Chapitre I : Coup de vent
Un coup de vent agita la fleur, le pollen orangé vola. Clématite éclata de rire et se cramponna au pistil pour ne pas tomber. Son abeille, fâchée, bourdonna un peu puis revint se poser près d’elle. La jeune fille lâcha prise et se baissa pour ramasser une brassée de poudre jaune-orangée. N’ayant pas de gants, elle tassa à mains nues son chargement dans les sacoches que portait l’insecte, puis s’interrompit pour admirer la vue. A ses pieds s’étendait le champ de fleurs, constellé de couleurs diverses. Des millions d’insectes variés s’agitaient à tous les étages et jusqu’à l’horizon. Là-bas, au pied de l’immense châtaigner, elle distinguait le village des Myrmidons, fait de maisons hétéroclites. Glands, champignons, coquilles d’escargots voire villas creusées dans les racines, chaque habitat était unique. Par contre, elle ne voyait personne. Il lui aurait fallu ses jumelles, et elle les avait laissées en bas…
- Hé, Clem !
Elle se pencha au-dessus de la rambarde de pétales violets et reconnut son amie Camomille.
- Dépêche-toi ! Les charançons sont arrivés !
Un sourire éclaira le visage de Clématite.
- J’arrive !
Elle referma les sacoches et sauta sur le dos de l’abeille, qui avait commencé à siroter le nectar. Elle attrapa les guides d’une main sûre et les ailes s’actionnèrent avec un bruit assourdissant. D’un geste, elle dirigea sa monture vers l’azur et l’abeille décolla. La Myrmidone jeta un œil par-dessus son épaule et vit Camomille qui volait déjà. Clématite se pencha sur le thorax soyeux et doré, poussa un cri de joie et talonna l’insecte qui fonça vers le village des Myrmidons.
La grande place était recouverte de sable que le souffle des ailes de l’abeille souleva. Clématite sauta à terre, un immense sourire aux lèvres. D’un geste, elle lança les deux sacoches pleines de pollen sur son épaule, puis dégrafa la selle et les guides. L’abeille livrée à elle-même trotta un moment puis décolla à la verticale. La Myrmidone avait déjà rangé l’équipement et courait dans les rues bordées de gravillons. Les sacoches heurtaient régulièrement son épaule. Elle gravit à toute allure le chemin pentu qui menait au chantier de sa nouvelle maison.
La surprise la laissa clouée sur place. La gigantesque châtaigne trônait au milieu du plateau moussu. Deux ou trois énormes insectes couleur noisette s’agitaient, parqués dans un coin. Un homme, leur dresseur probablement, leur lançait des morceaux d’écorces. Les charançons. Ces drôles de bestioles étaient encore ce que l’on avait de mieux pour creuser les maisons. Clématite sursauta quand la petite porte découpée dans le bois lisse s’ouvrit. Sa sœur s’encadra dans l’ouverture avec un grand sourire.
- Mauve ! Où en est le boulot ?
- Ta chambre est déjà creusée. Je vois que tu as amené le pollen, viens, on va la teindre.
- Et lui, c’est qui ?
Un autre personnage venait de surgir derrière Mauve. Petit, replet, il portait un costume vert sombre veiné de vert pâle.
- C’est Lierre, l’architecte. Il a fait des merveilles ! Viens voir !
Incapable de résister plus longtemps à cet enthousiasme manifeste, elle suivit sa sœur dans les couloirs tout frais. Un charançon s’activait à sa droite, mais Mauve ouvrait déjà la porte de sa chambre. Les murs arrondis, le sol doux recouvert de feutre vert et pourpre, comme la plante dont elle portait le nom. Clématite, éblouie, en fit le tour avec ravissement. Mauve lui apporta un seau plein d’eau.
- Au travail !
Traditionnellement, sa chambre aurait dû être teinte aux couleurs de sa plante, mais Clématite adorait le jaune, couleur vive et joyeuse, comme elle. Gaiement, elle imprégna à grands renforts d’éponges les murs de teinture d’eau et de pollen mêlés. Quand elles eurent terminé, la pièce rayonnait.
Elles sortirent. Le soleil était presque couché ; la journée avait été bien remplie. Clématite contempla l’Ouest incendié de pourpre. Elle brossa sa robe en feuilles de clématite du revers de la main pour en faire tomber les grains de pollen.
- On rentre ?
- Oui, j’ai hâte de déguster le ragoût de maman !
- On prend une abeille ?
Clématite jugea le ciel du regard.
- C’est trop tard, on n’en aura plus. Là, une chenille !
Mauve la devança et escalada l’animal avec dextérité. Comme Clématite peinait à se hisser sur le dos glissant, sa sœur lui tendit la main et la tira. Elle s’installa enfin, serrée contre elle.
- Merci.
