La fuite – Chapitre 6

8 minutes de lecture

Séoul, 24 janvier 8 h 13. Dans l’appartement d’Alice au 817-38 Yeoksam-dong, Gangnam-Gu.

Le jour filtre à travers les persiennes de la chambre quand j’ouvre les yeux. Un regard vers le téléphone posé sur la table de nuit, m’indique que j’ai dormis pendant presque vingt-quatre heures. Vidé de mon énergie et de toutes mes pensées, mon corps le supplie de rester allongé au milieu des draps frais qui sentent bon la lavande. Pourtant, pour m’adapter à ce fuseau horaire, ne pas traîner au lit est le moyen le plus efficace.

Lentement, mes hanches basculent sur le côté et je contemple mon nouvel environnement. L’unique baie vitrée donne sur la terrasse. Je ne visualise qu’une partie de la piscine dont m’a parlé monsieur Park, car elle est située en retrait. Mon regard est happé par la pièce de l’appartement en face. Il n’y a personne et le lit est fait. Sa taille me semble démesurée et je n’ai aucun souvenir de n’en avoir jamais vu de la sorte.

Je rougis de honte de m’attarder ainsi sur la chambre de mes voisins que je ne connais pas. Ma curiosité l'emporte. La décoration épurée, le blanc immaculé des murs et le bleu foncé qui domine les tentures de la pièce lui donnent un aspect soigné et confortable. Je tourne la tête pour me détourner de cette curiosité mal placée et ferme un instant les yeux. L’épuisement que je ressens, cette impression de lassitude ne me quitte pas. Malgré les heures de sommeil que je viens d’accumuler, mon esprit demeure vide de toute substance. La sensation d’apesanteur du matelas me projette dans un monde cotonneux et mon cerveau se reconnecte en m’inondant de souvenirs récents.

Celui de ma descente d’avion et mon plongeon dans les hautes sphères des enfants de milliardaires. Mon père a nommé des employés à mon service et mis à ma disposition un appartement d'un luxe raffiné et confortable, qui dépasse le seuil habituel dans lequel je vis déjà très bien. Avec prudence, ma mère a veillé à nous tenir éloignés de leur fortune, en nous responsabilisant par le gain de notre argent de poche. Nous devions travailler dans et en dehors de la maison pour obtenir quelque chose. C'est ce qui avait poussé mon frère à tracer sa route dans la musique et embrasser une carrière fulgurante et incroyable qui lui réussit au-delà de ses espérances. De mon côté, je profitais des vacances scolaires pour voyager et m’offrir tout ce dont j’avais envie. Avant de m'enfuir de Paris, je m’apprêtais à prendre mon envol professionnel à mon tour. Les cendres de ma vie parisienne fument encore, mais je n'ai aucun regret.

Je bascule sur le dos et réouvre les yeux. Une nuit dans ce lieu m’a suffi pour le considérer comme mon nouveau chez moi : un canapé au bout de mon matelas, une bibliothèque en bois, vide, couvre le fond de la pièce et un écran plat est collé au mur, au milieu d’étagères surchargées de vinyles. Une coiffeuse spacieuse, d'un blanc laqué, est parsemée de produits de beauté, encore emballés, d’une marque coréenne. Elle habille la cloison qui s’oppose à la baie vitrée.

Un bruit de pas retentit derrière moi. Monsieur Park, l’intendant que mon père vient de mettre à mon service, m’a parlé d’une employée de maison, discrète et efficace. J’entends de l’eau couler.

Je me lève un peu gauchement.

L’entrée de ma chambre se trouve derrière la tête de lit, un escalier à angle droit mène au niveau inférieur et une porte s’ouvre sur la salle de bain. Sans fenêtre, la pièce est carrelée du sol au plafond. Il doit y faire vingt-cinq degrés et le bassin rond, à débordement, qui y trône, tient plus de la piscine que de la baignoire. L'abondante mousse n'attend que moi.

Je ferme le robinet et ne résiste pas à la fragrance de freesia qui s’en échappe.

J’ôte mes vêtements et glisse délicieusement dans l’eau brûlante. La fatigue du long périple qui m’a mené jusqu’ici se dissout. La chance semble enfin me sourire à nouveau.

Quand je sors du bain, quelques minutes plus tard, emmitouflé dans une épaisse serviette, je me souviens de la férocité de l’hiver coréen. Dehors, les températures négatives dissuaderaient les pingouins de faire de la randonnée sur la glace. Je reporte ma visite de la terrasse pour profiter de la vue de mon salon qui s’étend sur la ville. J’attrape une bouteille d’eau posée sur une déserte et me rapproche de la fenêtre pour mieux plonger dans le cœur de Séoul. Dans le mien, à n’en pas douter, il n’y a plus rien.

Installée dans un fauteuil confortable, une bonne tasse de thé brûlant au jasmin pour me tenir compagnie, je regarde la télévision. Elle se fond parfaitement dans le décor. Ici, tout est pensé pour le plaisir des yeux. Des orchidées sont disposées sur des colonnes. D’immenses fenêtres offrent un panorama sur la ville en contrebas, l’abondante pluie qui tombe me dissuade de les ouvrir, en plus de la température glaciale. Le canapé, en arc de cercle, entoure la table basse du salon, en bois précieux d'acajou. Une fine couche de verre le protège. Les rideaux autour de la baie vitrée, purement décoratifs, sont couverts de minuscules motifs florifères rappelant les orchidées. Le sol est un plancher de châtaignier qui craque agréablement sous mes pieds nus. Il fait vingt-cinq degrés partout. Je n’ai aperçu aucun radiateur et j’ai vu sur le réfrigérateur de la cuisine qu’on pouvait acheter les courses à distance. Il y a une fonction pour qu’il s’en charge lui-même. Les appareils électriques se commandent depuis une application de mon smartphone ou une intelligence artificielle installée quelque part au milieu du salon. Huit personnes peut y vivre confortablement, personnel inclus. Monsieur Park m’a rassuré sur sa situation. Un étage plus bas, il bénéficie d'un appartement à dimension familial, relié par un escalier en colimaçon et un ascenseur privé.

