Chapitre XIV : Jonquille et Violette
L'orage l'avait réveillée plusieurs fois, mais le soleil brillait à travers la membrane rousse quand elle se leva. Sa cheville allait mieux, elle put marcher presque normalement jusqu'à l'extérieur. Ni Cerfeuil ni Mimi n'étaient levés. Debout dans le matin frais et humide, elle admira le soleil qui s'étirait et baillait avant de monter dans le ciel. Pour la première fois, elle voyait son but, la maison des Mégas, en contrebas. C'était une construction immense, démesurée, ou l'on aurait pu loger une région entière. Elle avait des murs droits, raides, jaunes, qui soutenaient un toit rouge qui luisait d'humidité. De larges passages carrés s'ouvraient dans ces parois fantastiques. Les Mégas avaient-ils vraiment besoin d'aussi grand ? Les Myrmidons avaient pour règle de ne construire que des maisons à leur taille, selon le nombre de gens qui l'habitaient, et qui s'intégraient le plus possible au paysage. Cette maison, pour imposante qu'elle était, semblait hideuse à Clématite. Pourquoi ces angles, ces murs cruels et rudes ? L'harmonie des courbes avaient disparue. Mais c'était là que se trouvait sa sœur. Cette idée regonfla d'un coup le courage de Clématite. Elle allait arracher Mauve aux mains de ces fous, quoi qu'il lui en coûte. Elle ne partirait pas d'ici sans Mauve.
- J'arrive, murmura-t-elle.
Elle sursauta. Un bruissement aigu caractéristique perçait le silence matinal. Un moustique. Affolée, la Myrmidone tourna sur elle-même, à la recherche d'une échappatoire ou d'une aide. Rien. Horrifiée, elle vit le prédateur atterrir près d'elle. Elle reconnut instantanément l'écharpe verte qu'elle avait envoyée à Mauve.
- C'est toi !
Elle bondit vers l'insecte, qui bourdonna avec nervosité. Ce son calma Clématite qui opta pour une approche plus prudente. Elle détacha précautionneusement le message qui pendait à la patte avant. Son cœur faillit éclater de soulagement en lisant la courte missive.
Vais bien. Dans grenier. Mur de gauche.Viens avant 14 oct. Danger.
Merci.
Mauve.
Elle tapota l'abdomen du moustique et bondit vers la feuille rousse. Dans sa précipitation, elle heurta le haut de la fente d'entrée, ce qui fit trembler tout l'édifice et réveilla les deux Myrmidons.
- J'ai une réponse !
- Quoi ?
- Mauve m'a répondu !
- Mmh... émit Millepertuis encore endormi.
- C'est génial ! Elle dit quoi ? lança Cerfeuil, plus réactif.
- Elle va bien. Il faut qu'on arrive avant le 14. Elle est au grenier, dans le mur de gauche.
- On est le matin du 13. Il faut qu'on se dépêche. Debout, Mimi !
- Direction Granitie !
Après un rapide déjeuner, les trois Myrmidons quittèrent l'abri précaire. Clématite boitillait avec énergie, secondée par Cerfeuil. La capitale de Cayoulle, Granitie, se dessinait dans la brume. Les trois marcheurs pénétrèrent au petit matin dans la ville endormie. Ils assistèrent en marchant à son réveil. Les habitants de Cayoulle, de par leur rareté, sont très accueillants et chaque fenêtre qui s'ouvrait laissait passer une tête souriante et des saluts joyeux. Cet accueil infusa la bonne humeur aux voyageurs. Les boutiques s'ouvraient, des gens avançaient dans la rue, voire quelques fourmis. Des touristes déjeunaient sur les terrasses des hôtels. Cerfeuil semblait très bien connaître les lieux. Il se glissa dans une impasse fleurie au bout de laquelle se dressait une boutique pimpante. Il sonna sans se soucier de la pancarte « Fermé »appliqué sur la porte. Une ravissante demoiselle blonde entrouvrit la porte avant de se jeter dans ses bras.
- Cerfeuil ! Tu m'as manqué !
Celui-ci, ravi, présenta la jeune fille à ses compagnons.
- Ma cousine, Jonquille. Elle travaille ici. Dis-moi, princesse, tu ne m'en veux pas de te réveiller ?
- Pas du tout ! C'est toujours un plaisir ! Tu vas rester dans le coin ? Qu'est-ce qui t'amène ?
- Non, nous devons traverser Cayoulle jusqu'au Bloc, alors j'ai pensé...
- Mais bien sûr ! Pourquoi tu ne l'a pas dit plus tôt ? Entrez, entrez !
- Le Bloc ?
- C'est comme ça que les Granitiers appellent la maison des Mégas. Et Jonquille est la meilleure experte en matériel de tout Cayoulle !
- Merci, fit celle-ci en rougissant légèrement.
Elle les guida dans la boutique.
- Voici les nouveaux triangles-signaux. Ils sont imperméables, prédécoupés, personnalisables, avec un lest pour ne plus s'envoler, des plis tracés, fluorescents et bien sûr biodégradables. Par lot de vingt.
- Parfait ! Des cordes ? réclama Cerfeuil.
- Pure soie d'araignée. De l'argiope de la meilleure qualité !
- J'en prends 50 cm.
- Je peux avoir une épée ? demanda Clem.
- Bien sûr ! Celle-ci devrait vous plaire, mademoiselle : épine de châtaigne séchée sur manche en lierre. Très confortable. Et ce couteau repliable métallique, tout dernier modèle des ateliers de Sablegie.
