Chapitre XII : Au fil de l'eau

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 Clématite, éblouie, chuchota d'une voix étranglée :

  • Je crois que je ne vais pas exiger de remboursement, finalement.
  • Je te l’avais dit.
  • C'est splendide... Il est toujours comme ça ?
  • Oh que non ! Il est parfois agité de violentes tempêtes. Moi qui te parle, j'ai vu des vagues de plusieurs décimètres de haut ! Principalement les jours de grand vent, ou au passage d'un bateau Méga, l'informa Millepertuis. C'est pourquoi, comme tu le vois, aucun bateau ne s'éloigne de la rive.
  • Mais comment fait-on pour traverser alors ?
  • Soit tu loues ton propre bateau, soit tu empruntes le bac qui traverse une fois par jour. Pour aujourd’hui, c'est trop tard, je crois.
  • Pas question d'attendre demain ! protesta la Myrmidone. Nous prendrons notre embarcation.
  • Et si on mangeait avant ? Se moqua Cerfeuil en ouvrant le sac en papier aux effigies de la boutique Basilic.
  • Tu parles que oui, réagit-elle aussitôt, j'ai une faim à dévorer un scarabée entier !

 Elle s'assit sur un banc et mordit à belles dents dans un sandwich délicieusement salé, fourré aux rognons de pucerons et graines de tournesol en contemplant le canal immense. Elle aurait aimé que Coquelicot soit avec elle pour admirer ce spectacle. Lui qui n'avait jamais dépassé Futaix et qui rêvait de voyager dans tout Elakiste... Comme il aurait aimé être là ! Comme elle aurait ri et plaisanté avec lui ! Bien sûr, il y avait Cerfeuil, l'énigmatique Cerfeuil, mais Coquelicot était comme une part d'elle-même. Toute leur enfance ils s'étaient côtoyés et appréciés, confié leurs secrets. Élèves dans la même école, diplômés de vol en même temps, ils connaissaient tout l'un de l'autre et entre eux la question de confiance ne se posait pas. Il lui manquait maintenant. Jamais auparavant ils ne s'étaient séparés aussi longtemps. Elle soupira. Pourquoi ne lui avait-elle pas proposé de l'accompagner ? Elle ne se comprenait plus elle-même.

  • Ça va, Clem ?

 Elle sursauta et regarda Cerfeuil. Heureusement qu'il était là. Combien de fois serait-elle morte sans lui ?

  • Oui, oui, je... je m’inquiétais. J'ai l'impression que ça fait des siècles que Mauve a disparu et j'ai peur qu'il ne soit trop tard.

 C'était la première fois qu'elle mentait à Cerfeuil.

  • Ne t'en fais pas. Je te jure que je fais tout mon possible pour qu'on arrive vite. Mais avec les dangers de la route, je ne peux pas te promettre...
  • Je comprends.
  • Bon, on y va ? Lança soudain Millepertuis, qui avait senti la tension qui s'installait.

 Elle se leva et remarqua que Cerfeuil la regardait bizarrement. Avait-il deviné que sa tristesse avait une autre origine ?

 Le loueur de bateaux les regarda de travers quand le trio lui annonça qu'il avait l'intention de prendre un navire.

  • Vous êtes sûrs ? C'est que ça fait un moment qu’on n’a pas vu de bateau Méga dans le coin, ils vont pas tarder à revenir, alors...
  • Écoutez, assena Clématite excédée, la vie de ma sœur est en jeu, je n'ai pas une minute à perdre alors vous allez m'épargner vos suppositions hasardeuses et nous donner un bateau très vite. Je dirais même un bon bateau, sinon je vais vraiment me fâcher !

 Millepertuis siffla.

  • Elle est toujours comme ça ?
  • Souvent pire ! chuchota Cerfeuil.
  • Nom d'un bourdon, j'ai bien fait d'accepter de l'accompagner, elle m'aurait écorché vif ! Comment as-tu fait pour survivre depuis Futaix ?
  • Elle a encore besoin de moi. Ceci dit je fais attention, elle est capable de se débarrasser de moi et de partir seule ! Elle m'a déjà fait le coup.
  • Vous avez terminé vos messes basses, les garçons ? On peut y aller ?
  • A vos ordres, capitaine Clématite !

  Elle éclata de rire. Le loueur grommela encore quelque chose puis les guida de mauvaise grâce à l'arrière du magasin.

  • Voilà, un radeau en feuille de robinier, hydrophobe, qui flotte parfaitement et assez grand pour vous trois. Facile à diriger, avec la gaffe. Vous le rendrez quand ?

 Clématite se tourna vers Cerfeuil pour estimer la durée du voyage.