Lorsque leur rampante monture se détourna du chemin de la maison de leurs parents, elle sauta et courut aussi vite qu’elle le pouvait. Sa sœur comprit aussitôt qu’il s’agissait d’une course et se lança à sa poursuite. La lumière s’alluma à leur passage devant la petite maison creusée dans une racine du châtaigner. Les rires résonnaient encore dans la cour lorsque leur mère Gentiane sortit. C’était une femme forte, que l’âge avait affaibli sans la rendre acariâtre ni solitaire. Un fichu blanc sur ses cheveux dissimulait quelques mèches folles. Sa bonté n’avait rien d’aveugle, et sa sagesse en faisait une conseillère recherchée. Elle accueillit à bras ouverts ses deux filles.
- Les filles ! Je vous attendais ! Le ragoût de grillon est prêt, venez vite, ça va refroidir !
Elle les entraîna dans la cuisine avec son autorité naturelle. Leur père Nerprun était déjà assis. Petit, sec, il vouait à sa femme une admiration sans bornes et s’inquiétait énormément pour ses filles. Durant, le repas, les plaisanteries fusèrent bon train, aussi savoureuses que le pilon de grillon aux herbes et les graines de pavot croquantes.
- Vous êtes sûres que vous voulez vivre seules ? Dans une autre maison ?
Mauve regarda son père avec affection.
- Mais oui, papa ! C’est la millième fois que tu nous poses cette question !
- Nous sommes deux, nous avons nos ressources. C’est normal !
- Et puis nous ne serons pas loin, la châtaigne est à cinq décimètres à peine d’ici, renchérit Mauve, c’est pas la prairie !
- Entièrement d’accord ! tonna la voix puissant de Gentiane. Il est temps que nos deux jeunes pousses deviennent des fleurs épanouies. Tu pourras aller les voir tant que tu veux !
- Je te promets que nous ferons attention, intervint Clématite en plaquant un bisou vigoureux sur la joue de son père.
- Je te la surveille ! lança Mauve.
La boutade emplit la pièce de rires, aussi pétillants que du champagne du coteau Sud. Des exclamations résonnèrent lorsque la mère déposa sur la table une superbe tarte au miellat de pucerons dont l’odeur aurait attiré une fourmilière entière. Tard dans la soirée, lorsqu’elle se glissa dans son lit, avec la douce chaleur, le ventre plein de bonnes choses, le confort du matelas rembourré de laine de bourdon, avec l’odeur familière du bois, Clématite songea que la vie n’aurait pas pu être plus belle. Et demain, elle emménageait dans sa nouvelle maison...
Le bruit insistant des casseroles se heurtant au rez-de-chaussée la réveilla. Elle soupira d’aise et s’étira, puis, se rappelant soudain l’importance de cette journée, sauta au bas de son lit. Elle passa une tenue solide, en feuilles de clématite sèches, puis s’attacha les cheveux avec une tige. Elle dévala l’escalier, attirée par l’odeur des crêpes.
- Bonjour ma petite plantule ! Tu as bien dormi ? demanda sa mère en posant devant elle un plat débordant, ruisselant de myrtille écrasée et de miel.
- Toujours ! Mauve n’est pas là ?
- Elle s’est levée plus tôt que toi, elle est déjà au champ. Elle avait repéré un plant de mauve. Elle veut se faire une nouvelle robe en pétales, et décorer sa chambre.
- Où ?
- Près de Bosortie, je pense.
- Je vais la rejoindre ! A tout à l’heure !
- Mais tu n’as presque rien mangé !
Souriante, Clématite exhiba trois ou quatre crêpes qu’elle fourra dans son sac à dos. Gentiane lui lança un sachet arrondi avec un clin d’œil. Sa fille l’ouvrit.
- Des bonbons au miel ! Merci, maman !
Elle bondit au cou de sa mère et l’embrassa.
- Pars vivre au loin, mais n’oublie jamais d’où tu viens, murmura la vieille femme.
Dans sa bouche, cet adage connu prenait une force particulière.
- C’est promis, répondit Clématite.
Quand sa mère ouvrit les yeux, elle n’était déjà plus là.
- Vive comme une puce, ma petite plantule…
Clématite galopait. Elle adorait courir, et avait gagné plusieurs fois la course du village. Cependant elle s’arrêta, essoufflée, devant la ruche qui se dressait à l’entrée du village. L’édifice imposant bourdonnait déjà d’activité, malgré l’heure matinale. N’importe qui, titulaire d’un permis de vol, pouvait s’y rendre pour emprunter une abeille afin de rejoindre les champs, le sommet de l’arbre ou la rivière. Clématite avait le permis de vol depuis l’âge de douze ans.
