Agression - Chapitre 1
Paris, 2 décembre 2019, 23 h 47. Salle de concert Mélodia dans le Vème arrondissement.
Après trois heures sous la lumière des projecteurs, je n’aspire qu’à me plonger dans le noir et dormir. Comme un automate, j’avance à la suite de Richard et Laurent, mes deux acolytes. Nous progressons dans la pénombre avec, pour seule compagnie, le bruit de nos pas. Mes oreilles bourdonnent encore des cris de joie, de nos prénoms scandés par la foule et des mains qui nous encouragent. À chaque fin de concert, c'est immuable. Je me terre dans un mutisme salvateur pour ma voix et je communique par le regard et quelques gestes. Le silence qui nous accompagne accentue la fatigue et le besoin de dormir. Mes épaules ne sont plus écrasées par le stresse de la soirée, mais celui des publications de la presse demain. Malgré le public, le spectacle à guichet fermé, l'avenir de notre tournée dépend de la plume de quelques journalistes. J'ignore ce qui m'agace le plus, de subir, impuissant, ou se plier aux jeux de dupes des reporters. L'angoisse montre le bout de son nez. Les médias ne m'apportent que très rarement de bonnes nouvelles et certains préfèrent un scandale à la morne vérité. Un souvenir jaillit dans mon esprit, alors que je suis envahi par la mélancolie, une tape sur le bras me sort de mon introspection.
Devant la lourde porte qui s'ouvre, nous retenons notre souffle. Quarante-cinq minutes d'attente ont-elles suffi à chasser les fans qui patientaient dans le froid à espérer une rencontre, une photo ou un autographe ? Je scrute l'entrée.
Vide.
Le brouhaha de la conversation toute proche m’irrite brièvement, je suis pressé d’en finir. Mes amis échangent poliment avec le directeur de la salle. J'entends sans comprendre, car je n'écoute pas. Certains moments me manquent déjà. Je ferme les yeux, quelques secondes, et des images de notre arrivée en scène me submerge. La lumière, le son de la guitare, les cris d'allégresse : c'était magnifique.
Personne dans la rue pour remarquer le bruit de la porte qui claque. L'aspect technique, les transports de matériels, tout ça ne m'intéresse pas. Laurent se charge toujours de tout planifier, car c'est un organisateur hors pair. L'esprit ailleurs, j'écoute sans comprendre les quelques mots qu'ils échangent avec le directeur de la salle. Le froid mordant pénètre le col de ma chemise et j’appréhende de quitter la sécurité de notre abri. Enfin, la porte se referme. Le vent glacé nous enveloppe et je serre plus étroitement mon écharpe autour de mon cou.
Trois taxis nous attendent en haut de la ruelle et j’ai hâte de m’y engouffrer afin de recouvrer le confort de la chambre d’hôtel.
— Nous attirerons moins l’attention en nous séparant, annonce Laurent.
— Retrouvons-nous dans un quart d’heure, propose Richard.
J’acquiesce d’un signe de tête. Ils répondent en agitant la main. L'un après l'autre, ils me quittent, à quelques instants d’intervalle. Je me sens si fatigué que je pourrais dormir à même le sol, sur un carton, si le froid ne me glaçait pas les oreilles.
J’observe le dos de Richard qui disparaît à l’angle d’un mur. Un coup d’œil sur l’écran de mon portable m'indique que minuit est passé. Au bout d’une longue minute, je m’engage en prenant soin de marcher très lentement. Reprenant le fil de mes pensées, j’envisage un bref instant, de rejoindre l’appartement de mes parents dans lequel une chambre avec un lit moelleux m'attend.
Devant moi, la rue remonte en pente douce vers le boulevard, une première voiture vient de s’arrêter à hauteur de Laurent. Il agite la main discrètement à son attention et claque la portière, puis c'est le tour de Richard. Je longe un immeuble et prends soin de ne pas passer sous les réverbères. Mes deux amis partis, je me sens seul et vulnérable. Les échanges chaleureux de la soirée et les émotions refont surface. L’adrénaline laisse place à la fatigue qui contracte douloureusement ma nuque. Je touche l’écharpe autour de mon cou, attraper froid ce soir reviendrait à ruiner la tournée qui débute.
