La fuite - Chapitre 4

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Séoul, 21 janvier 2020 7 h 00. Arrondissement de Gangnam-Gu, au 81757-38 Yeoksam-dong.

Le vrombissement du mécanisme des stores connectés me sort de mon sommeil. Le jour pénètre lentement la chambre et je constate qu’il y a beaucoup de brouillard. Sans aucun doute très froid si je tiens compte des plantes vertes qui sont recouvertes d’une fine pellicule de givre. Je devine des silhouettes d’agents de propretés qui s’activent autour de la piscine.

J’apprécie brièvement ma tranquillité, lové dans mon lit King-Zize. Face à moi, l’immense baie vitrée panoramique m’offre une vue plongeante sur la ville, depuis la moitié du plafond et jusqu’au ras du sol de la pièce. Au gré des caprices et de la beauté de la météo, le tableau change d’heure en heure et ne reste jamais figé. A ma gauche, une porte coulissante permet d’accéder au toit-terrasse de plus de deux cents mètres carrés, il comprend la piscine couverte, un coin cuisine et un salon installé sous une pergola. Cet espace est partagé avec l’appartement voisin. À cet étage, il n’y a pas d’intimité possible quand les volets sont ouverts. Depuis cinq ans je vis seul, cet endroit est mon sanctuaire et je m’y sens bien.

Je me lève lentement et hume mon poignet, une note de patchouli persistante rend la fragrance agréable. Après ma douche, la sonnerie du mobile retentit tandis que j’entre dans mon dressing. Je lirai les messages et répondrai à mes interlocuteurs sur le chemin des studios. J'avale les dernières goûtes de mon thé quand le chauffeur se présente à mon domicile.

Le garde du corps m'attend sans doute déjà dans l’ascenseur. Tant de petites mains se préoccupent de mon bien-être que bientôt on m’apportera un verre d’eau avant que je le demande.

Je souris, mesurant ma chance. Mon père, cadre dans une banque, a usé son temps et sa santé afin que nous réalisions les études de nos choix. Veuve, ma mère a besoin de rester en mouvement pour ne pas devenir folle. Elle gère la plupart de mes employés. Chaque week-end, elle rejoint l’un de ses autres enfants et petits-enfants. Mes frères et sœurs, tous plus âgés, sont répartis aux quatre coins du pays. Tous, nous avons embrassé de belles carrières, du médecin, au chirurgien en passant par une célèbre avocate en droit de la famille. Oncle plusieurs fois, je regrette que mes obligations professionnelles m’empêchent de passer plus de temps avec eux.

Pour ma part, j’ai choisi d’être acteur. J’aime jouer des rôles, étudier un script, entrer dans un personnage, comprendre sa psychologie et le mettre en scène. Les tournages se multiplient et en parallèle, les demandes commerciales affluent, pour des publicités de parfum, de vêtements, des bijoux et même des appareils électroniques hors de prix. Une vie chronométrée et bien remplie dans laquelle je m’épanouis pleinement.

Quelques minutes plus tard, assis à l’arrière de la voiture, mon regard est happé par le paysage qui défile devant la fenêtre tandis que la limousine roule à faible allure dans la circulation dense. Les bavardages à peine audibles de mes assistants au sujet de mon planning me laissent indifférent, je préfère me concentrer sur la beauté de la ville qui grelotte sous les températures négatives.

Je reçois un message de la couturière adjointe, elle m’explique qu’elle patiente dans l'arrière-boutique de la marque. Je deviens nerveux à l’idée de la rencontrer et mon estomac se contracte. Depuis plusieurs semaines la soirée de lancement du nouveau parfum Chanel déferle les chroniques des magazines et sans aucune démarche de ma part, une invitation m'a été envoyée. Un tailleur m’attend en fin d’après-midi pour un essayage de costume. Il s’agit d’un cadeau en vue d’un partenariat. En quelques années, ils m’ont réclamé plusieurs fois afin d’incarner l’une de leurs fragrances en Corée. Séduit par l’échantillon présenté la veille, j’ai accepté l’offre.

Il neige à gros flocons quand je sors enfin de la voiture devant l’agence de communication. À l’accueil on m’informe que je suis attendu dans un salon du premier étage. Mes épaules se contractent, je serre les poings et prends une longue respiration. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Le bruit sourd des battements de mon cœur emplit ma tête. Dans quelques instants je vais signer l’un des plus importants accords de ma carrière. Celui qui va me permettre d’accéder au cercle restreint des acteurs coréens qui se produisent à l’international.

