L'histoire - 29 -
Du bureau où il travaille, Pierrin la voit passer en trombe et s’alarme de son état. Il sort précipitamment, la rattrape en lui saisissant le bras, elle se défait et monte dans leur chambre. Jamais elle n’a eu un tel comportement. Pierrin, inquiet, ne sait quoi faire. Puis, il se souvient qu’Alphonsine lui a dit qu’elle irait voir sa mère. Il devine qu’un drame vient de se jouer entre elles.
Pierrin la suit pour tenter de l’apaiser. Quand il entre, elle tourne en rond dans la chambre. Il s’approche, elle fuit. Il l’appelle doucement. Elle n’entend pas. Il essaie de comprendre, lui pose mille questions, sans obtenir réponse. Dans les regards qu’elle lance, Pierrin lit de l’amour, du désarroi, du désespoir. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que sa mère a pu raconter ? Soudain, dans une fulgurance, il se souvient du matin de leur mariage, quand elle lui avait dit le terrible secret. Il avait oublié depuis longtemps ce fait, devenu anodin par rapport aux autres images lancinant son cerveau.
— Alphonsine, ma mie, que s’est-il passé ? Qu’est-ce que ma mère t’a dit ?
— …
— Elle a fait allusion à ton père ?
Le regard noir de détresse qu’il reçoit en retour confirme son intuition.
— Alphonsine, c’est du passé, nous sommes ensemble, je t’aime…
Il a le malheur de s’approcher, de tenter de lui prendre la main. Elle se débat d’un geste vif, la haine dans les yeux. Il voit que tout est fini, cassé à jamais.
La raisonner est inutile, impossible. Peut-être demain, il pourra lui dire son amour et son soutien. Il se retire, perdu à son tour.
Les maigres mots de son mari ont conforté Alphonsine. Pierrin savait, il ne lui a rien dit. Elle ne peut plus avoir confiance en son époux. Ils doivent se séparer. Elle décide de descendre à la cure, pour parler, se libérer. En passant devant le miroir, sa mine défaite l’effraie. Elle doit s’apaiser auparavant. Elle se prépare un bain. L’eau chaude l’a toujours détendue.
L’esprit d’Alphonsine est ravagé par ce charivari d’informations. Son monde comprend au plus une vingtaine de personnes, elle n’a jamais été confrontée aux tourments de l’âme. C’est trop. Elle entend Marcel ânonner une histoire à ses frères et sœurs : il vient juste d’apprendre à lire, avec difficultés. Mathilde, plus vive, le reprend. Elle est fière de ses beaux enfants. Elle est heureuse. Pourquoi cela doit-il cesser ? Après la surcharge, son esprit somnole dans la tiédeur de l’eau.
Pierrin sort arpenter le chemin, terrassé par ce qui est en train d’advenir. Il allume une cigarette, habitude prise à l’armée. Le désarroi d’Alphonsine et le refus de son regard l’anéantissent. Alphonsine, dont l’image l’a soutenu au fond de l’abime, son Alphonsine de toujours… Comment se rapprocher, lui expliquer que cela est sans gravité ? Et s’il n’y parvient pas… Elle va le chasser… Il va se retrouver sans rien, sans sa femme aimée, sans ses enfants. Il se rend compte alors de leur importance dans son cœur, même s’il ne sait pas l’exprimer. Les troupes se consument au fur et à mesure de son anéantissement prévisible.
Pierrot passe. Comme de coutume, il est déjà imprégné. Il remonte du café du village. La douleur le lance en permanence et seul l’alcool l’abrutit assez pour le soulager. Au travers des brumes de l’ivresse, Pierrot voit que son ainé est dans tous ses états. Pierrin est son dieu, son exemple. Pierrin a toujours supporté ce balourd par fraternité, associée maintenant au respect du camarade blessé au combat. Ce soir, il a juste besoin de s’épancher.
Il évoque son égarement, car Alphonsine vient d’apprendre un secret qui va briser leur vie. Les mots employés font sentir à Pierrot que son frère court un danger. Pierrin ne lui en dit pas plus. Inutile de lui préciser, avec ce cerveau aux possibilités limitées, qu’Alphonsine est leur demi-sœur. Il ne comprendrait pas.