- Parfait, je vous remercie. C'est exactement ce qu'il me fallait.
- Oh, vous êtes blessée ? Interrogea la gérante en voyant Clématite boitiller.
- Un peu.
- Ceci devrait vous soulager, conseilla-t-elle en fouillant dans un meuble pour en sortir un flacon d'un étrange liquide violet.
- On a tout, déclara Cerfeuil en posant un tas de paquets sur le comptoir, combien je te dois, Jonquille ?
- Tu plaisantes ? Rien du tout ! Ce fut un plaisir.
- Enfin, tu n'es pas sérieuse ? Et ta boutique ?
L'objection fut balayée d'un geste de la main.
- Elle marche très bien. Je ne suis pas en manque de clients, va ! Cayoulle est une région dangereuse. Prenez garde.
Sur ces paroles encourageantes, elle embrassa son cousin avec le sourire, puis serra la main des deux autres. Elle resta longtemps à leur faire de grands signes sur le pas de la porte.
Clématite testa immédiatement la potion odorante offerte par Jonquille et que Cerfeuil avait identifiée comme de la liqueur de violette sur sa cheville. La douleur reflua rapidement et la Mijoyenne put marcher normalement. Ce qui valait mieux dans une région comme Cayoulle, caillouteuse et inégale. Chaque mètre leur demandait des efforts répétés et une prudence sans relâchement. Cerfeuil accrochait un fil d'argiope à un rocher, puis les deux autres s'en aidaient pour descendre. Une fois tout le monde en bas, il détachait le fil et recommençait. C'était difficile et épuisant.
- On peut faire une pause ?
- Dès qu'on aura passé ça, répondit Cerfeuil en désignant une grosse roche grise devant eux.
- Alors allons-y, décida Clématite en empoignant le fil avec détermination.
Lentement, à petits pas, elle traversa la première moitié qui ne comportait pas trop de difficultés. La seconde était plus accidentée. Elle jeta un regard fiévreux à ses deux coéquipiers là-haut. Elle transpirait malgré le climat particulièrement froid de Cayoulle. Elle cherchait des prises à l'aveugle avec ses pieds. Soudain, un morceau de granit céda sous ses pieds. Elle dérapa, mais la prise de son autre pied était solide et l'empêcha de tomber. Elle se força à se calmer et ferma les yeux, se fiant uniquement à ses sensations. Les muscles de ses bras, fortement sollicités, protestaient vigoureusement. Elle se sentit soulagée en atterrissant en bas. Elle regarda Mimi entamer sa descente. Il glissa au même endroit qu'elle, mais seules ses mains le retinrent au câble. Elle cessa de respirer jusqu'à ce que le porteur se rétablisse. Anxieuse, elle le regarda hésiter, avancer, reprendre... Soudain, elle fronça les sourcils. Cerfeuil lui faisait des signes alarmés du haut de la roche. Puis une masse se profila derrière lui. Clématite mit un moment à l'identifier comme une avalanche.
- Millepertuis ! En haut !
Le porteur l'entendit, étant parvenu à faible distance. La silhouette de Cerfeuil avait disparu. Millepertuis, le visage décomposé, se posa près d'elle.
- Vite ! Là-dessous !
Ils s'élancèrent vers un abri naturel, une partie de la pierre surélevée qui pourrait peut-être arrêter le déluge de débris. A peine s'y furent-ils glissés que l'avalanche les atteignaient. En un éclair, tout disparut sous les pierres dans un vacarme assourdissant. Clématite se serra contre Mimi, pria pour que Cerfeuil ait eu le temps d'éviter les projectiles et attendit.
Après une minute d'apocalypse, le silence revint, mais la masse de débris obturait l'ouverture de leur abri. Millepertuis essaya de déblayer les cailloux, mais le tas menaçait de s'écrouler sur eux. Le porteur frappa par terre, excédé.
- On dépend de Cerfeuil, maintenant. Il n'y a que lui qui puisse déblayer ça, s'il a pu éviter l'avalanche...
Il n'y avait rien d'autre à dire. Si, un soupir. Que Clématite s'empressa de pousser.
- Aïe, je me suis cogné le crâne.
- Essaie ça, marmonna Clem en lui débouchant le flacon de liqueur de violette, qui dégagea aussitôt une odeur forte et sucrée.
Soudain, Clématite se figea.
- Attends voir...
Elle reprit le flacon.
- Tu connais la région ? D'après toi, il y a des abeilles, ou des mouches, par ici ?
- Un peu, des mouches, oui... Pourquoi ?
- Parce qu'une odeur aussi puissante...
Elle fit couler le contenu de la bouteille par une fissure entre les pierres. L'odeur s'intensifia et se répandit.
- Pas bête, mais il nous faudrait beaucoup de chance pour qu'un insecte passe dans une région aussi...
- Chut !
Des pierres bougeaient. Mimi observa Clématite avec un air stupéfait. Mais ce fut une voix joyeuse qui les accueillit.
- Idée géniale, ton parfum, Clem ! J'aurais mis des heures à vous retrouver sans lui. Pourquoi tu fais cette tête, Mimi ?
- Mmh, rien.
Le Guide lui donna la main et extirpa les deux Myrmidons de leur trou. Millepertuis siffla en découvrant l'étendue des dégâts.
- On a eu drôlement de la veine, dis !
Cerfeuil hocha la tête. Sa grimace disait clairement qu'il y voyait un nouvel attentat.
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