Des bruits de pas précipités interrompent mes pensées. Instinctivement, je rentre la tête dans les épaules et essai de me fondre dans le paysage, même si discuter avec des fans est parfois très gratifiant, à cette heure tardive, il ne reste que les extrêmes autour de la salle de concert. Sans défaire, demande un tour de force que je n'ai plus à cette heure avancée de la nuit. Mon cœur bat de regret d’avoir donné congé à mon garde du corps. Sur l’instant, je suis séduit par l’idée, car se promener avec un géant de deux mètres attire indéniablement les regards.
Le bruit duveteux de la neige qui tombe chuchote dans la pénombre des lumières tamisées de la rue. Les pas crissent dans la soie qui recouvre peu à peu le macadam. La brise pousse les flocons sur la droite alors que j’aperçois enfin le véhicule qui m’attend. Un claquement de main résonne contre les murs et je crains que quelqu’un ne m’aborde. Je me retourne vivement. La rue est jonchée de voiture et fourgonnettes stationnées le long des trottoirs. Des échanges de voix me font lever la tête. L’incandescence des bouts de cigarettes m’arrache un sourire : ce sont juste des fumeurs qui s’attardent. La vision devant moi vaporise mes pensées. La nuit parisienne m’offre sa face la plus sombre. L’ombre d’un camion garé près d’un mur me procure un abri que je m’empresse de rejoindre.
Avec maladresse, sans quitter la scène des yeux, je fouille mon manteau, serre fort mon portable et je compose le numéro de police secours. Dans mon autre poche, j’ai le téléphone professionnel, je l’installe sur le capot d’une berline qui masque en partie ma haute silhouette de la rue.
— Police Secours, bonsoir.
— Bonsoir, j’appelle pour signaler une agression.
J’ai conscience qu'on penne à m'entendre, car je parle tout bas.
— Pouvez-vous me donner l’adresse du lieu ?
La personne s’anime soudain et retrouve ses automatismes, me posant des questions de plus en plus précises.
Les gifles pleuvent et je perds patience. L’adrénaline ravive mes forces et mon instinct me pousse à agir.
— Dépêchez-vous ! Tracez mon appel. Je ne vais pas laisser cette brute le frapper à mort.
Énervé, je balance le portable sur le capot, près de celui qui filme. Le dernier coup de poing que je vois s’écraser déclenche mes réflexes d’entraînement de taekwondo. Je m’élance pour mettre un terme à cette scène insupportable. L’agresseur est accaparé par sa victime. Le hasard a voulu qu’il me tourne le dos, je profite de cet avantage. Il se défoule avec rage, de ses mains, de ses pieds et de sa bouche qui profère des insultes à l’encontre de la forme, recroquevillée, acculée à terre. La proximité avec cette ordure m’oblige à les entendre et décuple mon besoin d’intervenir.
Je distingue du sang dans la fine couche de neige qui recouvre l’asphalte. C’est plus que je ne peux en supporter. D'un mouvement mesuré et répété à l'infinie en salle, je plaque l’homme au sol, devant moi, en frappant l'arrière de ses cuisses. Il s’effondre en lançant un cri de surprise. J’attrape immédiatement son bras que je tords dans son dos. Il se débat tellement que j'envisage de lui démettre l'épaule, le bruit strident d'une sirène de police m'en dissuade. Dans un sursaut de lucidité, j’utilise mon doigt pour envoyer un SMS préenregistré depuis ma montre connectée.
Mon genou appuie sur les reins de ce monstre et sa joue est collée à la route. Il ne peut apercevoir mon visage. J’en profite pour observer la forme recroquevillée à quelques centimètres. Une fine pellicule de neige rougeâtre entoure le corps. Je vois le sang sur les mains et le mien se fige dans mes veines. Une femme. Allongée sur le côté, elle gémit et sanglote. La visibilité diminue, car des flocons épais tombent de plus en plus abondamment. Je n’ose pas la toucher, de peur que son assaillant se libère et s'échappe.
Les portes des voitures claquent et mon attention se porte vers les hommes en uniformes qui arrivent en courants. Leur rapidité d’intervention m’interpelle.
