Act 1 -2

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Clara marche sur le sable humide, ses pieds s’enfonçant légèrement à chaque pas. Le vent du soir souffle sur son visage, soulevant quelques mèches de ses cheveux, et elle respire profondément l’air salé. Elle aime cet instant, juste avant que le soleil ne disparaisse complètement derrière l’horizon, quand le ciel hésite entre le bleu et l’orangé, quand la mer semble avaler la lumière. C’est ici qu’elle se sent le mieux.

Elle longe la plage, effleurant du bout des doigts les herbes folles qui poussent entre les dunes. L’écume vient lécher le rivage, et le bruit des vagues est un murmure familier, un chant qu’elle connaît par cœur. Elle vient ici presque tous les jours, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve, qu’il vente ou que la mer soit d’un calme plat. Elle se souvient encore du temps où elle ne marchait pas seule sur cette plage.

Avant, il y avait sa mère.

Une douce femme, semblable au plus beau coquillage qu’elle ramassait en chantant pour Clara. Elle se rappelle encore ses mains tièdes, l’odeur du savon au citron qu’elle laissait sur sa peau, la façon dont elle la serrait contre elle après une longue journée, les doux surnoms qu’elle lui donnait, tout son amour. Elle se rappelle aussi le jour où elle est partie. Elle ne sait plus exactement comment on lui a expliqué les choses : un accident, la mer, une tempête plus forte que les autres, mais elle se souvient de l’absence, du vide. Elle se souvient du bateau de son père qui revenait sans elle. Elle avait sept ans.

Depuis, son père ne parle presque jamais d’elle. Ce n’est pas une interdiction, mais plutôt un silence. Un de ces silences lourds qui s’installent entre deux personnes et qu’on ne cherche pas à briser, de peur que tout s’effondre. Elle ne pouvait pas lui en vouloir, le vide qu’elle a laissé est comme une brume persistante, qui s’accroche à lui chaque jour, l’empêchant de voir plus loin que son propre désespoir. Clara a vite appris à ne pas poser de questions. Mais parfois, en le regardant fixer l’horizon en fin de journée, une bouteille de cidre à la main, elle devine qu’il pense à elle. Elle continue d’avancer, et ses pensées dérivent avec la mer. Et parfois, quand tout devient trop dur et qu’elle s’isole sur le Heol, elle se dit que sa mère la voit, l’entend, qu’elle est là avec elle. Elle aime la mer, mais elle la hait aussi pour tout ce qu’elle lui a pris.

Clara s’arrête un instant, les yeux fixés sur cette silhouette qui se dessine à l’horizon. Elle semble flotter entre ciel et mer, une apparition presque irréelle dans cette lumière déclinante. La silhouette se rapproche lentement. Clara n’a pas besoin de beaucoup de temps pour reconnaître la jeune femme.

Amélie.

Amélie, c’est la fille des gens d’ici, mais aussi d’ailleurs, des riches, de ceux qui vivent dans les grandes maisons blanches au bout du village, là où les murs ne connaissent pas la brise salée. Elle, toujours impeccablement vêtue de robes légères qui semblent tout droit sorties d’un autre monde, un monde où le sable est loin, où l’air est plus doux. Clara a toujours trouvé qu’Amélie ressemblait à une fleur fragile, protégée du vent et des marées, d’un monde rude qu’elle ne comprend pas vraiment. Elle est belle, trop belle, comme une image dans un livre, et Clara ne sait jamais vraiment comment se sentir en sa présence. Parfois, elle ressent de l’admiration, parfois de l’envie, mais souvent, il y a cette étrange sensation de décalage, comme si elles venaient de deux mondes parallèles qui ne se croisent que rarement.

Amélie ne descend presque jamais au port.

Et pourtant, ce soir, elle est là. Clara l'observe à distance. Elle se demande ce qu’elle fait ici, seule, à cette heure. Les filles comme elle ne devraient pas se balader au crépuscule, sur une plage où l’air est chargé d’embruns et où le vent s’accroche aux vêtements. Pourtant, Amélie continue de marcher, la tête légèrement baissée, comme perdue dans ses pensées.

