L'histoire - 22 -

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Le drame se noue inopinément lorsque Adélaïde apprend, par une maladresse de la bonne, que Pierre est souvent dans la ferme d’à-côté, où la jeune et jolie Jeannette est l’objet de toutes ses attentions. Adélaïde observe cette gamine de quinze ans, délurée et accueillante. Elle s’ouvre de ces interrogations à monsieur Étienne, ne voulant pas exposer à sa mère le désarroi d’une possible infortune. Monsieur Étienne est au fait du contrat de mariage et sait qui détient la pécune. En bafouillant, les yeux baissés, il lui révèle que le dernier petit frère de Jeannette est né après des troubles intestinaux de la fille, qui lui avaient donné un gros ventre durant plusieurs mois. Quand il voit, au rouge des joues d’Adélaïde, que ses propos ont été compris, il poursuit en indiquant que la mère de la fautive, madame Bouscatié, a négocié alors avec Pierre et lui-même un secours monétaire bienvenu. « Elle ne s’est pas trompée en l’appelant Pierrin ! », ajoute-t-il, pour être sûr d’avoir été bien entendu. Cette maladie semble incurable, car la pauvre Jeannette souffre à nouveau d’un ventre bien gonflé, se lamente-t-il.

Monsieur Étienne poursuit en disant qu’il avait pensé bien faire, résolvant le problème discrètement à la satisfaction de tous. Adélaïde est devenue soudainement froide. Devant l’absence de réactions, monsieur Étienne se trompe d’interprétation, imaginant qu’Adélaïde accepte la situation. Il complète en précisant que madame Bouscatié n’est pas la seule à avoir été secourue. Il confesse que, depuis la disparition de cette chère madame Joséphine, il hésitait à tout révéler, car il a toujours su où était son devoir, ne voulant pas semer la discorde. Il termine en renouvelant sa fidélité et son dévouement absolu à sa maitresse. Elle le remercie du bout des lèvres. Sa tête analyse, mais ses décisions sont déjà prises. En quittant le bureau de l’intendant, elle lui lance :

— Ah !, monsieur Étienne, vous seriez bien aimable de me dresser la liste de toutes ces « dépenses exceptionnelles ».

Ajoutant au pas de la porte, d’un ton glacial ;

— Passées et… à venir !

Monsieur Étienne baisse la tête pour acquiescer et pour se protéger de la tornade qu’il sent monter.

Adélaïde ne comprend pas ce qui lui arrive. Son Pierre, son amour fou depuis leur première rencontre, ce mari prévenant et bienveillant pour ses enfants, peut-il être en même temps un coureur ? Elle se ment : après tout, ces derniers temps, elle n’a guère été disponible ! C’est un homme, il a des besoins, ce ne sont que des amusements.

Qu’elle n’ait rien vu, occupée par les petits, cela se comprend, mais que Joséphine n’ait pas été au courant l’étonne beaucoup. Il est vrai que sa grand-mère avait perdu de son acuité dans ses dernières années.

Deux jours après, monsieur Étienne lui remet un petit papier. La liste défile une douzaine de prénoms, avec parfois une seule somme, plus souvent deux ou trois. Derrière le nom de Jeannette, le montant est conséquent, alors qu’un autre est à venir ! Elle comprend sa misère, car monsieur Étienne, scrupuleux, a jugé utile de préciser l’âge des jeunes filles après chaque prénom. Seize, quinze, quatorze au pire. Du haut de ses vingt ans, elle est donc déjà trop vieille pour cet homme qui la fascine toujours autant et l’entoure de ses prévenances.

Adélaïde refuse ! Elle entreprend de le reconquérir, recherche son habillement, le complimente pour un rien, pour ce qu’il est, le couvre de tendresses. Elle retrouve vite son amant insatiable et vigoureux. Tout ceci est sa faute ! Elle se doit à son mari, tout simplement. Elle ne veut pas devenir une de ces femmes sèches laissant leur conjoint courir les filles de joie et les gueuzes. Elle-même y trouve du plaisir, elle désire conserver son homme.

Pierre a le cœur large ; il aime son Adélaïde, sa femme et la mère de ses enfants. Mais butiner toutes les jouvencelles du pays, sûr de son charme et de sa position, est sa distraction majeure, travaillé par des pulsions et des envies incessantes. Baignant dans cette facilité, il est incapable de soupçonner la surveillance mise en place par son épouse que le trop honnête monsieur Étienne alimente régulièrement avec des listes complétées.

Brutalement, Pierre tombe malade. Des vomissements, des nausées, des douleurs abdominales insupportables font penser à une intoxication par une nourriture avariée. La crise se calme. Pierre récupère. Il est debout, prêt à reprendre ses activités variées quand une nouvelle atteinte, plus violente, le renvoie dans son lit. Adélaïde est aux quatre cents coups. Elle prend soin de lui, confectionne toutes les tisanes possibles pour le soulager. Elle s’inquiète. Elle fait venir plusieurs médecins qui posent chacun un diagnostic savant sans parvenir à apaiser le malade. Son agonie durera plus d’un an, avec des alternances de crises et de rémissions. Il décline et meurt en juillet 1896, après une attaque effroyable. Adélaïde le pleure abondamment, comme il se doit pour une jeune veuve.

Elle ne se remet pas du décès prématuré de son mari. Elle se plonge dans les affaires, aidée par monsieur Étienne. Le tour de la question est rapidement fait : dorénavant, les revenus des terres serviront à l’acquisition de différentes actions émises par l’Empire russe ou ses chemins de fer, gagés sur la valeur de l’or. La gestion s’en trouve simplifiée, le rapport intéressant. Les rentes tombent régulièrement. Aucune décision n’est plus nécessaire, tout ceci devient sans intérêt pour Adélaïde.

Après une enfance solitaire, elle a vécu trois années merveilleuses et sa vie est maintenant terminée, à vingt-trois ans. Comme son père, comme son frère, elle glisse dans une neurasthénie rêveuse, devient de plus en plus lointaine, perdue dans sa tête, ce qui décourage nombre de soupirants, attirés par cette très belle jeune femme si richement dotée. Rapidement, plus aucun prétendant ne vient à Jonhac.

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