Agression - Chapitre 3

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Rouen, 4 janvier 2020, 23 h 13. Salle de concert du Zénith.

Les dernières notes de musique de la guitare de Laurent fendent l’air. Porté par la foule, le bruit assourdissant se répercute en échos sur les murs. Les lumières s’allument et le public s’embrase. Cette soirée restera dans les mémoires comme l’une des plus merveilleuses de cette tournée. La sueur brouille ma vision sans que je n'y prête attention. Je fais signe aux gens devant moi, un sourire fend mon visage en réponse à tout ce que nous recevons. Lentement, je marche à reculons vers le fond de la scène. Cette ultime pause nous permet d’accueillir notre invitée. L’excitation martèle mon cœur et l’angoisse serre mon estomac : Hannya sera-t-elle au rendez-vous ? Mes pas sont incertains sur l’escalier métallique qui mène à l’arrière-scène. En plus de la transpiration, les vêtements collent à la peau et la chaleur est difficilement supportable. Derrière nous, la foule continue de hurler, cette fois de rage, de peur que nous ne revenions pas. Les applaudissements déclenchent des vibrations qui remontent de long de ma colonne vertébrale, c’est jouissif. L’adrénaline dissout la fatigue qui devrait me submerger. Mon sourire se fane quand je constate que dans le couloir qui mène aux loges, il n’y a que les agents de sécurité et quelques techniciens. Les néons et leurs lumières blanches nous obligent à plisser les paupières. Le poids soudain de la main du garde du corps sur l’épaule me contraint à rester sur place. Il a déposé une serviette éponge que je m’empresse d’utiliser pour essuyer mon visage. D’une pulsion dans le dos, il m’incite à avancer.

— Plus vite vous vous préparez, plus tôt vous remontez sur scène.

Je ne réponds pas. Les gens tapent des pieds, c’est le tonnerre qui nous demande et nous appel. J’esquisse un sourire qui donne le change et me mets subitement à courir. Essoufflé et trempé de sueur, je pousse la porte rouge de la loge qui claque contre le mur et revient en force contre moi. Je manque de l’embrasser. Dans la pièce, notre unique maquilleuse s’avance vers moi. Docile, je tombe dans le fauteuil face à la console. Tout devient blanc quand une nouvelle serviette, tiède, s’abat sur moi. Elle élimine la transpiration et un brin de fatigue que je n’avais pas vus venir. Les yeux fermés, je sens et devine un crayon dessiner le contour d’un œil et rapidement le suivant. Enfin, elle finit de me décoiffer avec son peigne, comme si je ne l’étais pas déjà suffisamment. J’empoigne une bouteille d’eau et je l’engloutis. Laurent m’imite.

Julien, mon garde du corps, donne un premier coup dans la porte, je me relève. Très concentré, mécaniquement, je retire mon haut trempé et le balance par terre, sans cérémonie. Richard me succède sur le fauteuil. Laurent me lance une chemise propre que j’attrape au vol. Avec impatience, j’observe la pendule au-dessus du canapé. Trois minutes avant l’apothéose et Hannya, notre invitée principale n’est toujours pas arrivée. Pendant que j’enfile mon vêtement, les yeux clos, je visualise le texte de l’ultime chanson. Les répétitions me reviennent en mémoire. Julien est debout et fait le guet. Ici, dans notre tour d’ivoire, tout est chronométré et pensé pour nous, notre unique préoccupation, c’est le public. Julien frappe le bois une seconde fois, au troisième, nous devons retourner sur scène. Subitement, ce bruit sourd me renvoie dans une ruelle sombre. Les frissons de plaisirs se transforment en vision d’horreur. Je lutte, je tente de me focaliser sur les gens qui scandent mon nom, celui de mes amis et celui du groupe, rien ne change. Là tout de suite, je désire être ailleurs. Malgré la sécurité, les multiples mesures mises en place autour de ce lieu, cette soirée de décembre ne me quitte pas. Le temps défile, et pourtant, à chaque fin de concert l’agression piétine à la fois ma concentration, mon plaisir et mon bien-être. Je vacille légèrement et me retiens à la console qui court le long d’un mur de la pièce. Les images de la jeune femme jaillissent et les émotions me submergent.

Elle est morte.

Ces trois mots, que je redoute, Laurent et Richard me les répètent chaque jour afin de me préparer au pire, même si dans un coin de mon esprit un espoir demeure, je sais qu’ils ont raison. La culpabilité me ronge, alors que rien ne m’est reproché. Un médecin a expliqué à mon père qu’il s’agit d’un traumatisme courant et que si la victime s’en sort, il disparaîtra. Un lien indestructible s’est tissé entre nous trois : l’agresseur, la jeune femme et moi. Chaque nuit, il annihile mes tentatives d’endormissements. La douleur s'invite dans mes épaules, la fatigue me submerge et les muscles du dos se contractent violement. Je serre les dents tandisqu'un déchirement se produit depuis ma nuque jusque dans les reins. Si je m’effondre maintenant, nous ne tiendrons pas le dernier rappel. Laurent s’installe devant la console, Julien me fait signe d’avancer. Personne n’a remarqué mon mal-être.

Mon portable rompt brutalement le mutisme de la pièce. Mon cœur vient de battre un record de vrille quand je découvre le numéro de mon père. Pour la première fois sur la tournée, j’enfreins la règle du "Silence d’Or", chère à Richard.

— Bonsoir, Gabriel.

— Bonsoir.

La surprise m’empêche de formuler le moindre mot. J’ai eu ma mère au téléphone juste avant de rentrer en scène, elle ne m’avait rien annoncé de particulier. D’ordinaire, mon père me félicite après les spectacles.

