Acculé par l'urgence, il s'était sans doute créé une magie offensive dans la précipitation. Mais le maître en lui s'en sentait fier, car c'était très efficace, bien que toujours trop clément à son goût. Il ressentait une douleur persistante dans la cuisse droite, qui le gênait dans ses mouvements. Sa main droite ne s'ouvrait et ne se fermait plus normalement. Et maintenant son épaule gauche ne lui répondait plus du tout, même s'il était toujours capable de bouger son avant-bras et sa main de ce même côté.

Il sentit le démon bouillir de rage, et après un léger temps d'observation à fixer les gardes restants avec une détermination glaciale, il chargea l'un d'eux, le projetant contre ce qui restait de la porte vitrée des quartiers avec une force démesurée. Il avait apparemment décidé d'en finir avec ces gêneurs, d'avoir enfin le champ libre pour tuer le disciple. Sa respiration se faisait de plus en plus lourde, dans un mélange de fatigue et de férocité.

'Les humains sont si fragiles, et si fatigants…' railla Astaroth.

Les gardes, bien qu'hésitants, restèrent vaillants, armes prêtes. Leur ferveur au combat était sans doute alimentée par la colère d'avoir perdu leur estimé capitaine : "Encerclez-le !" hurla l'un d'eux, espérant que la coordination leur donnerait un avantage.

Ils chargèrent ensemble, leurs épées brillant faiblement sous la lumière de la lune.

Un soldat tenta de le frapper à la tête, mais Mezhelan esquiva habilement, attrapant et tirant le bras de l'assaillant jusqu'à atteindre son visage, et lui brisa le cou dans un craquement sinistre, lui aussi.

À bout de souffle et visiblement bouleversé, Amos se redressa légèrement, son regard alerte surveillant chaque mouvement de son maître.

Un autre homme parvint à planter sa lame dans la cuisse de Mezhelan, mais ce dernier répondit en attrapant sa main sur la garde, accompagné d'un grognement terrifiant. Puis, il abattit son autre poing dans la poitrine du malheureux, souriant avec allégresse au bruit de ses côtes cassées lorsqu'il était envoyé en arrière.

Les gardes virent cette blessure à la cuisse comme une opportunité et en profitèrent pour se précipiter, épées levées, afin de viser ses points vitaux.

Le mage retira la lame de sa cuisse pour la lancer sur l'un d'eux au hasard, qui réussit heureusement à s'en protéger.

Un genou au sol, Amos intervint soudainement en faisant surgir des racines du sol. Elles s'enroulèrent aussitôt autour des jambes de son mentor pour le ralentir : "Attention !" mit-il en garde, essayant de leur offrir un peu de répit.

Cependant, Mezhelan les déracina à mains nues avec des mouvements rapides et précis. Il parvint à saisir in extremis une épée s'abattant sur lui, puis l'arracha des mains de son propriétaire pour la retourner contre lui, l'empalant en un instant. Malgré le cri de douleur du soldat, son visage ne montra toujours aucun signe de pitié.

Pris dans son élan, un autre intervint pour brandir son glaive et fendre l'air avec force.

Mezhelan évita la puissante attaque et, dans le même mouvement, se servit de son élan pour lui attraper la taille et le projeter au sol. Il verrouilla ensuite son bras valide autour de son cou dans une prise de strangulation. Le garde se débattit furieusement, jusqu'à ce que sa nuque ne cède finalement sous la pression.

Un autre soldat, qui tentait de venir en aide à son collègue en attaquant par derrière, contraint Amos à intervenir encore. Le jeune mage créa un bouclier de terre pour le protéger d'une attaque au visage. Il se tenait entre son maître et eux, le corps tremblant sous les efforts répétés, mais visiblement déterminé à les protéger.

Mezhelan balaya puissamment le pied sous le bouclier magique pour renverser le garde, puis abattit son talon sur sa gorge, le tuant sur le coup dans un craquement d'os particulièrement désagréable. Chaque coup porté par le monstre semblait faire mouche, pourtant l'hôte n'avait toujours pas complètement abandonné. Il y avait une hésitation à peine perceptible, une fraction de seconde où il parvenait à s'entraver légèrement.

