Chapitre XVI : Au nom de l'amitié

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 Cerfeuil avait dit vrai sur les triangles-signaux et Clématite comprit rapidement le principe. Ceci dit, son Guide s'était aventuré plus loin qu'elle ne le pensait. Son chemin serpentait, faisait demi-tour, et les fausses pistes abondaient.

  • Pas perdu mais bien égaré, ronchonna la Mijoyenne.

 Il n'y avait pas besoin qu'elle s'y mette aussi, Mimi grognait déjà bruyamment derrière elle. Le plus rageant était qu'elle sentait presque l'urgence qui pesait sur sa sœur, sans pouvoir faire quoi que ce soit hormis se débattre dans ce labyrinthe vert. Millepertuis demanda pour la cinquantième fois :

  • C'est encore loin ?
  • Un peu moins que la dernière fois, répondit-elle, exaspérée.

 Le porteur émit encore quelques jurons. D'un geste, sa coéquipière lui intima le silence.

  • Hé ho !
  • Il est là-bas !

 Elle se mit à courir de toute la vitesse dont elle était capable. Le Guide Colonbois se tenait devant une superbe toile d'araignée, une Épeire de toute évidence. Clématite posa une main sur son épaule.

  • Ah, vous voilà. Vous avez vu ? Voilà notre passeport pour le Bloc !
  • On ne peut pas la manquer, sourit-elle.
  • Ça ?! C'est une blague ? Les araignées sont des prédateurs ! On a de la chance qu'elle ne nous ait pas déjà bouffés ! hurla Mimi au comble de la panique.

 Clématite fit instantanément volte-face.

 C'est la chose la plus stupide que j'ai jamais entendue ! Les araignées ne font du mal qu'aux insectes, elles n'attaquent jamais les Myrmidons s'ils ne les provoquent pas, et elles sont extrêmement intelligentes. Tu n'as aucune raison de craindre celle-ci !

  • Là d'où je viens, ce sont des monstres prêts à aspirer tout ce qui passe ! Myrmidons ou insectes, pour elles c'est pareil !
  • C'est ridicule ! Je suis déjà montée sur des araignées sauvages et elles ne m'ont pas fait le moindre mal ! Ce sont des prédateurs superbes et puissants, mais pas des monstres !

 Les yeux de la Myrmidone flamboyaient de colère. Cerfeuil comprit qu'il valait mieux intervenir avant que ça ne dégénère.

  • Wow, Clem, on se calme. Tu as parfaitement raison, je le sais. Mimi, si tu ne veux pas nous accompagner, je comprendrais, mais sache que tout ce que dit Clématite est absolument vrai. Maintenant, si tu as trop peur...
  • Mais c'est dangereux !
  • Millepertuis, je ne le répéterais pas. Cet animal est digne de confiance.

 Millepertuis réfléchit longuement, hésita. La peur et l'attachement à ses deux amis se contredisaient mutuellement. Il observa l’Épeire perchée au-dessus de lui, puis secoua la tête. Enfin, un faible sourire se dessina sur ses traits tendus.

  • C'est bien pour vous, souffla-t-il. Sans moi, vous feriez encore des bêtises.
  • Eh bien, il était temps, lança Clem, acide. Maintenant on y va.
  • Je l'ai vraiment fâchée ? murmura le porteur à Cerfeuil tandis que la jeune Mijoyenne escaladait l'échafaudage de fils.
  • Avec elle, on ne sait jamais. Elle ne devrait pas tarder à se calmer, sauf si elle est vraiment énervée, auquel cas tu ferais mieux de te faire oublier.
  • Aïe, soupira Mimi.
  • Tu l'as dit !

 Le Guide suivit la Myrmidone sur l'étrange architecture. Il la rattrapa juste avant qu'elle n'atteigne l'araignée.

  • -Bonjour, ma belle !

 Elle passa une main sur l'abdomen, lustré comme une marqueterie ancienne, aux couleurs acajou.

  • Elle est énorme, je crois qu'elle va bientôt pondre. Tu m'aides ?

 Les deux Myrmidons grimpèrent rapidement sur le dos de l’Épeire. Clématite se cala entre les deux premières paires de pattes, la place du meneur. L'araignée protesta un peu, secoua son abdomen pour les déloger, mais Clem se pencha et caressa le thorax velu. Lentement, elle se calma, puis réagit aux commandes de la Myrmidone et descendit sa toile. Son trajet était un peu chaotique, mais ils parvinrent en bas. Cerfeuil était étonné par la facilité avec laquelle elle avait dressé la bestiole. Bien sûr, les araignées sont dans l'ensemble assez dociles, mais celle-ci obéissait parfaitement et rapidement, seulement quelques secondes après avoir rencontré ses cavaliers ! Mimi les regardait arriver, mi-terrifié mi-fasciné.

  • Tu viens ?

 Il hésita, puis devant le regard pourpre de Clématite, s'avança prudemment avec un sourire forcé, qui s'effaça dès que l'animal se tourna vers lui. Mais il ne céda pas et tendit une main tremblante vers la fourrure. A peine eut-il touché la toison qu'il se détendit et sourit.