Elles ne se parlent pas. Elles ne se regardent même pas.

Mais pendant un instant suspendu, alors que la lumière décline et que la mer reflète des reflets dorés, Clara a l’étrange impression d’être face à un mirage. Une apparition irréelle, un fragment d’un autre monde qui n’a rien à voir avec le sien. Puis, comme si rien ne s’était passé, Amélie tourne les talons et disparaît entre les dunes. Clara reste un moment immobile, le regard perdu dans la nuit qui tombe. Elle ne sait pas pourquoi elle a l’impression que quelque chose vient de changer.

La première fois qu’elles se croisent vraiment, c’est dans l’étroite venelle qui longe l’église, là où le vent s’engouffre sans obstacle et fait claquer les volets mal fixés. Clara revient du port, une corde enroulée autour de son poignet, l’odeur du sel et du poisson encore accrochée à sa peau. Elle marche d’un pas vif, habituée aux pavés inégaux et aux flaques laissées par l’orage de la veille. Puis, en tournant au coin du mur, elle s’arrête brusquement.

Amélie est là, juste devant elle.

Si près que Clara distingue les reflets bruns et dorés de ses cheveux sous la lumière diffuse du matin. Elle porte une robe en coton léger, d’un blanc si pur qu’il semble irréel dans ce village de pierre et de suie. Ses chaussures sont fines, trop propres pour ces ruelles où la terre colle aux semelles. Et ses mains… Clara les remarque tout de suite. Délicates, lisses, les ongles nets et arrondis, sans la moindre trace de travail. Un silence s’installe. Elles sont seules. Les bruits du village, le cri des mouettes, le ressac de la mer au loin, tout paraît s’éloigner, comme si cet instant flottait hors du temps. Clara ne bouge pas.

Et c’est Amélie qui, la première, baisse les yeux.

Un geste presque imperceptible, un frémissement de cils, une hésitation dans sa posture. Puis, sans un mot, elle serre son livre un peu plus contre elle et glisse sur le côté pour passer. Une fragrance douce flotte un instant autour de Clara—quelque chose de floral, de léger, une odeur qui n’appartient pas aux ventres de poissons vidés ni aux filets ruisselants. Amélie disparaît à l’angle suivant. Clara reste là quelques secondes encore, son cœur battant un peu trop fort sans qu’elle comprenne pourquoi.

La deuxième fois, c’est Clara qui détourne la tête.

Le matin touche à sa fin et le port vibre d’une agitation familière. Les pêcheurs déchargent leurs prises, les voix se mêlent au cri des goélands, et l’air est saturé d’odeurs marines. Clara est accroupie près des filets, les mains plongées dans la corde rêche qu’elle démêle du bout des doigts. Le sel a creusé des sillons dans sa peau, et les coupures laissées par les arrêtes de poisson piquent à chaque mouvement. C’est en relevant la tête qu’elle l’aperçoit.

Amélie est debout près des quais, légèrement à l’écart. Son visage est tourné vers la mer, mais son regard semble ailleurs. Elle ne porte pas de chapeau, et le vent s’amuse à soulever ses mèches brunes, leur donnant des airs de soie en mouvement. Sa robe bleu pâle contraste avec le gris du ciel et les voiles usées des bateaux. Elle est trop propre, trop lisse dans ce décor de cordages et de boue. Ses mains… Elles sont croisées devant elle, gantées de dentelle fine. Clara les observe un instant, puis baisse aussitôt la tête, les joues brûlantes sans raison. Ses propres doigts sont couverts d’éraflures, rougis par le sel et l’effort.

Elle ne veut pas que cette fille la regarde.

Elle ne veut pas voir dans ses yeux cette chose insaisissable qui la trouble plus qu’elle ne l’admettrait. Alors elle détourne la tête et se concentre sur son travail, les mâchoires serrées. Quand elle relève les yeux, Amélie est déjà partie. Seul reste dans l’air ce parfum discret, qu’un instant plus tôt elle aurait juré avoir oublié.

La troisième fois, c’est un hasard. Un hasard qui allait commencer une grande histoire.