Pierrin rentre et retourne dans le bureau, la tête remuée par cette crise. L’esprit de Pierrot progresse dans la brume éthylique. Il doit aider son frère. Il va aller dire à Alphonsine de se taire, c’est simple. Pierrot respecte Alphonsine, parce que c’est une femme, parce que c’est la fille de la Grande maison, parce qu’elle est l’épouse de son frère. Ils se connaissent depuis la petite enfance, mais n’ont jamais été proches. Persuadé qu’il saura lui faire entendre raison, il monte à l’étage, ce qu’il n’avait jamais osé auparavant, entre dans la chambre de sa belle-sœur. Alphonsine est dans son bain, à moitié endormie. Au travers des vapeurs d’eau, elle aperçoit la mine effrayante de Pierrot, à laquelle elle ne s’est jamais habituée. Elle va pour hurler. Après trois ans de combats à mort, le soldat est entrainé à réagir vite sans réfléchir. Il fonce. Une main sur la bouche, l’autre sur la tête, il l’enfonce dans la baignoire. Il retire la main du visage. Alphonsine, par réflexe, avale de l’eau et se noie. Rapidement, elle ne bouge plus. Seules deux gouttes sur le plancher témoignent du drame. A-t-il seulement conscience de l’abomination de son geste ? Il redescend. En passant, Pierrin, stupéfait de le voir dévaler l’escalier d’un pas lourd, l’interpelle. Pierrot marmonne :
— C’est fini ! Plus d’ennui !
Connaissant trop son frère, Pierrin craint une de ses brutalités inutiles. Il quitte le bureau, enjambe l’escalier. Alphonsine est dans son bain ! Il s’approche et voit son corps flotter. Son frère, ce dégénéré, a tué sa femme ! Il pousse un cri, alertant toute la maisonnée. Il la sort de la baignoire, l’allonge à terre. Les petits accourent, la bonne arrive, suivie de monsieur Germain et d’Henriette. Les enfants regardent sans comprendre. Germain les écarte et les fait redescendre en les rassurant.
Quel effroyable événement ! Elle a dû s’évanouir dans son bain… Aidé par la servante, Pierrin la porte sur le lit, le visage baigné de larmes. Jamais il n’a voulu cela ! Il l’essuie, prend soin d’elle. Quand elle est préparée, il descend chercher les enfants qui attendent, immobiles, devinant qu’une tragédie vient de se produire. Leur père leur explique l’accident avec une douceur qu’il n’avait jamais trouvée auparavant. Les bambins contemplent leur mère. Ses traits sont apaisés. Sans vraiment comprendre, les enfants pleurent, la maisonnée pleure. Le médecin, qui était auprès de madame Bouscatié, arrive. Cette dernière vient de s’éteindre. Le petit hameau de Jonhac est deux fois meurtri en une seule heure.
Pierrin est détruit. Il vient de perdre sa mère et son aimée, assassinée par son frère. Il est incapable de la moindre réaction. Germain s’occupe de toutes les démarches et Henriette réapparait pour diriger les enfants et l’intendance quotidienne.
Les deux sépultures se dérouleront quelques jours après, l’une après l’autre dans l’église et le cimetière du village. Pratiquement toute la population viendra participer au dénouement de ce double drame, sujet d’abondantes conversations.
Pierrin restera longtemps sur la tombe d’Alphonsine. Il mettra plusieurs mois à sortir de sa douleur. Il se rend responsable de toute cette tragédie. Il aurait dû avouer cela à Alphonsine avant leur mariage, il aurait dû la retenir quand elle est revenue, il n’aurait jamais dû en parler à sa brute de frère. Il est coupable d’avoir détruit sa vie, celle d’Alphonsine, celles de ses enfants.
— Bon, tu as inventé pour nous faire larmoyer ! C’est dur !
— J’ai un peu brodé, mais je suis certain que cela s’est passé comme cela. J’ai trouvé une lettre de condoléances qui fait clairement allusion à Pierrot et « au poids que doit représenter le pardon à ce frère si rudement touché par la Guerre ». Pour la révélation de la mère Bouscatié à Alphonsine, Mathilde le tient de la bouche de son père, on le verra plus tard.
— C’est quand même sordide ! Un inceste et un crime… Tu es heureux d’avoir retrouvé l’histoire de ta famille ?
— Où la mère Bouscatié a raison, c’est que personne n’était au courant. Elle aurait fermé sa gueule, les choses se seraient passées autrement. Avoue que pour Mathilde, il y a du lourd dans sa psyché. Elle n’a que cinq ans !
— Adélaïde perd sa mère à trois ans, Mathilde la sienne à cinq ans ! Je regrette un peu d’être ta femme dans cette famille !
— Eh ! Notre Mathilde et notre Adelaïde ont largement dépassé cet âge. Toi, tu n’es qu’une pièce rapportée, étrangère à ce drame. Vous ne craignez rien !
— On est au fond ou il y a encore pire ?
— Plus tard ! pour l’instant, il faut nettoyer la scène du crime !
— Tu as des mots de poète ! Vas-y, va nettoyer…
— C’est à partir de documents officiels et d’articles ! On met juste un peu de sauce pour l’ambiance.
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