Profondément ébranlé, le garçon fronça les sourcils avec impuissance face à cette nouvelle vie perdue.

Les deux hommes restants n'avaient pas le temps de se ressaisir que le démon tenta de les tuer. Il esquivait et contre-attaquait avec une fluidité déconcertante.

Amos ouvrit un portail et se déplaça rapidement derrière sa cible, sa main se tendant vers son épaule.

Alerté par le bruit subtil du portail se refermant, Mezhelan pivota juste assez pour éviter la pleine attaque, bien que l'apprenti parvînt tout de même à effleurer son coude gauche, le privant du peu de mobilité qu'il lui restait dans ce bras. Le magicien rugit de colère, mais se baissa tout à coup, esquivant une lame opportuniste frôlant le dessus de sa tête. Il répliqua dans la seconde en frappant le responsable avec une puissance brutale au niveau de l'entrejambe, sans quitter sa position au sol.

Le soldat se tordit en avant et l'ennemi saisit l'occasion de l'attraper par le bras, le retournant violemment avant de le projeter contre un arbre proche. Cet homme était celui qui avait sauvé Amos de l'étranglement plus tôt, et la puissance du choc provoqua un craquement sec dans sa colonne, amplement suffisant pour le tuer sur le coup. Son corps, désormais inerte, glissa dramatiquement le long du tronc.

Le garçon ouvrit la bouche en fixant sa dépouille, le souffle coupé comme s'il avait lui-même ressenti l'impact.

Mezhelan avait déjà son attention tournée vers le dernier garde debout, et ne tarda pas à fondre sur lui. Il put ralentir son propre corps, juste assez pour que son épée le touche au flanc, mais lui sauta immédiatement dessus comme un animal.

L'homme fut aussitôt emporté en arrière et sa tête heurta le sol de la terrasse dans la chute.

Roulant au sol, le mage se redressa derrière lui afin de le saisir par la taille.

Déjà sonnée, sa victime fut soulevée et projetée contre la table de la cour sans la moindre chance de se défendre, alors que cette dernière s'effondrait sous son poids.

Avec tout ce sang sur les mains, ce qui subsistait de la volonté de Mezhelan était au fond du gouffre. Pourtant, à chaque fois qu'il parvenait à entraver ne serait-ce qu'un peu une attaque, une partie de lui espérait toujours qu'Amos le comprendrait et agirait en conséquence.

Et ce dernier, désormais seul et haletant, le fixait toujours avec détermination. Il avait de plus en plus de mal à tenir sur ses jambes et paraissait sur le point de s'effondrer à chaque seconde : "Je te vois, Mezhelan." affirma-t-il soudainement.

Celui-ci fut ébranlé par cette phrase. Pouvait-il vraiment encore le percevoir derrière cette façade de haine et de violence ? Ressentait-il enfin sa lutte et ses efforts ? Amos ne l'appelait plus Papa depuis des semaines, et aujourd'hui, il ne l'appelait plus que par son prénom, démontrant la fracture profonde et douloureuse entre eux. À cet instant, il ne savait plus si ce qu'il venait d'entendre lui redonnait de l'espoir, ou lui faisait au contraire encore plus de mal : 'Qu'est-ce que j'ai fait ?' se reprocha-t-il.

'Ce que tu devais faire. Accepte notre pouvoir, c'est ton destin !' gronda Astaroth.

Essayant d'ignorer cette voix incessante dans sa tête, le possédé se remémora les moments simples passés dans ces jardins, comme la première fois où il l'avait appelé Papa, les leçons partagées, mais aussi les réussites célébrées. Il revit la fierté dans les yeux de son disciple lorsqu'il avait réussi à ouvrir son premier portail. Chaque souvenir était un poignard dans son cœur, ravivant la douleur de ce qu'il était en train de faire, car tous ces souvenirs contrastaient violemment avec la réalité.

Pendant que le démon se précipitait sur Amos, ce dernier donna l'impression de ne plus avoir la moindre force de l'affronter. Il fut une nouvelle fois saisi par le cou, et repoussé jusqu'à ce que son dos heurte le mur extérieur de la bibliothèque. Le jeune homme attrapa le poignet de son agresseur dans un gémissement étouffé, planta son regard dans le sien, et interrogea difficilement : "Tu es là, n'est-ce pas ?"

