L'héritage - 4 -
David me proposa mollement de descendre à Lampeyrac, ou de nous promener aux alentours. Cela sonnait faux ! Je devinais son envie de reprendre l’exploration de la maison, singulièrement plus motivé que moi.
Nous avons visité la salle à manger : sans intérêt. Au premier étage, dans chacune des deux chambres aménagées, une armoire trônait, vide. Nous n’osâmes pas pousser la porte de la chambre de mon oncle.
Les pièces du second étage étaient dépourvues de meubles, hormis une chaise trouée et un sommier dans l’une d’elles. Suites du vol ou autres, il était difficile de trancher sur les raisons de ce dénuement. Un étroit escalier montait dans les combles. On s’attend à ce qu’un grenier regorge de souvenirs entassés et abandonnés ; ici, rien ne trainait, même pas une chaise au pied cassé. En revanche, le spectacle, une fois la porte poussée, était stupéfiant : toute la surface du bâtiment s’offrait d’un seul tenant, sans aucun soutènement. Une immense charpente s’élevait après un dernier mètre de mur, sans une toile d’araignée, dans des arabesques infinies de triangles. Une maigre ampoule permettait de discerner un enchevêtrement compliqué de poutres, de toutes tailles, dans tous les sens. Le volume était impressionnant. Nulle lueur ne perçait le toit. Une porte donnait sur un escalier accédant au pigeonnier. Une forte fétidité se dégageait et nous pûmes admirer la noblesse de leurs occupants : un couple de chouettes effraie (j’appris leur nom plus tard !). Leur regard sombre dans leur masque blanc, intenses et désapprobateurs, nous firent rebrousser chemin avec les excuses adéquates.
Le vide omniprésent m’oppressait, paraissant fortifier l’accès interdit au passé. Mais alors, pourquoi cette maison m’avait-elle échu ? La contradiction devenait invivable. Pourtant, je ne me lassais pas de parcourir cette bâtisse, afin de la sentir, l’adopter. Bonne fille, elle semblait se prêter à mon jeu. L’usure des pierres de l’entrée, la chaude lumière de la cuisine, l’odeur de la grande salle, tout me paraissait familier. Cette maison était mienne et je percevais l’ombre de mon oncle s’effacer en m’introduisant dans la continuité. Je ressentais le besoin de faire sa connaissance, de visiter sa chambre. David suivait. Elle était la dernière, dans l’angle sud-ouest, éclairée par une fenêtre sur chaque façade. Tapissée d’un tissu jaune délavé par le soleil jusqu’au blanchiment, on pouvait supposer un ancien appartement féminin, car une élégante coiffeuse de style Art nouveau était toujours présente. Un lit immense meublait un pan de mur, orné d’un baldaquin, aux tentures épaisses sur les côtés, dont je comprendrai l’utilité lors du premier hiver que nous passerons dans la maison. On devinait ici la chambre de madame, faisant le pendant avec celle du maitre des lieux, la vaste pièce que nous occupions, orientée sud-est. La chambre les séparant était celle aménagée en salle de bain.
Le plus étonnant était la bibliothèque, s’étalant tout le long du mur du couloir, composée d’un mélange de meubles, de briques et de planches courbées sous le poids de centaines de livres. En parcourant les tranches, nous fûmes étonnés de leur teneur. On découvrait quelques romans, des policiers, des classiques, mais surtout des livres sur la protection de la nature et, en grande majorité, des livres politiques.
— C’est quoi tous ces livres ?
— Des livres politiques. Tu sais, Séb, quand les gens réfléchissent à comment vivre ensemble !
— Tu sais que ça ne m’intéresse pas…
— Toi, le petit-fils d’un homme politique… Il y a bien un problème de transmission chez vous !
— À moins que justement…
— Comment ça ?
— Je hais la politique ! Je ne sais pas pourquoi. Il n’y a pas de hasard !
— Tu es vraiment compliqué dans ta tête ! Je vois bien que tout ceci te chamboule. Arrête d’y penser ! Découvre ! Regarde : à voir les titres, ce ne sont que des livres de gauche, ou révolutionnaires ! Maspero, Maspero ! Je ne connais pas cet éditeur !
— C’est trop vieux pour nous !
— C’est quand même étonnant, non ?
— Quoi ?