Je sens l’agresseur bouger, tirer sur son bras. Il gémit quand j'assure ma prise sur son poignet, il s'efforce d'apercevoir mon visage. Je le déteste pour ce qu’il vient d’essayer d’accomplir. Ses mains voulaient tuer. Mon instinct me le crie. Je mesure les conséquences de ce qu’il pourrait envisager sur les gens que j’aime si jamais il parvenait à être libéré. Je désire qu’il en sache le moins possible sur ma personne. Autour de nous, les flics s’activent. Un inspecteur s’adresse directement à l’un d’eux qui déroule un long ruban rouge et blanc.
— Phil, embarque-moi ça immédiatement.
Afin d’aider l'agent de police, j’attrape la seconde main de l’assaillant et la joins à la première, dans son dos. Je le relève et en m’assurant qu’il ne me voit pas. Il est enfermé dans un véhicule qui démarre sans tarder. J'attends patiemment que le bruit du moteur disparaisse pour me tourner à nouveau vers le boulevard.
Je ne bouge pas, ne dis rien. Le son de la sirène du camion du SAMU couvre tous les autres et il est difficile de faire abstraction de la lumière bleue qui repeint les murs et le ciel. Les pneus crissent et le véhicule s’arrête en glissant sur la fine couche de poudreuse. Des hommes en noir et rouge jaillissent et entourent la victime.
La fatigue me rattrape et me submerge tandis que l’adrénaline s’efface. D'importantes courbatures font déjà leurs apparitions et rendent la station debout douloureuse. Je suis captivé par les allées et venues des pompiers qui finissent par installer avec une infinie précaution le brancard dans l'ambulance. Il suffit de poser ses yeux sur la femme pour sentir sa souffrance, entendre ses sanglots. Je m’en veux de ne pas avoir agi immédiatement. De ne pas être accompagné et de rester les bras ballants. Puis je réalise que Laurent et Richard n’ont rien vu. Si j'avais avancé plus vite, rejoins la rue avec eux, elle serait morte.
La sirène du camion des pompiers se met en marche. Je comprends soudain que la vie de la victime ne tient sans doute qu’à un fil. C’est ce moment que choisit l’inspecteur pour m'aborder. Spontanément, je lui tends une carte professionnelle et lui dis bonsoir. J'observe mes mains qui tremblent, je suis glacé jusqu’aux os.
Surpris, l’homme s’en saisit et la tourne dans tous les sens. Nous sommes interrompus par un agent.
— Monsieur, nous avons trouvé deux téléphones ici, l’un est cassé.
— C'est le mien. Je l'ai utilisé pour vous appeler. Il est tombé quand je suis intervenu.
Le policier l'examine.
— La caméra est activée, regardez.
Il tend l’appareil à son supérieur qui l'attrape et appuie sur le bouton d’arrêt. Brièvement, il relance la vidéo.
— On le prend.
Il remet le téléphone à son subalterne qui disparaît sans me demander mon avis.
— Je sais que vous souhaitez entendre mon témoignage. Je sors d'un concert, inspecteur, je suis épuisé. Ce que je viens de vivre m’a bouleversé. Pouvons-nous rapidement nous rendre au commissariat ? J’ai assisté à une scène dramatique et violente qui va sûrement me priver de sommeil pour un moment.
Il hoche la tête et m’invite à le suivre. Nous nous dirigeons vers une voiture de patrouille.
— Nous prendrons votre déposition, nous avons également besoin de visionner les caméras de surveillance pour corroborer votre témoignage. Vous comprenez que dans l’immédiat, et même si je ne doute pas de votre innocence, il est de mon devoir de tout vérifier. Montez.
L'inspecteur ouvre la porte. Sans discuter, je m’installe sur le siège en me félicitant du message envoyé quelques minutes plus tôt. Je me sens observé quand il prend place devant le volant. Derrière la fenêtre, les uniformes sont tous tournés vers nous et certains me font des signes ou me montrent du doigt.
— Ils viennent de découvrir votre identité. S’il n’y avait le contexte, ma femme et me fille donneraient beaucoup pour passer quelques minutes avec vous.