Le marché est en effervescence. Les étals débordent de couleurs et d’odeurs, le parfum sucré des fruits se mêle à l’arôme épicé des herbes fraîches, et les voix des marchands se superposent dans une cacophonie familière. Clara avance entre les stands avec l’aisance de quelqu’un qui connaît ces ruelles par cœur. Elle n’a pas besoin de regarder où elle met les pieds pour éviter les flaques d’eau salée laissées par les pêcheurs.

Elle s’arrête devant un étal de poissons. De gros maquereaux luisent sous la lumière du matin, leurs écailles argentées encore frémissantes. Le poissonnier, un homme au tablier maculé, échange quelques mots avec elle en triant ses prises. C’est alors qu’elle les aperçoit.

D’abord, l’homme. Un visage taillé à la serpe, des cheveux grisonnants impeccablement peignés en arrière, une veste de lin clair qui tranche avec la simplicité des vêtements des pêcheurs alentour. Il a l’air de celui qui observe tout sans jamais se laisser atteindre, une autorité silencieuse qui impose le respect sans effort. Gaspard de Villeroche, son nom s’impose à elle comme une évidence – tout le monde ici sait qui il est.

Puis, la femme. Élégante dans une robe bleu pâle, sa silhouette fluide se meut avec grâce entre les marchands. Ses gestes sont mesurés, sa bouche fine souvent plissée dans une expression indéchiffrable. Une beauté figée, polie comme une pierre précieuse. Éléonore de Villeroche, dont la réputation précède chacun de ses pas, murmurée par les commères du village. Et enfin, entre eux, leur fille.

Amélie.

Amélie est juste à côté, droite et immobile, les mains jointes devant elle. Elle porte une robe ivoire aux manches légèrement bouffantes, un tissu qui semble inadapté au tumulte du marché. Son regard est fixé sur les poissons étalés sur la glace.

Puis, contre toute attente, elle parle.

— Ce sont des sardines ?

Sa voix est douce, mais incertaine. Clara cligne des yeux.

Il y a un court silence. Le poissonnier, qui a la peau tannée et l’habitude des clientes qui ne connaissent rien à la pêche, retient un sourire. Devant eux, alignés en rangs parfaits, les poissons en question sont des bars, bien plus grands et épais que des sardines. Clara ne peut pas s’en empêcher.

Elle rit.

Ce n’était pas un rire moqueur, ni même méchant. Un simple éclat, bref mais sincère, qui fend l’air comme une vague qui se brise contre les rochers. Un instant léger, pur, que le bruit du marché n’arrive même pas à effacer. Amélie rougit immédiatement.

Ses joues s’empourprent d’une couleur vive, et elle baisse les yeux, comme si elle pouvait fuir derrière le voile de ses cheveux. Ses doigts se crispent légèrement sur le tissu de sa robe, tirant le fil de ses nerfs. Elle hésite une seconde, puis tourne la tête, comme pour fuir la source de son embarras. Mais elle ne part pas.

Elle reste là, droite, figée. Ses pieds ancrés dans le pavé, elle semble chercher un équilibre précaire entre la honte d’avoir fait une erreur et le courage d’assumer sa place dans ce monde rugueux. Elle s’éloigne, mais sans mouvement, comme si la mer, elle aussi, pouvait l’engloutir pour l’aider à disparaître. Clara, un peu déstabilisée, s’éclaircit la gorge. Elle prend une inspiration et, après un moment de silence, elle parle, brisant la tension entre elles.

— Non, ce sont des bars. Les sardines sont plus petites.

Un instant de flottement s’installe, suspendu entre les deux filles. Amélie reste silencieuse, ses yeux fuyant encore, mais l’air semble moins lourd. Amélie acquiesce lentement, ses joues toujours empreintes de rouge. Un silence plus calme s’étend, mais il n’est plus gênant. Une hésitation, puis enfin, elle lève les yeux vers Clara.

— Oh. D’accord.

Le silence dure encore quelques secondes. Ni l’une ni l’autre ne sait quoi ajouter, comme si les mots étaient devenus soudainement trop lourds, trop pleins de significations qu’elles n’étaient pas prêtes à exprimer.

C’était la première fois qu’elles se parlaient.

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