De multiples ouvrières velues transitaient déjà dans le ciel à peine rosi. Elle tendit sa carte du village imprimée au bureau central, gravit l’échelle d’accès et pénétra dans la ruche. Celle-ci offrait au visiteur un spectacle inoubliable. De hauts rayonnages, droits, dorés, encadraient l’espace avec un effet de profondeur extraordinaire. Vers le haut, le regard se perdait dans les cellules hexagonales à l’infini, s’effaçant dans le noir vers le plafond. Comme on était tôt dans la journée, les luminaires n’étaient pas allumés. Le tout envahi par le bourdonnement des butineuses et l’odeur lourde, sucrée, du miel et de la cire.
Clématite, en habituée, regarda à peine ce spectacle hors du commun pour se tourner vers le petit bureau dressé à gauche de la porte.
- Bonjour ! Je voudrais une abeille rapide et maniable.
- O.K. Votre permis ?
Elle lui tendit le papier.
- Eh, Coquelicot, tu lui trouves une abeille ? La 638, ça ira.
Le jeune garçon désigné sortit d’une alvéole.
- Elle est déjà sortie, la 638.
- Ah bon ?
- Oui, c’est Mauve qui l’a prise, répondit-il en descendant par la petite échelle adossée au rayon.
- Logique... Bon, c’est pas grave, donne-lui la 415.
- Rechia ?
- Oui, oui.
Clématite suivit l’employé jusqu’à la cellule 415. Coquelicot se retourna vers elle. Les cheveux noir d'encre, yeux verts comme la plupart des Myrmidons, vêtu de pétales rouges de sa plante fétiche, le meilleur dresseur d’abeilles, le seul qui la batte à ce jeu-là et, surtout, son meilleur ami.
- Tu pars loin ?
- Jusqu’à Bosortie.
- Alors je vais te donner un harnais moyen. Des sacoches ?
- Non, je ne pense pas. Mauve a dû en prendre assez.
- Elle n’en a pas pris.
Surprise, Clématite lâcha la patte de l’insecte qu’elle examinait.
- Hein ? Je croyais qu’elle allait chercher des pétales de mauve !
- Elle a demandé un harnais au long cours, et aucune sacoche.
- Elle t’a dit où elle allait ?
- Vers la rivière, c’est tout.
L’esprit de Clématite tournait à toute vitesse.
- Donne-moi un harnais solide. J’y vais.
Les yeux de Coquelicot pétillaient. Inquiétude ? Excitation ?
- Je peux venir avec toi ?
La rivière scintillait sous le soleil. Le voyage avait duré à peine dix minutes, mais il commençait à faire chaud. Rechia fatiguait. Clématite infléchit sa trajectoire vers l’ombre d’un aulne.
- Comment va-t-on faire ? Elle a pu aller n’importe où !
Elle se retourna. Coquelicot s’était déjà posé sur une branchette. Elle le rejoignit. Sitôt posée, son abeille commença à nettoyer consciencieusement ses antennes. Elle s’affaissa sur son siège.
- Je ne sais pas. J’espérais que…qu’elle serait là. Mais c’est comme…
- Là !
Elle n’eut pas le temps de poser la moindre question. Il avait déjà décollé. Elle s’empressa de l’imiter en grommelant - comment faisait-il pour démarrer si vite ? - et fila vers le bosquet d’ajoncs qu’il lui désignait.
Ses yeux s’agrandirent lorsqu’elle comprit. Une abeille, encore harnachée, tentait par tous les moyens de se libérer. Ses guides étaient attachés à une tige.
- C’est Lysia, la 638 ! lui cria Coquelicot.
- Ce n’est pas possible, protesta Clématite en se posant à côté de lui. Jamais Mauve ne laisserait une abeille attachée seule en pleine nature ! C’est de la folie !
- L’abeille n’est pas attachée. Ses guides se sont emmêlés dans la plante.
Clématite pâlit. Voilà qui impliquait pas mal de choses… D’un coup sec, son ami tira sur le nœud, libérant Lysia qui tournoya au-dessus d’eux, puis se posa.
- Qu’est-ce que tu en penses ?
Elle s’assit sur un gravillon.
- Si seulement on pouvait savoir ce qui s’est passé…
Soudain, son œil fut attiré par une sorte de ruban violet-rosé qui pendait à une herbe. Clématite se leva comme si la pierre la brûlait. C’était une lanière de pétale de mauve. Pas d’erreur possible.
- C’est avec ça qu’elle attache ses cheveux, souffla-t-elle.
Et par terre, juste à côté, son sécateur en mandibule de fourmi. C’était Clématite qui le lui avait offert à la dernière fête des Fleurs. Elle le récupéra et aperçut alors des sillons tracés dans le sol humide. Des sillons qui formaient des lettres.
Clématite Mauve enlevée secours
Clématite tomba à genoux et enfonça la lame dans la terre. Coquelicot crut qu’elle pleurait, mais lorsqu’elle se releva, ses yeux étaient secs. Voire brûlants.
- Je ne sais pas pourquoi Mauve est venue ici, mais une chose est sûre…
Elle fixa son regard sur la rivière étincelante.
- …elle a été enlevée.
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