Dans la pièce j'aperçois mon avocat et mon agent. Une liasse considérable de papier est déposée sur une vaste table ovale, en face, deux représentants de la plateforme américaine me dévisagent.

Le ventre noué par l’importance de cet instant, je perds la notion du temps. Étanche aux sollicitations des uns et des autres, mon attention reste focalisée sur le document que je tiens en main et dont je lis plusieurs fois les premières lignes pour essayer de contenir les battements de mon cœur. Le contrat et le montant alloué à ma prestation vont bien au-delà de la fourchette estimée dans un premier temps. Un paragraphe m'interpel, car il suggère un second film tourné plus tard, soit dès début d'année prochaine. Un nouveau long-métrage qui suivra le premier. Sans aucun regret ni remords, j'appose ma signature aux emplacements attendus. Quand mon principal interlocuteur fait de même, j'expire de soulagement. J'ignore la durée de cette entrevue, mais déjà les Américains nous quittent avec un sourire satisfait. Je pose la flûte de champagne délicatement sur la table lustrée sans me souvenir du moment où elle est parvenue jusqu'à moi. Aussi bref qu'un éclair dans la nuit, cette date restera gravée dans ma mémoire, elle va illuminer ma vie pour les semaines à venir. Mon anxiété profite de cette soudaine accalmie dans la tempête de mes émotions pour distiller la peur de l'échec de combler les attentes qu'on vient d’apposer sur mes épaules. Je m’octroie quelques secondes en fermant les yeux pour reprendre le contrôle de ma respiration.

Une collaboratrice entre tout d’un coup dans la pièce et remet une importante enveloppe à mon assistant. Il s’empresse de l’ouvrir, tandis que mon avocat se concentre sur le contrat. De mon côté, il me semble connaître chaque paragraphe par cœur. Je consulte mon agenda pour déterminer le nombre de jours dont je dispose avant de m’envoler vers les États-Unis, malheureusement, c’est en mois. Heureusement, la série sur laquelle je travaille m’occupe une grande partie de la semaine.

— Monsieur Kim, une marque de sport sollicite votre participation pour un shooting dans lequel les vêtements d'été seront mis en valeur. La date est fixée au vingt-quatre janvier.

Je voudrais annuler ou décaler, mais beaucoup d’employés souffriraient de ma demande. Aussi je préfère confirmer et voir avec mes amis pour choisir un autre mometn dans nos agendas.

— Les portraits serviront de support à la publicité du drama qui est diffusé à compter du début du mois de février, le 16 exactement.

Mon avocat se lève, me tend un exemplaire des documents que nous avons paraphés et signés. Après des félicitations, il quitte la salle.

Mon après-midi est consacré à des essayages de costumes, de maquillage et quelques photos de promotion. Le tournage est prévu pour le printemps prochain, mais déjà la production demande plus d’images. Au bout d’une longue minute, je devine que la chaîne TV veut surfer sur la vague de la révélation de mon partenariat avec une grande plateforme pour lancer sa propre série et me mettre en avant.

Malgré ma concentration, une partie de mon cerveau est focalisé sur la soirée qui s’annonce. Pour la première fois de ma vie, je vais porter un costume de créateur. Mes nombreux coups d’œil vers l’horloge ne font pas défiler le temps plus vite. La soudaine apparition d'une assistante qui nous presse, car je suis attendu chez Chanel, provoque en moi à la fois l’excitation d’une nouvelle aventure et la crainte de l'inconnu. L’heure que j’espère depuis le lever du jour est enfin arrivée.

— Votre chauffeur patiente devant l’immeuble. Votre rendez-vous a été avancé d’une heure et un shooting est organisé avant le début de la soirée.

Je me lève d’un bond, remercie tout le monde et me précipite vers les ascenseurs.

La demi-heure suivante, sur les trottoirs défilent les anonymes. L’hiver les oblige à s’habiller chaudement et les quelques flocons qui voltigent au gré du vent accentuent la sensation du froid mordant qui enveloppe la ville. Le ciel est sans doute gris et bas, mais impossible de l’apprécier entre deux édifices. Je distingue un attroupement au pied d’un imposant immeuble. Un tapis rouge sur le sol marque l’entrée. Des vigiles et quelques barrières suffisent à canaliser le flux de curieux. On me dépose juste au milieu. C’est une boutique éphémère de Chanel.

À l’étage, le show-room privé est encombré de célébrités et d’influenceurs à la mode. Un assistant me guide dans un salon. Il n’y a personne, excepté une femme d’un certain âge. Le mètre ruban qu’elle porte comme un immense sautoir m’indique qu’il s’agit de mon habilleuse pour la soirée. Et c’est avec une angoisse non dissimulée que je découvre enfin les vêtements, les bijoux et le parfum prévu à mon intention par l’illustre marque.