— Je sais combien tu es occupé et préoccupé, alors je serai bref. Le directeur de la Clinique Geoffroy Saint-Hilaire vient de me donner des nouvelles de l’état de santé de la jeune femme. Elle va s’en sortir. Il appellera demain matin l’inspecteur en charge du dossier. Mon avocat prendra contact avec toi dans la journée pour t’expliquer les modalités de la procédure judiciaire des témoins. Pour le moment, tu dois patienter. Nous ignorons toujours l’identité de la victime, à cette heure, elle n’a pas repris connaissance.

Je m’inquiète de ma main droite qui tremble quand Julien tape enfin le troisième coup sur la porte, les yeux rivés sur sa montre. Autour de moi, l’ambiance est électrique et je sais que cela n’a plus rien à voir avec le bruit sourd des gens qui martèlent le rappel à quelques pas de nous. L’horloge m’indique qu’il reste une minute pour rallier la scène ; il en faut presque la moitié pour rejoindre ce foutu escalier métallique.

— Merci. Je dois te laisser.

Ces mots vident de sens sont les seuls qui franchissent mes lèvres alors que je raccroche et expédie l’appareil sur le canapé. Mon père ne m’en tiendra pas rigueur. Maintenant il m’est impossible de retrouver la liesse qui m’habitait quelques minutes plus tôt. Pour ce soir, la magie du concert est brisée, le lien qui me transporte de joie avec le public, est perdu. J’étais euphorique, exalté, me voilà fatigué, effrayé et terriblement soulagé en même temps. J’expire longuement et le poids qui appuie sur mon dos disparaît.

Julien roule des yeux et Laurent et Richard, sans un mot, courent en direction de la fosse. Je me précipite à mon tour au-devant de la scène. Ces quelques mètres qui restent me permettent de revenir en force dans ces derniers moments de communions avec le public. L’adrénaline remonte brusquement, je suis de nouveau gagné par l'euphorie collective.

— Vite ! Gabriel, dépêche-toi !

Laurent cri, quand il se tourne vers moi, il manque l'ultime marche de ce putain d’escalier. Heureusement pour lui, son garde du corps, Héloïse, le rattrape par la ceinture de son pantalon et le replace sur ses jambes. Personne ne rit, car sans son intervention, il se rompait le cou.

Une attachée de presse surgit sur ma droite et se met à hurler :

— Elle n’est pas encore là ?

Elle me fait sursauter et Julien lui fait signe de parler moins fort. Un détail chatouille ma conscience, sans parvenir à émerger.

— Non !

Le cri de Richard me sort de mon introspection, il pousse Laurent devant lui, ce dernier se tourne pour ajouter : — Vous ne lisez pas les journaux ? Nous ignorons pour le moment où elle se trouve. Certains pensent qu’elle a tout laissé tomber pour profiter de vacances bien méritées.

— Tu sembles bien informé.

Richard s’amuse à torturer Laurent, mais je n’arrive pas à sourire. Je feins de n’être pas affecté par la nouvelle, mais dans ma tête, c’est l’enfer. Je pousse Laurent sous des projecteurs et reste un bref instant entre deux spots d’une lumière blanche éclatante. J’étouffe dans l’œuf un nouvel assaut de mon esprit dans un autre dossier brûlant sur lequel brille "Hannyah" en lettres d’or.

La foule scande les prénoms de mes amis, puis le mien.

Ébloui par l’éclairage de la scène, je contemple les gens réunis devant nous. Je profite de ce moment : ils sont tous en train de sauter, frapper des mains et lancer leurs bras en l’air. Richard nous tire la langue. J’entends sans le voir, le public qui explose de joie. Les premières notes de musique résonnent, et dans un coin de ma mémoire, enfin, le souvenir de ce que devait être cette fin de concert me revient soudainement. C’est une déception que je garde pour plus tard. Mes automatismes se mettent en place, je chante. Pourtant rien n’y fait, mon esprit n’est plus ici, aspiré par de sombres pensées.

Personne ne semble le remarquer.

Des filles sautent, se tortillent et s’amusent, aux anges. Je me rapproche et leur offre ma main, pour donner le change. L’une d’elles glisse un papier dans ma botte. Je reçois une peluche sur l’épaule qui rebondit et tombe aux pieds d’un vigile. Je fais une dernière révérence. Je souris, mais quelque chose en moi me retient loin de tout ça. Le cœur lourd, je salue. Mes acolytes se pressent contre moi. Nous reculons dans le fond de la scène.

C’est fini.

Elles m’ont volé la fin de mon concert, Hannya brille par son absence et la jeune femme persiste à occuper l’essentiel de mes pensées.

Bordel !

Julien me prend le bras et me guide. Nous n’allons pas vers la loge, il m’emmène directement dans la voiture. Il a vu mon regard, il a compris que c’est un soir sans.

Comme un automate, je marche, laissant libre cours à ma conscience d’analyser les évènements marquants du jour. Un duo avec la chanteuse Hannyah et son groupe Hitomie devait initialement clôturer le concert. Un mélange détonant de pop et de musiques asiatiques, présumé enchanter et séduire les gens. La jeune femme demeurait injoignable et introuvable. Dans l’après-midi, Laurent s’était empressé de me montrer un article de presse à scandale. Il expliquait qu’en raison des tensions entre le chanteur des 3M, moi donc, et Hannyah, elle avait préféré ignorer l’invitation. Notre maison de disque tentait, en vain, de nous proposer un duo.

Une pure démarche de marketing à laquelle je n’adhère pas.

J’avais consenti ce compromis, juste pour ce soir, et pour Laurent. Il espérait jouer en live, avec son piano, accompagné de musiciens japonais et coréens.

Hannyah avait brisé le rêve de mon ami et pourtant, au fond de moi, c’est le mien qu’elle tuait.

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