Tandis qu'il démarre le véhicule, je ne réponds pas. Les images défilent sans cesse devant mes yeux, le souvenir du son des os qui craquent sous les coups déclenche des frissons incontrôlables dans mon dos. Épuisé et agacé par la perspective de tout raconter, de tout revivre, le manque de sommeil me happe déjà et joue sur mon humeur. Et plus que tout, j’ignore si la jeune femme va survivre.
— Rassurez-vous, je suis tenu au secret de l’instruction.
— Je suis étonné de votre rapidité d’intervention.
Ma stratégie de détourner la conversation semble fonctionner.
— Nous garantissions la sécurité ce soir, précise-t-il.
Le feu passe à l'orange et on s'arrête.
— Avec le renforcement du plan Vigipirate, un événement d’importance, comme votre concert, qui brasse beaucoup de monde, est encadré par un contingent de police, les pompiers et le SAMU sont également déployés et en état d'urgence.
Je l’observe à mon tour, sans répondre. Il affiche la mine fatiguée de quelqu'un qui a vu trop de souffrances et d’atrocités. La tête appuyée sur le fauteuil de la voiture, des images imprégnées dans ma mémoire remontent à la surface. Ma soirée ne se termine pas comme initialement prévue, l’horreur a tout balayé. Si l’homme avait été armé, j’aurais pu mourir. Quelque part, je me sens irresponsable. Mais dans le cas contraire, la femme serait probablement décédée.
— L’intervention rapide des pompiers va sans doute jouer pour la survie de la victime, même si les blessures sérieuses nécessitent des soins intensifs, elle devrait s'en sortir.
Le médecin à bien fait un signe de la tête à l’inspecteur au moment de monter à l’arrière du camion. Je n’ai pas le cœur à alimenter la conversation. Au contraire, m’isoler, m’allonger et essayer de fermer les yeux sont mes seules aspirations pour les prochaines heures.
— Pardonnez mon mutisme, monsieur, je suis vraiment bouleversé.
Le feu passe enfin au vert et le policier redémarre doucement.
— Je comprends, assurément. Le commissariat se trouve juste après l’intersection. Une fois que nous aurons visionné les caméras et entendu votre témoignage, un de mes hommes vous raccompagnera. J'imagine qu'habituellement, vos soirées ressemblent à une fête.
Je ne sais pas quoi répondre. Terré dans le silence, les yeux dans le vide, je devine que les prochaines minutes cruciales qui vont se jouer pour elle, dans l'ambiance froide et glacée de l'ambulance. J'ignore tout d'elle et je me demande comment elle en est arrivée là, sur ce bout de bitume, battu par un connard. Le souvenir de la violence des coups a figé mon esprit.
La neige à fondue, remplacée par une pluie fine, accentuant le sombre du ciel et de mon humeur. Mon corps est brisé de fatigue, je rêve de me coucher tandis que je m’installe devant un bureau et en présence d'un agent en uniforme. Je sens sur mes épaules le poids du temps qui s’enfuit, le tic-tac de la montre m’horripile alors que je crains que la porte ne s'ouvre et qu'on m'annonce que tout est fini pour elle.
À la petite voix qui murmure du fond de mon cerveau, tu ne la connais même pas, la réponse fuse : c’est un être humain, personne ne mérite de subir de telles monstruosités.
— Monsieur Nolan ?
Le ton professionnel de l’inspecteur m’arrache de mes pensées, tandis qu’il poursuit :
— Il semble que ce soit votre jour de chance, les vidéos ont déjà été visionnées. Nous pouvons passer directement à votre récit.
Je ne comprends rien d’autre pendant de longues minutes, car il récite des textes de loi concernant le risque des faux témoignages. Enfin, mon attention se focalise sur l’unique personne compétente pour fournir aux forces de l'ordre des images des caméras de surveillance en pleine nuit, mon père. Je parviens à délier ma langue pour donner les informations demandées par les policiers. Je revis cette soirée, qui commence la tête dans les étoiles pour s'achever dans le sang et les larmes.
Ne pas savoir ce qu’il advient de la femme m’obsède. Je n’ose pas poser de question à ce sujet et pourtant elle me brûle l’esprit et contracte mon estomac.
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