— Ben, ton oncle était riche et il ne lisait que des livres de gauchistes ! C’est un peu paradoxal !
— Tu as raison ! Il y a quelque chose d’intriguant. Il me plait, ce bonhomme ! J’aime les gens pleins de contradictions ! En plus, il m’a tout laissé sans me connaitre ! Ça me tourneboule, mais ça me concerne !
Je demandais à David un service : qu’il m’aide à sortir tous les vêtements et affaires personnelles de mon oncle. Je voulais le découvrir, mais ces restes m’incommodaient, me donnant l’impression d’être chez lui. Seul son esprit m’importait. La trouvaille d’un uniforme de gendarmerie nous amusa beaucoup.
L’heure était avancée et la faim nous tenaillait. Une fois attablés, les charcutailles appréciées, David me fit remarquer qu’il ne m’avait jamais connu si heureux.
— Tu exagères, car la naissance de Mathilde et d’Adélaïde ont été des moments merveilleux !
— Peut-être, mais tu es rayonnant ! Tu sembles tellement… débordant !
— Tiens ! Je viens de tilter sur un truc étonnant. J’ai choisi le prénom de notre fille, Mathilde, qui est celui de ma grand-mère, dont je n’avais jamais entendu parler !
— Ce n’est pas Nathalie…
— Non, je voulais absolument ce prénom. Tu sais pourquoi ? L’héroïne d’un des tout premiers livres que l’on m’avait offerts portait ce nom. Lorsque papa l’avait ouvert, il avait tiqué, en me proposant tous mes autres albums, ce qui avait fait échouer sa tentative. Malgré ses énervements, je le lui réclamais chaque soir, car il la lisait avec une voix particulière, un accent que je trouvais merveilleux. Il passait à cette modulation quand il était heureux, rarement, ou fâché, aussi rarement. Le choix de Mathilde était incontournable. Je me souviens bien parfaitement du rictus de papa à l’annonce de ce prénom !
— C’est incroyable ! Il faut absolument que tu comprennes tout cela !
— Je crois ! Maintenant, c’est tellement difficile de transgresser ces années de dissimulation. Tu sais, j’ai tout de suite compris que c’était la maison familiale, ancestrale. C’est pour ça que je ne voulais pas venir. Nathalie m’a poussé. Mais tu ne m’aurais pas accompagné, j’aurais vendu de Paris.
— Pourquoi crois-tu que nous sommes amis ? T’es un vrai con ! On le savait, avec Natahalie. C’était non négociable. On n’a pas eu raison ?
— Si ! Je me sens bien dans cette maison. J’espère que Nathalie l’aimera aussi.
— Ne t’en fais pas ! C’est vrai qu’on s’y sent bien, même si c’est plutôt rustique. Tu as des projets, maintenant ?
— Ici, c’est chez moi !
— Et Paris ?
— On va s’organiser ! Tu es obligé de repartir demain ?
— C’est ce que nous avions convenu. J’ai mon rendez-vous ! Tu ne remontes pas demain ?
— Non ! J’ai encore des choses à faire ici. Je ne peux plus partir maintenant, j’ai besoin d’investir ce lieu ! Je sens que c’est le début d’une autre vie ! J’ai téléphoné à Nathalie, elle m’a fait la tronche, je la comprends. Pour le boulot, je me suis arrangé. Je remonterai en fin de semaine. Je te conduirai au train.
— Tu es dur avec Nathalie ! Elle s’en fait énormément pour toi.
— Je sais ! Tu as raison. J’essaie de ne pas lui faire de mal…
L’après-midi, nous sommes allés voir un autre de « mes fermiers ». La carte nous proposait une belle randonnée dans ce pays qui était maintenant le mien. La diversité et la richesse des lumières, des constructions, des senteurs achevaient de me ressourcer. Mes origines étaient là, sur cette terre. Sans famille, sans aucun lien, hormis David et Nathalie, je me sentais, pour la première fois, appartenir à l’humanité, à son histoire et à son continuum.
Sur la route qui me ramenait après avoir déposé David, une impression nouvelle m’apparaissait. Jusqu’à présent, ma vie s’était déroulée sans que je décide grand-chose. Là, je rentrais chez moi ! Je savais où je voulais aller, sans bien voir le chemin sur lequel j’avançais.
Annotations
Versions