Nora'Lia de Grandvaux
Résumé des chapitres précédents : Juan, Miguel, Franck, Julie et Marie ont émergé dans un monde inconnu dont les jours sont bercés de deux soleils. Par un concours de circonstances obscur, Julie a appris la langue locale. Le groupe s'est fait par la suite capturer par des soldats chevauchant des griffons, qui les ont emmenés vers une forteresse. Tandis que leur ravisseur a tenté de les faire disparaître après plusieurs mois en prison, ils ont été sauvés par un inconnu appelé Sayur, d'un peuple venant de l'Est lointain. Les voici arrivés à la cité de Vertval, à la demeure de la famille De Grandvaux (Obianne et Barnabas), chez qui Sayur devait les amener. Ils y découvrent des domestiques centaures, rencontrent le doyen des mages Palil d'Adk, et se voient donner à tous la compréhension de la langue locale. Les corps reposés, ce sont maintenant les esprits qui se questionnent.
Cette première journée de liberté s'acheva par un repas collectif que les Grandvaux et leurs trois enfants partagèrent avec les cinq compagnons égarés. Un convive supplémentaire de passage y prit également place. L'homme blond aux traits délicats était le frère d'Obianne, la maîtresse de maison. Le menu se révéla pantagruélique, et malgré les moyens importants dont disposaient les hôtes il était légitime de se demander s'il s'agissait d'un repas exceptionnel, ou si l'abondance était simplement la norme sous ce toit. Le jour commençait à décliner, les centaures allumaient peu à peu les nombreux chandeliers et lampes à huile qui éclairaient la demeure à la nuit tombée.
Passé le dessert et le crépuscule gris, Marie prit congé de l'assemblée, assommée par le brouhaha du repas. Le portail de la cour à l'opposée de l'entrée principale s'ouvrait sur les collines infinies de l'Eserith. Elle le poussa discrètement et s'éloigna de quelques dizaines de pas derrière la villa. Elle s'assit dans l'herbe pour admirer le ciel constellé d'étoiles. Aucune pollution, aucun nuage, aucune lumière ne vint troubler sa contemplation : des milliers de points lumineux scintillaient au dessus d'elle. La jeune âme égarée s'allongea finalement, la tête posée sur ses mains croisées, guettant un repère dans ce ciel inconnu et sans lune. Plusieurs minutes s'égrénèrent ainsi, perdue dans sa contemplation. Soudain, un visage fit irruption dans le haut de son champ de vision, et un rideau de cheveux lui effleura les joues. La personne à quatre pattes au dessus d'elle avait réussi son effet de surprise. Marie roula sur le côté et se redressa promptement. Il lui était impossible de distinguer précisément les traits de l'intrus dans la pénombre de la nuit.
- Qui est là ? cria Marie.
- Haha, vous devriez voir votre tête ! pouffa une voix féminine blagueuse.
- Ça ne m'amuse pas, j'ai vraiment eu peur, réprimanda-t-elle.
L'inconnue souleva un tissu qui couvrait une cage cubique d'environ quarante centimètres de côté. Une créature ailée emprisonnée à l'intérieur émettait une douce lueur verte, révélant un timide cercle de lumière autour d'elles. La mystérieuse intruse devait avoir une quinzaine d'années. De longs cheveux blonds coulaient sur ses épaules couvertes d'une tenue sombre.
- C'est moi, Nora. J'avais très envie de vous parler, mais mes parents font subtilement en sorte que nous n'en ayons jamais l'occasion.
Marie reconnut enfin la fille des Grandvaux. Elles avaient beau avoir partagé le repas quelques heures auparavant, le rapprochement n'avait rien d'évident dans ce nouveau contexte. Nora'Lia portait à table un chignon tiré et une tenue d'apparat, bien différente des vêtements d'extérieur dans lesquels elle s'était glissée entre temps.
- Est-ce que vous avez le droit d'être ici ? demanda Marie.
- Autant que vous, je suppose ? répondit Nora du tac-o-tac.
- Oui, j'imagine que ça ne me regarde pas.
- Qu'est-ce que vous faites dans ce champ ? Ce n'est pas très prudent, les draks sortent souvent la nuit. Ils ne vous connaissent pas et peuvent avoir des réactions dangereuses quand ils prennent peur.
- Je regardais le ciel, la nuit est magnifique ici.
Nora s'assit en tailleur, ravie d'avoir enfin une conversation avec Marie. Intimidée, elle ne savait pas trop par où commencer.
- Il n'y a pas d'étoiles chez vous ?
- Si, bien sûr, répondit Marie, le ciel est juste moins beau. Et nous ne l'avons pas vu depuis si longtemps.
- Père m'a dit que vous aviez été emprisonnés à Fort Toral pendant plusieurs semaines, qu'avez-vous fait pour vous retrouver là-bas ?
- Je me le demande encore, Nora, soupira Marie.
La jeune femme observait en parlant la cage exiguë. La captive phosphorescente était magnifique. D'allure vaguement anthropomorphe, elle portait sur son dos des ailes poudreuses semblables à celles d'un papillon de nuit, soigneusement repliées. Plusieurs sections empilées comme le corps d'une guêpe prolongeaient des jambes graciles, et deux antennes plumeuses trônaient sur le haut de sa tête.
- C'est une pixie, commenta Nora. Sayur me l'a offerte, il l'a ramenée de chez lui exprès pour moi ! Mon père dit qu'elles sont chères sur notre continent. Elle est un peu chapardeuse mais je l'adore.