Une vive émotion s'empara à nouveau de Mezhelan, lui donnant miraculeusement la force de lâcher partiellement prise cette fois, reprenant brièvement le contrôle : "J'en… J'en peux plus. Tue-moi." implora-t-il, les yeux brillants.

Les larmes montèrent rapidement chez le jeune mage : "Je ne peux pas…"

"Je t'en prie… Il ne me laissera jamais tranquille… Il faut que ça cesse. Pitié…" supplia l'homme. Son regard fatigué et larmoyant témoignait de son désespoir. Les voix ne s'étaient pas éteintes, mais les rôles semblaient momentanément inversés et les grognements de colère d'Astaroth traversaient son crâne sans relâche. La lutte était incessante, et il serra les dents tandis que le démon imposait à nouveau sa volonté en forçant ses doigts à se resserrer.

Mezhelan tenait absolument à transformer ce moment d'emprise ténu et inespéré en rédemption, un sacrifice volontaire qui donnerait à Amos l'opportunité de le stopper pour de bon. Et ce fut à ce moment précis qu'il sentit un éclair froid pénétrer sa chair. Il baissa la tête pour apercevoir le poignard dans la main de son garçon, enfoncé dans sa poitrine. C'était celui qu'il lui avait offert pour sa première mission, et qu'il lui avait fait promettre d'utiliser si sa vie venait à être menacée. Il cracha aussitôt du sang dessus, comprenant que son poumon était perforé. Et pourtant, il ne ressentait rien d'autre qu'un soulagement indescriptible.

Des secousses traversaient violemment les mains d'Amos tandis qu'il tenait difficilement la garde du poignard. Les larmes se mirent aussitôt à couler librement sur son visage, se mêlant à la sueur et à la saleté qui le couvrait. Il commença à retirer la lame, les lèvres tremblotantes et la voix étouffée par le chagrin.

Mezhelan parvint enfin à lâcher sa gorge, attrapant sa main pour le forcer à maintenir la lame dans son corps et l'enfoncer encore davantage. Aussi profondément qu'il était possible de l'être. Il sentit sa fin venir, mais cette douleur lui était incroyablement douce et salvatrice. Il ne s'était pas senti aussi bien depuis une éternité. C'était la fin d'un calvaire de presque un an, une véritable délivrance. Il releva le menton, puis lâcha fébrilement la main de son trop jeune disciple pour le regarder dans les yeux : "Merci…" affirma-t-il avant de diriger, dans un ultime effort, deux doigts tremblants vers son front pour ne finalement réussir qu'à l'effleurer : "J'ai de la chance…" s'étrangla-t-il, la gorge pleine de sang et le regard absent.

Amos ne quittait pas son regard : "Non… non non ! Papa !" cria-t-il. La tête de son mentor heurta son épaule alors qu'il paniquait de plus en plus : "Tu ne peux pas me laisser comme ça !"

Mezhelan voyait noir, et n'entendait plus que très vaguement les cris de détresse de son fils. Pour la première fois depuis fort longtemps, ses pensées étaient devenues étrangement calmes, le laissant profiter d'un silence inespéré. Il n'avait même pas pu avouer ce qu'il venait de faire à Iserlohn, les horreurs qui l'attendaient par sa faute. Il aurait tellement voulu s'excuser pour tout ce qu'il avait fait, lui expliquer qu'il n'avait aucune raison de regretter un homme comme lui… un homme qui le condamnait aux enfers. Amos était si jeune, et les démons étaient en train de déferler sur le royaume en ce moment même. Comment pourrait-il survivre à ce nouveau monde hostile ?

Alors qu'il revivait les épisodes de sa vie les uns après les autres, une vision lui apparut tout à coup très distinctement : la page parlant du Disciple Vert sur le livre de prophéties. Et soudainement, il trouva que tout était d'une évidence consternante. Pourquoi ne l'avait-il pas compris plus tôt ? Il s'était bercé d'illusions durant toute son enfance, il n'avait jamais été destiné à être le Disciple Vert, mais il pouvait être fier de l'avoir élevé.

Quant à lui, il le savait maintenant : il avait toujours été destiné aux ténèbres, celles du Maître Rouge.

Prochainement : ?

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