  • En prévoyant large, disons trois jours. Nous avons l'intention de traverser.
  • Traverser ? s'étouffa presque le commerçant avant de jeter un coup d’œil inquiet à Clématite. C'est dangereux, j'espère que vous avez un conducteur...
  • Je suis Guide assermenté de Futaix, je suis parfaitement capable de le conduire moi-même, affirma Cerfeuil en brandissant son insigne.
  • Bon, bon, marmonna le vendeur, viendrez pas vous plaindre si vous chavirez ! C'est pas mon affaire, moi, mais je veux revoir mon bateau.
  • Pas de problème, coupa-t-elle. Vous le reverrez.

 Elle plaqua une poignée de Séquoias dans la main du vieux bonhomme et engagea d'un geste ses compagnons à tirer la remorque vers l'eau. Le vieux loueur resta un moment à les regarder, puis se tourna vers l'horizon, cracha et grommela :

  • Complètement fous, ces touristes...

 Puis il rentra à l'intérieur.

  Le bateau était léger et flottait facilement. La mise à l'eau fut rapide. Clématite grimpa, suivie de Mimi et s'installa à l'arrière. Cerfeuil tenait la gaffe avec une assurance d'habitué et la barque s'éloigna rapidement de la berge. D'autres embarcations à moteur, à voile ou à rames tournoyaient autour d'eux, dont les occupants leur adressaient de grands signes. Ils se faisaient de plus en plus rares à mesure qu'ils avançaient et, au bout d'un mètre, il n'y en eut plus un seul. Un calme souverain tomba sur eux et un silence frais et humide les entoura. Clématite laissait dériver son regard à la surface de l'eau et Cerfeuil, très concentré, dirigeait le navire. Assez vite, Millepertuis bailla.

  • Dites, ça ne vous fait rien si je m'endors ?

 Comme personne ne répondait, il posa la tête sur son sac et ferma les yeux. Au bout d'un long moment, Cerfeuil demanda :

  • A quoi tu penses, Clem ? A ce pauvre loueur de bateaux que tu as terrorisé ? Il était au lézard, ton sandwich ? Je ne t'ai pas vu dans un état pareil depuis notre rencontre.

 Elle eut un sourire.

  • Je n'en pouvais plus. J'ai l'impression que tout le monde veut m'empêcher de la retrouver.
  • Tu as pensé à lui envoyer un moustique ?
  • Un moustique ? Pourquoi ?
  • Tu ne connais pas ? On peut envoyer des messages par moustiques. Il suffit d'écrire un message, de faire respirer au moustique un objet avec des phéromones de la personne à qui tu veux l'envoyer et il fonce tout droit vers elle. Sauf si il se fait intercepter par une libellule ou un Méga, évidemment, mais ça vaut la peine d'essayer.
  • Cerfeuil, tu es génial !

 Le Guide eut un sourire qu'il voulait modeste.

  • Tu as un objet à elle ?
  • Oui, ceci. Son sécateur et l'attache de ses cheveux. Ça suffira ?
  • Largement. On va voir si on peut en appeler un...

 Il sortit un sifflet de forme étrange et souffla. Le bruit évoquait exactement le bruissement des ailes de ces fauves volants. Une seule piqûre suffisait à vider de son sang un homme costaud. Assez vite, l'un d'eux apparut. Il chercha avec un bourdonnement aigu d’où provenait ce son familier, mais il fut coupé dans son élan par une libellule qui l'avala sans même ralentir. Les louves du ciel, comme on les surnommait ici. Cerfeuil grimaça.

  • Pas de chance. Nouvel essai...

 Il dut siffler un bon moment avant d'en voir apparaître un second, qui esquiva avec habileté les chasseresses aériennes et se posa sur l'avant du radeau. Clématite le fixait, ébahie et fascinée.

  • D’où sors-tu ce sifflet ?
  • C'est un appeau. Chaque Guide en a un.
  • Il n'y a pas beaucoup de moustiques dans mon pays.

Elle griffonna quelque chose sur un papier et s'approcha du moustique d'un pas hésitant. Elle ferma les yeux un instant et s'efforça de ne voir en lui qu'un moyen de communiquer avec sa sœur et pas un danger potentiellement mortel. Puis elle s'approcha avec plus de fermeté et noua le message à la patte avant de l'insecte qui ne réagit pas. Elle sortit de sa poche le ruban de pétale de mauve et le tendit sous les antennes. L'animal s'agita aussitôt et elle recula vivement.

  • Ça veut dire quoi, ça ? Qu'il la connaît ? Qu'il va me bouffer ?
  • Non, je ne crois pas. Peut-être que cette odeur lui rappelle quelque chose...
  • Bon, j'espère que tu as raison. On devrait peut-être lui envoyer quelque chose qui m'appartienne pour qu'elle puisse répondre, non ?
  • Idée géniale ! Vas-y. Quelque chose de solide et pas d'indispensable. J'espère que ça ne le perturbera pas...
  • Ça. Elle saura tout de suite que c'est à moi.