Marie prit en pitié cette créature réduite à l'état de lanterne.
- Ça doit être triste d'être dans une cage aussi petite.
- C'est aussi pour la protéger, répondit Nora surprise. Sinon les faucons l'attaqueraient. Et puis elle a un nid dans ma chambre, elle n'est pas toujours enfermée.
- C'est mieux que rien je suppose, répondit Marie pour ne pas braquer la jeune fille.
Des pas lourds et étouffés se rapprochèrent dans l'obscurité. Une silhouette massive s'arrêta derrière Nora'Lia, puis baissa promptement sa tête vers elle. Marie amorça un mouvement de protection, trop tard pour prévenir un affectueux coup de langue dans les cheveux blonds de la jeune fille. Un drak s'agenouilla derrière elle à la lisière du cercle de lumière. Nora s'adossa contre sa cage thoracique. La respiration caverneuse du fantastique animal berçait la fille des Grandvaux à chaque inspiration. Le saurien reposa sa tête près de la jeune chevaucheuse, qui lui caressa le front avec des gestes parfaitement maîtrisés. La main délicate de la jeune fille allait et venait sur la peau duveteuse de la grande excroissance de l'animal. Les pattes noueuses du drak gisant autour d'elle frémissaient d'aise. Leurs griffes étaient si grandes et acérées qu'un simple sursaut involontaire aurait mis en péril la vie de la jeune fille. Nora semblait pourtant incroyablement détendue et confiante.
- Il est... énorme, dit Marie.
- C'est Onyx, mon drak. C'est un mâle d'un an, il vient de Pont d'Armes. Mon père me l'a offert l'année dernière. Les draks noirs sont rares, d'habitude ils sont plutôt bruns ou verts. J'en ai toujours voulu un noir, c'est une couleur pour les grands chevaucheurs ! racontait la fille des Grandvaux avec une fierté évidente.
- Tu as beaucoup de chance.
Nora qui avait longtemps attendu cette discussion sauta sur l'occasion. Elle se redressa en tailleur avec un grand sourire.
- Est-ce que vous voulez bien me raconter votre vie dans votre monde ?
- Qu'est-ce que tu voudrais savoir en particulier ? Il y a tellement de choses à dire.
- Est-ce que vous avez aussi un empereur ?
- Il y en a eu par le passé, dans certains pays c'est encore le cas. Dans mon pays maintenant c'est ce qu'on appelle un président. Les gens choisissent celui qu'ils veulent en votant.
- Quelle drôle d'idée ! Mais alors, comment les gens choisissent-ils ? Est-ce qu'ils prennent les plus riches ? Les plus beaux ?
La question déstabilisa un peu Marie : il se trouvait que les hommes politiques étaient effectivement souvent riches, mais cela semblait plutôt être une coïncidence.
- Il votent en principe pour celui qui leur promet la meilleure vie.
- Et ça marche ? Les gens peuvent vraiment choisir leur vie ?
- Pour certaines choses oui, mais c'est beaucoup plus compliqué que ça.
- J'aimerais bien pouvoir choisir ma vie aussi, dit Nora en inclinant sa tête, les yeux dans le vague. Les filles de mon âge sont souvent déjà mariées avec des hommes choisis par leurs parents, ou le seront bientôt. J'imagine que les miens ont prévu ça pour moi aussi. Ça me fait peur, je ne veux pas de ça, mais je ne veux pas décevoir mon père non plus.
Elle marqua une pause.
- Et vous, vous êtes mariée ?
- Non, je ne suis pas mariée. J'ai privilégié mon travail jusqu'ici, et je n'ai pas encore rencontré le bon.
- Et Franck ? J'ai remarqué qu'il vous regarde souvent.
- C'est de l'histoire ancienne, Nora. Franck et moi c'est terminé.
Marie enchaîna pour ne pas plomber l'ambiance :
- Par contre, j'avoue que Sayur est plutôt mignon, dit-elle en faisant un clin d'oeil relevé d'un sourire à Nora.
- N'importe-quoi, se moqua la jeune de Grandvaux en riant, il a au moins cent ans ! Il connaissait mon grand-père et il a combattu avec mon père pendant l'Unification.
Cette information épaissit encore le mystère autour du personnage. Marie ne savait pas si elle devait être déçue ou soulagée de l'apprendre. Elle changea subtilement de sujet.
- A quoi ressemblerait ta vie parfaite, Nora ?
- Je voudrais chevaucher des draks tout le temps, et découvrir le monde. Je ne suis presque pas sortie de l'Eserith à part pour assister à des cérémonies rasoir à la capitale. Je me rappelle à peine Mithliene d'où vient ma mère, tellement nous n'y sommes pas allés depuis longtemps. J'ai envie de tout connaître du monde !
Marie s'amusa de cette touchante naïveté.
- Je ne suis pas sûr de pouvoir t'apprendre grand chose sur ton monde, par contre il y a beaucoup de domaines que je pourrais te faire découvrir si tu veux. Et en échange tu m'apprendrais comment fonctionne la vie ici, en attendant que je puisse rentrer chez moi. Qu'en dis-tu ?
- J'adorerais !
Un galop assourdi par l'herbe rase se rapprocha, une centaure s'arrêta à leur hauteur.
- Dame Nora, votre père vous cherche partout, vous feriez bien de rentrer. Et vous aussi madame Marie, la nuit n'est pas sûre pour vous dans les collines.
- D'accord, Ramah, on va rentrer, répondit la jeune fille dépitée.
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