  • Comme c'est doux, souffla-t-il.

 Il caressa l’Épeire sans cesser de sourire, puis se tourna vers ses amis.

  • Comment on l'appelle ? demanda Cerfeuil.
  • Mm...Lily ?
  • J'ai mieux, fit Clem avec un sourire gourmand. Pourquoi pas Amitié ? Après tout, c'est pour elle que nous sommes tous là, non ?
  • Bien vu. Va pour Amitié !

 Clématite guida leur monture vers le mur du Bloc qui se dressait derrière eux. Avec ses ventouses, Amitié n'eut aucun mal à escalader le lierre qui courait le long du mur. La vie qui reprenait ses droits sur le Bloc. Le chevauchement d'une araignée était assez chaotique à cause des huit pattes de l'animal, mais on ne pouvait guère trouver plus rapide pour le transport terrestre. Les trois Myrmidons avaient la sensation de traverser une jungle géante, toute en hauteur. Les feuilles de lierre projetaient une lueur verte sur eux. Un vent frais modérait la chaleur du soleil qui frappait maintenant le Bloc de plein fouet. Les tiges du lierre montraient le chemin. Clématite conduisait leur monture avec application. Cerfeuil ferma ses beaux yeux verts lumineux. Tout était calme, pour une fois. L'espoir lui revint. Soudain, Clématite laissa échapper une exclamation.

  • Regardez !
  • Une clématite ! s'étonna Millepertuis. C'est sûrement un bon présage.
  • Je ne savais pas qu'il existait des clématites jaunes, fit Cerfeuil intrigué.

La plante grimpante qui s'était hissée jusqu'à eux affichait en effet des fleurs d'une belle couleur dorée. La jeune Myrmidone descendit de l'araignée. Les Myrmidons entretenaient un lien très fort avec la plante dont ils portaient le nom et en croiser une ici, à des mètres et des mètres de chez elle, constituait un signe encourageant. Mais il y avait autre chose. Comme Cerfeuil l'avait dit, elle n'avait jamais constaté avant l'existence de clématites à fleurs jaunes. Pourtant, il s'agissait bien d'une clématite, aucun doute possible. Et son magnétisme naturel l'attirait irrésistiblement vers elle. Elle avança à pas lents vers la fleur, fascinée. Millepertuis commençait à s'inquiéter.

  • Où elle va ? Cerfeuil, qu'est-ce qu'il lui arrive ?

 Il descendit d'Amitié pour rattraper Clématite, mais Cerfeuil le retint.

  • Non, ne bouge pas ! Je crois qu'elle... Enfin, je ne sais pas trop, mais il ne faut pas la déranger. C'est la plante qui l'attire.

 Consterné, Mimi regarda la jeune femme s'approcher de la plante, puis poser une main sur la fleur. Aussitôt, une sorte de lumière liquide, d'un jaune doré, coula de la corolle et l'enveloppa. Le porteur recommença à paniquer.

  • Qu'est-ce qui se passe ? Il faut faire quelque chose !

 Il échappa à la prise du Guide et s’élança vers la jeune fille. Mais avant qu'il ne l'atteigne, la lueur s'éteignit et Clématite se laissa tomber à genoux sur le sol, comme épuisée. Il posa une main sur son épaule.

  • Clem, ça va ?

 Elle se retourna vers lui. Elle souriait.

  • Tout va bien, Mimi, ne t'en fais pas.
  • Mais...

 Elle se leva et remonta sur l'araignée. Cerfeuil la regarda un instant et comprit.

  • Tes yeux !

 Clématite lui dédia son plus grand sourire. Son œil droit était toujours de cette couleur pourpre si intense. Le gauche, en revanche...

  • Arbre céleste..., murmura le Guide.

 L’œil droit de Clématite brillait à présent d'une splendide couleur or, un jaune vif parcouru de reflets, comme un bijou.

  • Tu comptes rester là encore longtemps, à me regarder comme si j'avais des antennes ? Parce que sinon...
  • Excuse-moi, fit le Guide en secouant la tête. On y va.

 Amitié les déposa sur le rebord de la fenêtre du grenier. Fermée.

  • Zut ! Comment on va faire ?
  • Même si Amitié pouvait escalader ce verre, on ne pourrait pas entrer. Comment traverser pareille épaisseur ?
  • On ne pourrait même pas l'ouvrir de l'intérieur tellement la poignée est immense.

 Clématite frappa du poing sur le verre qui n'émit pas le moindre son. Seule cette paroi transparente la séparait de sa sœur en danger de mort et elle ne pouvait pas la franchir. Rageant. Soudain, elle entendit un bruit curieusement familier. Elle chercha un moment de quoi il pouvait s'agir. Quand elle retrouva le lien, elle crut qu'elle rêvait.

  • Chut ! Vous n'entendez rien ?
  • Une sorte de bourdonnement...
  • C'est une abeille ! Les arbres sont avec nous !