Devant la glace, je suis agréablement surpris par le tissu en cachemire anthracite. Le pantalon moule mes longues jambes. La chemise d'un blanc immaculé, sans col, et le nœud que l’on me passe autour du cou rehaussent la prestance et le raffinement de la tenue. La veste, légèrement cintrée à la taille, flatte ma silhouette élancée. Le maquillage apposé sur mes yeux relève la noirceur de mon regard. Je ressemble aux mannequins dans les magazines de mode. Les vêtements confortables et semblables à une seconde peau épousent parfaitement mes lignes. Je souris sincèrement à l’habilleuse qui vient de réaliser l’exploit de me rendre présentable dans un costume hors de prix. Le temps d'une soirée, je suis transformé en modèle des défilés haute couture.

La limousine reprend sa route dans le cœur de la ville, il est presque vingt et une heures quand je gagne le tapis rouge de la boutique Chanel. Aveuglé par les flashs crépitants des appareils photo. Je tends la main à ma mère qui pose lentement la sienne sur mon bras. Fière de m’escorter, je pressens malgré tout que ce genre de manifestation l’épuise. Des journalistes me hèlent. Je devine que c’est pour parler de ma dernière rupture. Soo-In s’est empressée de signifier son mécontentement à la sortie du restaurant en lançant la rumeur d'avoir été plaquée avant le dessert. Une histoire de désaccord de date de nos fiançailles.

Je les ignore superbement.

Un signe de mon assistante, discrètement positionnée à l’entrée, et je comprends que je dois avancer. Un sourire de façade sur les lèvres, je joue le rôle d’un éternel célibataire, incapable de trouver et garder une femme à ses côtés. Comble de malchance, je distingue les caméras habilement dissimulées au milieu de la salle, dans les différents décors. J’ignorais que la soirée serait retransmise en direct. J’accompagne ma mère à une table et m’excuse auprès d’elle.

Isolé dans un couloir glacé, je sors mon portable pour lire et écouter les messages. Presque tous de Soo-In. Je devais l’emmener. C'est une occasion qu'elle attend depuis quelques années déjà. Elle est déçue et pensait que malgré notre rupture, je la mettrais sur la liste des invités. Ma mère est la seule femme qui se tient à mes côtés pour ses soirées. Mon agent va sans doute grincer des dents et je crains de nouvelles réprimandes de la société de production qui m’emploie sur ce sujet. Personne ne m’a jamais rien expliqué, on me demande simplement qui va m’accompagner. Là, je n’ai pas le temps de me préoccuper de Soo-In.

Agacé, j’efface tous les messages, sans prendre la peine de lui répondre. Je prie mon assistante d’adresser des fleurs à Soo-In ainsi qu’une invitation personnelle pour deux à la prochaine grande soirée Samsung et un flacon de parfum Chanel de son choix. J'ajoute un mot lui expliquant que je ne reviendrais pas sur ma décision et lui souhaite le meilleur pour sa future carrière.

De retour dans la salle, je m’octroie un écart en soulevant un verre de champagne du premier plateau qui passe entre les convives. D'ordinaire je ne bois pas la veille d'un tournage. Armée de ma coupe, je rencontre les quelques personnages importants de la mode et du spectacle. Je ne compte plus les mains serrées et les échanges de cartes de visite. La présentation de la maquette de la prochaine campagne de publicité, à mon effigie, contribue sans doute à ma soudaine notoriété. Je commence à me détendre et me laisser aller, quand un message de mon assistante me rappelle que demain des obligations toutes aussi prestigieuses m’attendent, je n’ai d’autre choix que de prendre congé.

Il est minuit quand je sors de la douche et m’asperge de parfum avant de me coucher.

Quand j’éteins les lumières, celle de l’appartement d’en face m’éblouit. Nu devant la grande baie vitrée, je réalise que le changement de mes habitudes relève d'une urgence absolue. L'imposante terrasse et la piscine laissent apparaître en arrière-plan, la chambre des voisins. J’actionne la télécommande qui déclenche la fermeture des stores. Je m'absorbe une dernière fois dans la vue panoramique et m'y perds pleinement. L’ombre du fleuve Han invite à rêver de se promener le long de ses berges et s’abandonner à la poésie des lieux. Un cadre propice à de belles rencontres. Mon imagination m’emporte vers la promesse d’un doux fantasme. Les yeux clos, la nuit m’offrent l’illusion de ne plus être désespérément seul.

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