 Elle déplia une écharpe verte brodée de son sac à dos et la noua à une autre patte. Puis elle recula d'un pas. Il frémit, puis s'éleva lentement, tournoya un peu puis s'éloigna dans la direction de la rive opposée à une vitesse impressionnante. Clématite le suivit des yeux.

  • Tu lui a écrit quoi ?
  • Tu ne serais pas un peu trop curieux, toi ? Je lui ai juste dit qu'on arrivait et je lui demandais ou elle était précisément et si elle est en danger.
  • Bon. La réponse pourrait arriver ce soir au mieux.

 Elle resta pensive un moment, puis posa une main sur l'épaule de Cerfeuil.

  • J'ai enfin l'impression de pouvoir faire quelque chose. Merci.
  • Ce n'est rien.
  • C'est énorme au contraire.
  • Admettons.

 Après un silence, il demanda :

  • Je t'ai raconté mon histoire dans le métau, tu ne veux pas me raconter la tienne ?
  • Tu demandes ça à toutes tes clientes ?
  • Dis donc, ça te travaille, toi, les clientes ! Si tu veux absolument le savoir, non. Normalement, on évite d'avoir des relations trop … personnelles avec les clients. Mais vu que je te considère déjà comme une amie, et que je t'ai tout raconté sur moi, c'est un peu tard pour avoir des scrupules...
  • Tout raconté sur toi ? Tu plaisantes ? Enfin, si tu veux...

 Elle réfléchit un moment.

  • J'ai toujours vécu à Perchette, aussi loin que je me souvienne. Avec ma sœur et mes parents, Gentiane et Nerprun. Mon père est fragile, craintif. C'est ma mère qui le soutient. Elle, c’est un roc. Un rempart. Elle est aussi un peu le sage du village, c'est elle que tout le monde vient voir. J'ai vécu pleine de ses leçons. Ma sœur veillait sur moi, me consolait. Je l'admirais beaucoup. J'allais à l'école à pied en courant tous les matins, j'ai rapidement progressé en course à pied. Et puis, toute jeune, je me suis découvert une nouvelle passion...

 Elle respira profondément.

  • Les abeilles. J'ai obtenu mon brevet de vol à douze ans. La plus jeune du village. En même temps que Coquelicot. Nous faisions des courses dans le ciel. Nous avons grandi côte à côte, lui et moi. Il est comme mon ombre. Puis il est devenu employé à la ruche pour soigner les abeilles, c'était son rêve, je le sais. Moi, je continuais à vivre chez ma mère, avec Mauve. Elle, elle est couturière de pétales. Je voulais être... En fait je ne sais pas. Mais je m'améliorais, j'essayais de progresser. Au moment où Mauve a disparu, nous allions emménager dans une nouvelle maison rien que pour nous deux. Une châtaigne, en bordure du village. Un endroit magnifique. L'architecte, Lierre, est le meilleur du coin. Il est vraiment doué et il avait de bonnes idées. Et puis Mauve est partie pour le bosquet d'orties. Enfin, à la rivière. Je suis partie pour la rejoindre avec Coquelicot et... elle n'était plus là. Il y avait un message écrit sur le sol, son sécateur et son attache... Je suis partie en hélibellule pour Colonboï avec Coquelicot et il y a eu l'accident. Un bourdon a heurté l'hélibellule à ma hauteur. Enfin, quand je dis accident... C'était un attentat. Mais je m'en suis sortie grâce aux sauveteurs Jasmin et Persil. Le lendemain, je me suis rendue au bureau des Guides et...Tu connais la suite.

 Il resta silencieux. Clématite rassembla son courage pour demander :

  • Et ta famille ? Tu as des frères ou sœurs ?

 Cerfeuil ne se retourna pas.

  • Non. Je suis fils unique.

 Il n'avait manifestement pas l'intention d'en dire plus. La Myrmidone se retourna et laissa sa main tremper dans l'eau. Un léger ronflement enfla alors sur le canal.

  • Qu'est-ce que c'est ?

 Le Guide fronçait les sourcils.

  • Aucune idée, mais ce n'est pas bon signe.

 Elle se releva et scruta l'horizon. Elle blêmit.

  • Cerfeuil... Le loueur avait peut-être raison. Ce n'est pas un bateau Méga, là-bas ?
  • Si. Réveille Mimi. On est trop loin de la rive pour faire demi-tour, il va falloir qu'on se dépêche pour avoir une chance d'atteindre l'autre côté. Si on reste là et qu'on prend les vagues que ce mastodonte produit, on est morts.

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