 L'insecte, dans un vrombissement d'enfer, traversa tout leur champ de vision pour se perdre dans les hauteurs. Clématite se précipita vers le bord et se tordit le cou pour voir où elle disparaissait. L'abeille se glissa sous les tuiles du toit. Aussitôt, elle se jeta vers la vitre et y colla son oreille. Mimi et Cerfeuil suivirent d'un œil stupéfait ce va-et-vient sans en comprendre le sens.

  • Pourquoi une abeille la met-elle dans cet état ?

 Cerfeuil sourit.

  • Tu croyais vraiment qu'elle se limitait aux araignées ?
  • Quoi ? Elle monte sur ces machins ? C'est une blague ?
  • Je ne crois pas, non.
  • Voici mon opinion : cette abeille rejoignait probablement son nid, qui se trouve à l'intérieur. Il existe donc un passage pour entrer, marmonna Clem comme s'ils l'écoutaient.
  • Et comment on va l’atteindre ? s'inquiéta Cerfeuil tout en connaissant la réponse.
  • Si je parviens à en intercepter une, je parie bien n'importe quoi que j'arriverais à entrer avec elle.
  • Tu veux... Mais elles n'ont pas été dressées !
  • Il ne s'agit que d'un trajet court. Une fois à l'intérieur, je trouverais bien un moyen d'ouvrir la fenêtre et de vous faire entrer. Le cas échéant, je reviendrais vous chercher. C'est clair ?
  • J'aimerais que tu ne tentes plus de choses aussi risquées sans moi. Mais je suppose que c'est la seule solution.
  • La seule et unique. Cerfeuil, il n'y a aucun risque. Je suis la meilleure cavalière de Perchette ! Enfin, avec Coquelicot. Mais je suis sûre que je peux entrer. Tu me fais confiance ?
  • Oui.
  • Moi aussi.
  • Bon, alors j'y vais. Il faut trouver le moyen d'en attirer une ici.
  • Alors il faut éloigner Amitié. Elle va les effrayer.
  • Je m'en occupe, déclara Cerfeuil.

 Il poussa l'araignée qui protesta en faisant claquer ses crochets, mais elle ne mordit pas le Guide. Elle finit par quitter la plate-forme. Millepertuis avait cueilli une fleur de lierre et l'agitait en direction des abeilles.

  • Ça ne marchera pas, il leur faut quelque chose de plus appétissant.
  • Et tu préconises quoi ?
  • Si seulement il me restait un peu d'élixir de violette...Ou bien...

 Elle sortit de sa poche un sachet froissé de bonbons au miel.

  • Ma mère m'a donné ça le jour où j'ai découvert la disparition de Mauve.
  • Ça sent très fort le miel, ça peut marcher.

 Elle étala les bonbons plus ou moins fondus sur la surface lisse. Une forte odeur sucrée se répandit. Cerfeuil affichait une expression admirative.

  • Tu ne manques jamais de ressources, toi. Tu m’impressionneras toujours.

 Enfin, une ouvrière s'écarta de sa trajectoire pour suivre cette odeur si appétissante.

  • C'est Gentiane qu'il faut remercier.

 L'insecte se positionna en vol stationnaire à quelques centimètres. Clématite, en tant que seule connaisseuse des abeilles, prit la direction des opérations.

  • Ne faites pas un geste, il ne faut pas l'effrayer.

 Les deux garçons reculèrent de quelques pas tandis qu'elle avançait avec prudence vers l'abeille. Elle émit un murmure rassurant, sans la quitter des yeux. L'insecte hésita encore, s'approcha un peu, s'immobilisa. Clématite aussi. Au bout d'un petit moment, l'animal consentit à se poser. La Myrmidone s'interdit de pousser un cri de joie et reprit sa progression.

  • Je m'inquiète quand même, chuchota Millepertuis.
  • Fais confiance à Clem, c'est une pro. Je ne l'ai jamais vu voler, je suis curieuse de la voir faire...

 Il regarda son amie s'approcher encore, jusqu'à toucher les larges ailes transparentes. Elle se glissa entre elles, puis attendit un peu. Au moment où l'abeille plongea sa trompe dans l'exquise substance miellée, elle bondit sur son thorax. Celle-ci protesta vigoureusement, se cabra, décolla en catastrophe. Cerfeuil et Mimi, ébahis, mordaient leurs doigts à chacun des sursauts qui secouaient leur amie. Clématite s'agrippa, raidit les muscles de ses bras et se concentra sur les mouvements de sa monture improvisée. L'essentiel était de ne pas lâcher prise. Enfin, elle se coucha sur le thorax velu et caressa doucement les maxillaires aiguisées à portée de main, la zone la plus sensible de son corps. Dès que les secousses lui permirent de se redresser, elle talonna sa monture rebelle, qui fila vers le haut à toute vitesse. Ses deux compagnons la perdirent de vue en quelques secondes. Ils se regardèrent brièvement. Le devenir de leur expédition reposait entièrement entre les mains de Clem.

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