L'héritage - 10 -

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L’arrivée leur produisit une impression aussi forte que celle que j’avais vécue. La beauté et l’équilibre du lieu les saisirent, même les filles se laissèrent prendre, peu habituées pourtant à ce genre de stimulations. Nathalie affichait un sourire comme je ne lui avais jamais vu, percevant l’âme de mon lieu. Elle s’approcha de moi et une tendresse infinie nous submergea. Mathilde et Adélaïde furent emportées par cette vague. Les derniers moments d’une telle communion remontaient à longtemps… Cet endroit abritait aussi une fée bienfaisante !

La découverte de la maison, des pièces, fut un concert d’exclamations. Dans chacune d’elle, nous pénétrions en silence, avant de nous étonner de sa qualité particulière. Je rejouais mon exploration avec David, avec un plaisir intact. La salle à manger nous arrêta, avec ce grand portrait imposant. Mathilde décrypta à nouveau le nom de Victor de Jonhac et la date de 1814. Elle se mit en tête de retrouver cet uniforme et de me le faire enfiler, sous prétexte d’une ressemblance qu’elle seule détectait ! Elle décida également de fourbir les épées exposées sur les deux panoplies de part et d’autre du tableau. Les chambres avaient repris un semblant de fonction grâce à la literie apportée par l’entrepreneur. Les filles déménagèrent vers le deuxième étage, déclarant que c’était leur territoire.

La première semaine fut active, transformant notre vie par de petits achats de confort si nécessaires. Nathalie s’installait comme maitresse de maison, se l’appropriant et projetant le futur. Cet investissement me plaisait. Je retrouvais la fille organisée et déterminée, celle qui vous transporte dans son élan.

Elle avait les mêmes traits un peu lourds que son frère et, bien sûr, le même sourire. Quand ses yeux se fixaient sur moi avec attachement, elle pouvait obtenir ce qu’elle voulait. Elle passait par des phases de découragement inexpliquées et je devais déployer mille ruses pour faire réapparaitre son dynamisme et son attrait. Nous oscillions ainsi, heureusement déphasés, depuis que nous avions décidé de partager notre vie.

Elle avait établi une liste sans fin des attraits touristiques incontournables de la région, remisée après son premier pas dans la maison.

Très vite, un rythme s’établit, entre de petites améliorations, des balades, la piscine ou un plan d’eau. Le soir, nous dinions sur la terrasse, les yeux vers le couchant, dans un calme inusité.

L’entrepreneur nous avait envoyé en urgence un de ses compagnons, muni d’une tronçonneuse. En trois jours, avec notre aide, il avait rouvert le parc. Les citadins venaient également de partager la joie des travaux de plein air, avec les ampoules aux mains et les courbatures associées ! Les filles avaient désensablé le petit bassin et le léger gargouillis relaxant avait retrouvé son chantonnement séculaire. Il restait encore beaucoup à faire, mais la maison avait repris ses aises, trônant en haut de son vallon qui allait se perdre dans cette immense cuvette au fond ondulé. Le spectacle du couchant, chaque soir différent, nous captivait. La grandiosité nous forçait à parler doucement. Quand le soleil descendait, les moineaux cessaient brusquement leurs explications piaillantes dans le noisetier voisin. C’était le signal. La plaine s’apaisait, le silence se répandait pour laisser l’obscurité s’installer. À la première étoile, une sauterelle, ou un grillon osaient une stridulation, avant d’entrainer l’orchestre nocturne. Les premières pipistrelles nous survolaient. Puis c’était l’endormissement, la fenêtre ouverte sur la campagne qui chantait la nuit.

La détente régnait et les écrans restaient éteints, redevenus gadgets inutiles. Être dans une zone blanche aidait ! Clara et David débarquèrent sans prévenir. La maison s’agrandit dans sa générosité.

Cependant, il manquait quelque chose. Nathalie me poussa gentiment. J’étais au seuil de mon histoire : je devais avoir confiance et affronter son âme pour comprendre la mienne. Je n’étais pas seul. « Ose, Sébastien ! » m’encouragea telle.

L’injonction était audible maintenant.

— Mais, Nathalie, la maison est vide. Il n’y a aucune trace, nulle part.

— Le bureau de l’entrée…

— Tu as vu : que des registres !

— Ton grand-père est mort avant ta naissance, mais ta grand-mère il y a moins de vingt ans. On peut encore trouver des gens qui l’ont connue, des historiens locaux qui se sont intéressés à Lampeyrac et à son châtelain, député. Le destin t’a ramené dans cette maison, ce n’est pas un hasard. Tu as changé depuis ta première venue ici, tu n’es plus le même ! Tu as gagné en… profondeur, je dirais.

— Tu as raison. Je me sens différent, plus fort. Mais partir à la quête me fait peur.

— Sébastien…

— Oui, il faut que je le fasse. Au moins pour Mathilde et Adélaïde.

Nous avons recommencé à soulever la poussière du bureau. Nous avons ouvert chaque dossier. Ils recelaient un trésor, sans valeur pour moi. Toute l’administration et la gestion de la propriété s’étalaient en détail, depuis 1723. Un historien éplucherait avec délectation la chronologie des récoltes, du prix du froment, du seigle, des pommes, sans discontinuité. On pouvait lire en commentaires les événements météorologiques les plus calamiteux. On sentait la respiration du domaine, ses affres et ses bonheurs. Si les actes de propriété manquaient, pourtant, on trouvait de nouveaux noms de lieux, d’autres disparaissaient, rendant compte du pouls lent de la propriété. On pouvait peut-être, au prix d’une compulsation laborieuse, en tirer des éléments de généalogie, au moins la succession des décideurs.

