L'histoire - 37 -
Ils sont sortis des terres de Jonhac depuis longtemps et arpentent de nouvelles contrées, image de ce qui est en train de se passer entre eux. Ils parviennent à Villepalais. Pierrin connait ce bourg, car il fait partie de son canton. C’est jour de marché, mais ils arrivent à trouver une table à l’auberge. L’avantage d’être populaire !
Les regards échangés dans cette salle bruyante montrent la joie commune de ce rapprochement. Mathilde voit son père dans son élément, interpellé familièrement sans cesse, un homme politique jovial et apprécié de tous. Elle en est fière. Ils repartent. Le silence les accompagne. Mathilde tient la main de son père.
— Si tu savais combien je suis heureux de découvrir ma fille ! Tu m’as toujours touché, car tu es tellement comme ta mère enfant, jeune fille, jeune femme. J’avais envie de te connaitre, mais je ne savais comment faire !
— Moi aussi, je suis heureuse que nous puissions enfin parler ! Ton absence malgré ta présence a été très dure à vivre. Nous avions besoin d’un père, surtout sans maman ! La vieille pie a toujours été effrayante pour nous !
— Tu ne l’aimes pas non plus ? On ne peut pas la chasser non plus, pauvre Henriette !
Ils avancent, la chaleur est douce. Ils savent qu’ils évitent le dernier sujet, la mort d’Alphonsine. Qui va commencer ? Ils attendent pour en parler, car la complicité, tant retenue, est présente maintenant entre le père et la fille.
Pierrin raconte cette tragique soirée d’hiver. La nécessité pour sa mère mourante de se décharger, de dire à Alphonsine leur fraternité. Pour la deuxième fois, elle lui a saccagé sa vie. Il raconte aussi son frère, cette brute qu’il trainait depuis son enfance. L’enchainement incontrôlable des gestes, chacun perdu dans son obsession. La fin, la douleur insurmontable.
Pierrin aurait pu s’arrêter là. Il ne veut plus rien cacher à Mathilde, sa petite Alphonsine. Il avait refoulé au plus profond l’accident de Pierrot, il avoue devant elle sa confusion entre maladresse et besoin de punir, de venger Alphonsine.
Un long silence termine cette journée. Toute cette histoire a été dite, Pierrin est libéré. Mathilde connait la vérité, elle est soulagée. Pourtant, accepter ce passé dont elle est issue est une douleur. Comment vivre et se construire avec de telles ignominies ?
Le lendemain, ils repartiront. Cette fois, ce sera Mathilde qui racontera sa petite vie à son père, émerveillé de ces confidences. Ils reparleront de quelques points, pour être sûrs de ne pas revenir dessus. Pierrin s’enquiert des projets de sa fille, de ses amours, de son frère, à travers elle. Il dit sa volonté de changer le monde. Il a vécu, il a subi des événements terribles. Maintenant, il veut être acteur, maitriser sa vie, faire en sorte que de telles horreurs ne ressurgissent plus. Mathilde le sait, car il s’est présenté à la députation. La campagne bat son plein, il a de bonnes chances. N’empêche qu’il a voulu passer ces jours avec elle. Ils en avaient besoin et c’était le moment. Pour la première fois, ils s’embrassent, heureux de se trouver enfin en famille.
— C’est touchant et c’est magnifique ! Finalement, Pierrin a un bon fond. J’ai été étonnée avec ses histoires d’achats de terres.
— Il revenait de la guerre et il devait encore être sous le choc. Il a foncé sans trop s’occuper des dégâts. Il a quand même choisi des partis plutôt progressistes. D’un autre côté, il n’avait pas le choix, dans ces terres rouges des radsocs ! L’autre solution aurait été de verser dans l’extrême droite, très forte à cette époque, comme beaucoup d’anciens combattants.
— Beaucoup défendaient le pacifisme…
— Pour moi, ce qui est le plus beau, c’est le lien entre adultes qu’ils sont arrivés à créer après ces années d’ignorance. Ils devaient en avoir besoin, l’un comme l’autre !
— C’est ce que raconte Mathilde…
— Pourquoi mentirait-elle ?
— Ce qui manque, c’est son ressenti à elle, après cet échange. L’histoire du meurtre, ce n’est pas son affaire. Mais que ses parents soient demi-frère et sœur, elle est concernée ! Aussi le meurtre de sa mère par son oncle…
— Et Pierrin qui ne sait plus s’il a tué son frère… Tu as lu son journal : c’est très froid, très factuel, comme si elle voulait se souvenir. En aucun cas, elle ne le prenait pour un journal intime. Tu sais, Nathalie, …
— Oui ?
— Je crois qu’avec l’éducation d’Henriette elle refoulait ses sentiments.
— C’est probable ! Un autre point, un peu secondaire : je ne comprends pas bien sa vie…
— Aucun élément ! Elle a dû quand même faire des études, mais s’arrêter assez vite, comme beaucoup de filles à cette époque. Aucune allusion à des amies, des relations. Je ne suis même pas très sûr de savoir si elle vivait plutôt à Rodez ou plutôt à Jonhac.
— Et bien sûr, rien sur sa vie sentimentale…
— Vu son éducation, elle devait plutôt être réfrigérante. Sauf quand elle se libérait en compagnie de George.
— Lui devait bien avoir des copains ! Même si elle jouait la revêche, elle n’était pas vilaine. Les photos le montrent bien.
— Zone blanche ! L’hypothèse la plus vraisemblable, c’est qu’elle était seule. Je pense que quand elle a entrepris d’écrire ce qui la tracassait, elle aurait fait allusion à une épaule masculine pour la soutenir si elle avait existé.
— On attaque la dernière scène ! Ça commence à se rapprocher de toi, Séb !
— J’ai encore à attendre plus de quarante ans avant de naitre, donc ça va !
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