Le son de la télévision accapare soudain mon attention. Une chaîne diffuse en permanence des dramas, je commence à me réhabituer aux intonations et je répète les répliques à haute voix pour m’entraîner à parler le coréen. Plusieurs fois déjà, Na-Ra, mon employée de maison, s'était précipitée, anxieuse de savoir si j’avais encore besoin d’elle.

Quand je me décide à sortir, le ciel gris, bas et menaçant accentue la sensation de froid qui me glace les os. Plusieurs heures à observer des amoureux côtoyer la rivière Han dans des comédies romantiques m'ont permis de m'évader. L’envie de me frotter à ce long cours d'eau tranquille me tenaille le ventre. J’enfile mon manteau lorsqu'un ancien rêve d’adolescente refait surface. Durant mes années de lycée, mon vieux professeur de coréen me racontait ses dimanches, pique-niquer sur les berges, se promener dans le parc Yeouido et surtout voir la fontaine arc-en-ciel du pont Banpo avec ses amies. Il m’avait transmis l’amour de son fleuve. C’est à mon tour d'y forger des souvenirs.

Une demi-heure plus tard, mon chauffeur me dépose dans un magasin de sport. J’en ressors avec un vélo flambant neuf et une panoplie du parfait cycliste. Je jette dans le coffre mon sac qui contient des habits ordinaires et une paire d’escarpins. Dans la boutique, je me suis changé en utilisant les vêtements achetés sur place. Je suis déterminée à jouer les touristes fortunés et pour une fois dans ma vie, n’en faire qu’à ma tête sans avoir le besoin de plaire à quelqu’un.

— Madame, le froid ne vous dissuade pas de vous promener à bicyclette ?

Mon chauffeur, Kong Soo-Chang, m’observe et hésite entre le rire et la consternation.

— Je vais suivre la rivière, sur quelques kilomètres. Le vendeur m’a donné un plan.

J’ouvre mon sac à dos et lui montre le dépliant.

— Regardez, il m’a dessiné le chemin du retour pour retrouver l’appartement. Vous pouvez partir tranquille.

Il étudie le schéma une longue minute.

— Bien. Je reste en bas de l’immeuble, si vous avez besoin, appelez-moi.

— Bien entendu.

Je brandis l’objet sous son nez afin qu’il consente à remonter dans le paquebot qui lui sert de véhicule. Une fois qu’il a disparu dans la circulation, mon attention se porte sur ma gauche. Une longue ligne bleu foncé encastrée dans deux rubans verts m’attire comme un aimant.

Une bourrasque glaciale manque de me transformer en glaçon et je m’empresse de passer ma seconde veste polaire sur les épaules. Tout mon matériel pour lutter contre le froid ne me servira à rien si je n'avance pas. D’un coup de pédale, je m’élance enfin sur la piste.

Mes gants remontent jusqu’aux coudes, le bonnet est bien enfoncé sur ma tête et couvre mes oreilles, mon écharpe est enroulée trois fois autour de mon cou et la couleur rose de l’ensemble que j’ai choisie donne sans aucun doute, à ceux qui me croisent, l’envie de manger des fraises Tagada.

Amusée, j'arrive enfin sur la berge du fleuve en souriant.

Le froid n’a pas découragé les nombreux cyclistes qui sillonnent le long des chemins. Je slalome entre certains, qui, comme moi, profitent de la vue en touriste et prennent des photos. Je progresse toujours sur la route qui me ramène chez moi. Un petit garçon me fait signe de la main un instant en avançant vers moi, je crois qu’il aime mon bonnet, car il le montre du doigt à la personne qui l’accompagne.

Au détour d’un virage, le ciel se déchire en deux et un rayon de soleil m’éblouit. Je m’arrête brutalement, aveuglée. La dernière image imprimée sur ma rétine est celle d’un enfant qui s’apprête à me croiser sur son tricycle.

La peur accélère les battements de mon cœur et coupe ma respiration. L’impact attendu ne vient pas. J’ouvre les yeux et me tourne avec l'espoir d'apercevoir la silhouette intacte du petit garçon. Brutalement, je suis projeté en arrière, arrachée de la selle, mon corps se renverse. La force qui me percute me plaque au sol et je m’effondre. Ma tête est retenue par une main secourable, mais ma hanche et ma cuisse n’ont pas cette chance et sont broyées par mon vélo d'un côté et l’asphalte de l'autre. Mes muscules, contractés jusqu'à la crampe ou la déchirure, se froissent comme du papier, cette douleur virulente et lancinante, m'emporte dans un puits sombre.

Je sens des bras qui m’entourent et me transporte contre un torse dur, des voix affolées qui tentent de me réanimer. Je cligne des paupières, seulement consciente de ne rien comprendre des mots qui sont prononcés. La fragrance délicieuse de l'ibiscus m’enveloppe délicatement. Le toucher soyeux du vêtement que je sers à deux mains, très fort, ne m’apporte aucun réconfort, de même qu’aucun soubresaut n’atteint mon cœur et mon corps meurtris.

La souffrance annihile toutes mes autres facultés, m'empêche de me débattre, d'essayer de me redresser, une force supérieure émanant de la personne qui me tient contre elle, met en échecs mes vaines tentatives pour me libérer. Mes cordes vocales, restées quelque part sur le bord du fleuve, je subis donc la douleur sans parvenir à émettre le moindre son.

Annotations

Vous aimez lire M. L. SCOTT ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0