Nos questionnements dans le village déclenchaient des moues, des négations. Plus personne ne se souvenait de Mathilde. « Albert, il ne causait à personne. Chacun chez soi. Il ne s’intéressait pas au village, on ne s’intéressait pas à lui. »

Le bourg était petit, tourné vers l’agriculture et de rares commerces. Personne pour trouver de l’intérêt à l’étude de son passé. Il restait les archives départementales. Nous n’avions pas envie d’aller nous enfermer, alors que ce pays nous offrait ses merveilles. On repoussa à plus tard, à l’automne, car nous savions que nous reviendrions.

Mathilde suivait nos conversations, feignant le désintérêt. Elle suggéra :

— La chambre jaune, celle d’Albert, ce devait être celle de Mathilde, ta grand-mère…

— Oui, vu le mobilier, c’est ce que nous pensons aussi.

— Je peux m’y installer ? Mathilde chez Mathilde !

— Pourquoi pas ! Il faut que nous dégagions un peu les livres avant, non ?

Nathalie regarda si certains titres avaient une valeur. Il n’y avait rien à en tirer.

— Mettre toute cette somme de travail, de pensées, d’écritures, d’éditions à la benne, quelle dérision !

— Mais non, me fit remarquer Nathalie : cela a servi à ton oncle pour bâtir sa réflexion ! Cela lui a été nécessaire. Simplement, ce n’est plus d’actualité, tout ceci a évolué…

Nous avons porté des caisses de livres à la déchetterie, puis démonté la construction de bric et de broc qui servait de support. Dans le coin le plus sombre, il reposait sur deux immenses malles métalliques, l’une bleue, l’autre rouge. Elles portaient le nom d’Albert et les étiquettes les recouvrant témoignaient de ses nombreux changements de cantonnements. Leur poids nous surprit, car nous les pensions vides. Une fois ouverte, leur richesse nous apparut : elles enfermaient des papiers, des photos, entassés par centaines.

Était-ce tout le passé de cette famille, la mienne, éparpillée en puzzle ? Ça y ressemblait ! Alors que je n’osais fouiller dans cet amas, Nathalie décida aussitôt que nous devions tout regarder !

Nous avons descendu les deux malles dans le grand salon et nous avons commencé à farfouiller dans cet amoncellement hétéroclite. Tout était en vrac : papiers officiels, actes de notaire, articles de journaux, lettres et une infinité d’autres documents était là. Quelques photos présentaient des personnes qui nous regardaient sans rien laisser paraitre. Qui es-tu pour moi, jeune fille ? Qui es-tu dans ton costume sévère, monsieur le bourgeois ? Et toi, qui as pris le soin de te faire tirer le portrait chez Delcourt ? Êtes-vous ma famille ?

Cette accumulation sentait le vidage de dossiers, de tiroirs, l’obligation de préserver malgré un désintérêt prononcé. La destruction de l’ordre dénotait-elle le besoin de brouiller ces traces dans le fouillis ? Simple mise au rebut ou enfouissement d’une histoire ? Ne plus les voir, sans pouvoir les anéantir ! Albert m’avait-il laissé un message ?

Nous avons entrepris de trier les pièces en essayant de les regrouper par date, par nature, par objet, sans bien savoir l’histoire qui allait en sortir. Rapidement, le sol a été jonché et on ne pouvait plus y mettre les pieds. Nathalie prit les choses en main.

Bientôt, la grande salle fut occupée par des planches posées sur des tréteaux qui finirent par couvrir la quasi-totalité de sa longueur. Un classeur était ouvert et nous décrivions dedans les documents déposés sur la table selon leur chronologie supposée. Une ébauche d’arbre généalogique était renseignée, sujette à d’âpres discussions, tentant de coller avec les noms et dates relevées sur le caveau familial.

Nous fûmes quatre, puis huit, les enfants se prenant au jeu de ce puzzle géant dont nous n’avions pas la moindre esquisse. L’impression la plus troublante était celle de toucher le passé, de sentir revivre les personnes présentes sur les photos, dont on parlait dans les articles ou les actes. Le plus émouvant était certaines lettres, dans lesquelles le rédacteur se livrait parfois intimement.

Occupés d’abord à trier cet amoncellement, nous ne pouvions cependant nous empêcher d’essayer de comprendre les grandes lignes de cette épopée. Quand l’un de nous émettait une hypothèse, il était accueilli par des moues dubitatives et des contre-hypothèses tout aussi pertinentes jaillissaient, les disputes se poursuivant à table.

La pièce maitresse était un épais cahier, rédigé à la main et intitulé Histoire de la famille Martin, par Émile Martin de Jonhac, 1872. Notre curiosité fut rapidement découragée par le difficile déchiffrage de cette écriture cursive d’un autre temps, nous obligeant à le mettre de côté.

Nous avions du mal à nous arracher à nos investigations. Heureusement, la chaleur nous obligeait chaque après-midi à aller chercher une baignade. Nous instaurâmes des restrictions, tellement cette activité de dépouillement devenait addictive.

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