L'héritage - 7 -
Que je la garde ou que je la vende, un état des lieux était nécessaire, m’avait recommandé le conseiller de la banque, en associant le nom d’un entrepreneur, « un amoureux des vieilles pierres » m’avait-il précisé. Au premier contact téléphonique, ce dernier avait été réticent. Quand il avait entendu le nom de Jonhac, il s’était arrangé pour venir le plus rapidement possible. Il me dit d’emblée que cette maison l’avait toujours fasciné et que son rêve était de pouvoir la visiter en profondeur. Pendant que nous faisions le tour de la bâtisse, il m’expliquait pour chaque composant sa cause, sa destination, le détail qui importait.
Il s’était arrêté longuement sur la porte d’entrée, surpris par sa lourdeur et par les trous dans les murs permettant de la bloquer par des poutres. « Il y a dû avoir des temps difficiles, pour se protéger ainsi. Je n’avais jamais vu une telle fortification ! », s’étonna-t-il. Nous avons parcouru les différents niveaux, chaque pièce faisant briller ses yeux.
La visite du grenier fut un moment intense. Intrigué par des restes de maçonnerie, des murets et un sol lisse, il me dit que, apparemment, ce lieu devait servir à stocker le grain. Le trou d’homme devait être surmonté d’une poulie par laquelle on devait hisser les sacs. « C’était une riche maison ! », constata-t-il. En levant les yeux vers la charpente, il admira longuement cet ouvrage fabuleux, chef-d’œuvre sans doute d’un compagnon de première force, s’exclamant sur chaque élément, sur son chevillage habile. La quasi-absence de toiles d’araignées suggérait une charpente en châtaignier. J’appris ainsi que le pigeonnier avait une « toiture à l’impériale », que les proportions de chaque pièce du rez-de-chaussée et du premier étage devaient leur harmonie au respect du Nombre d’or, que la position de la demie tour s’inscrivait parfaitement dans le quadrilatère d’ensemble. La simplicité de la maison était une prouesse architecturale, ce qui se traduisait par un équilibre tranquille. Tous ces fils tapissaient ma tête comme des richesses révélées aux initiés.
Je n’avais jamais prêté attention au travail de construction, incapable d’imaginer l’accumulation nécessaire de décisions, de savoir-faire. Les concepteurs et les bâtisseurs avaient inscrit leurs ambitions dans la durée. Sous son regard, la maison prenait vie, se racontait, déployant son charme que j’avais seulement ressenti jusqu’à présent. La connaitre mieux décuplait mon amour de ce lieu.
Nous sortîmes pour l’appréhender dans son milieu, m’expliqua-t-il. Il me désigna les murs et leur particularité : un assemblage de pierres blondes, plates, avec de minuscules reflets dorés, alors que les entourages des portes et des fenêtres étaient dans une roche blanche, souvent travaillée de sobres moulures. Cela provenait de sa position sur cette ligne de fracture, située au partage de deux régions. À l’ouest, disait-il en tendant le bras, s’étendait le causse avec ses calcaires et les constructions en pierres sèches, ses lumières tamisées. De l’autre côté, c’était le Ségala, pays du gneiss, du granite, début de cette montagne plus rude, aux pentes raides et aux verts plus puissants. Cet ancrage à la confrontation de deux mondes telluriques me rendait cette construction sympathique, car assembleuse de différences. Décidément, cette maison était un joyau.
Il me montra qu’elle était bâtie sous la ligne de crête qui la protégeait des vents du nord, de la burle, ce souffle qui fige toute vie. Elle avait été placée au début d’une combe, sans doute sur un front de résurgences permettant ainsi d’avoir de l’humidité pour entretenir une végétation d’agrément ou un potager. Effectivement, à l’ouest, chose que je n’avais pas perçue, il me désigna les restes d’un jardin à la française où des petits buis persistaient par endroits, laissant deviner les anciennes circonvolutions. Plus bas, plus loin pour ne pas masquer le paysage, les vestiges d’un parc s’étendaient, de grands arbres multicentenaires émergeant des ronces et des taillis, fendus par cette ample allée obstruée qui ouvrait initialement vers l’infini de la plaine. Ces mélanges de formes avaient été très travaillés également, pour impressionner, protéger, dilater l’espace.
Il voulut me montrer les soubassements. Nous avions oublié de visiter les sous-sols avec David. L’accès était dissimulé face à la cuisine, sous l’escalier principal. Les murs épais de fondations séparaient des salles, toutes vides. À l’évidence des réserves pour les fruits, les légumes, le vin, me précisa-t-il. Elle était une vraie maison de maitre de domaine. Une des caves abritait des casiers à bouteilles, vide de tout vieux flacons qui nous auraient enchantés. Il me désigna des rigoles qui permettaient de récupérer les eaux d’infiltration et de les évacuer, pour maintenir la maison saine. À leur sortie, côté ouest, une grande mare occupait la dernière salle. Nous ressortîmes à l’arrière pour trouver la cause du problème : un amas de feuilles mortes obstruait la petite conduite qui descendait l’eau dans un bassin à moitié comblé que je n’avais pas encore repéré. Quelques coups de bâtons remirent les choses en ordre.
Il était d’un enthousiasme extraordinaire. Il parlait depuis des heures, allant de découvertes en émerveillements. J’avais mal pour lui, car il vénérait cette maison, exprimant un attachement autrement fort que le mien.
Quand je lui demandai si elle était en état, objet initial de sa visite, il me dit que, malgré son prochain tricentenaire (la date de 1738 était gravée au-dessus de la porte d’entrée), la maison était remarquablement conservée. Les matériaux employés avaient été choisis avec soin, sans regarder à la dépense. Apparemment, elle n’avait pas subi de modifications majeures depuis son édification. Seules quelques lauzes semblaient devoir être replacées. Il me montra leur finesse, presque des ardoises, signe de la richesse du constructeur. Évidemment, il sauta de joie quand je lui proposais de la prendre en charge. Je lui donnais carte blanche, certain de la voir bichonnée.
Je ne savais pas comment nous allions l’investir, mais cette maison serait désormais mon port d’attache, moyennant quelques aménagements pour la rendre plus pratique à vivre. Je lui demandais bien sûr d’intervenir sur le toit, mais également d’apporter quelques touches de confort dans la cuisine, dans la salle de bain, dans les chambres. L’électricité et la plomberie nécessitaient une reprise complète, avec une fosse septique aux normes. Il égrenait une foule de points, que j’acceptais. Il m’indiquait grossièrement le montant de chaque poste, loin d’entamer « ma fortune » : je découvrais le plaisir d’être riche et de ne pas compter. Il me proposa aussi de remettre le parc en état, au moins de le débroussailler. J’ai de nouveau acquiescé. Je voulais rendre à cette demeure sa jeunesse, son esprit.
Sur le côté sud, deux immenses tilleuls étaient plantés à proximité. Il m’expliqua qu’ils servaient à faire de l’ombre en été et protégeaient ainsi la terrasse des ardeurs. En hiver, la chute des feuilles permettait au soleil de réchauffer les murs.
J’étais conquis par cette maison, plutôt cette maison m’avait conquis, mais apparemment je n’étais pas le seul. Son sourire en me quittant était éblouissant.
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