L'histoire - 44 -
En 1958, Mathilde et Paul sont invités à Thuilec. Depuis la Libération, Mathilde a fortement distendu ses interventions à l’orphelinat, sans interrompre ses généreux dons. Ils découvrent que cette cérémonie fête la remise de la médaille de « Juste parmi les nations » à la mère Elizabeth, pour ses actions pendant la guerre. Dans son discours de remerciement, la mère supérieure nommera plusieurs fois Mathilde, « sans laquelle rien ne serait arrivé », pour « son aide permanente et inconditionnelle ». Paul apprendra, à cette occasion, les engagements de sa femme pendant cette période. Elle ne lui en avait jamais parlé, les jugeant normaux et sans importance.
Quand il sera nommé ambassadeur dans un pays d’Afrique centrale, toute la famille ira s’installer là-bas, Mathilde et les enfants, revenant à Jonhac le temps de l’hivernage. Sa carrière le rappelle à Paris. Il est maintenant un cacique. Mathilde l’accompagne aux soirées, les enfants grandissent dans ces écoles et ces lycées réservés aux privilégiés. La différence d’âge n’empêche pas les deux garçons de se trouver une complicité fraternelle. Antoine est le dieu de son petit frère. Gabrielle est sauvage, repliée sur elle-même. Antoine, attaché à sa sœur, prend soin d’elle, essaie de la divertir, malgré son caractère renfermé et solitaire. Elle ne comprend pas pourquoi son père ne l’aime pas comme ses frères, cette distance constante qu’il maintient avec elle. Le lien avec sa mère, déjà ténu, s’effrite. Sans le vouloir, Mathilde s’est alignée sur l’attitude de Paul. Son égarement d’un soir avait-il vraiment besoin de se concrétiser ? Sa ressemblance avec son père biologique lui rappelle sa folie qu’elle regrette maintenant, oubliant l’exaltation vertigineuse, irrésistible de ces instants.
Gabrielle va mal. Personne ne s’en soucie. C’est l’été. Tout le monde se retrouve dans cette maison. Gabrielle file aussitôt dans les bras et les baisers de madame Niaud, sa nourrice. C’est trop. Elle pleure, enfin, toute sa souffrance d’adolescente délaissée, mal aimée. Maladroitement, madame Niaud la réconforte. Elle lui raconte la période difficile de la guerre, son père à Londres, sa mère s’occupant des enfants réfugiés. Gabrielle est écrasée. Elle vient de se rendre compte qu’au moment de sa conception, son père était à des milliers de kilomètres. Elle ne serait donc pas sa fille ?
Le soir, elle demande des explications à sa mère. Celle-ci nie, se tait. Puis elle éclate en reproches. Gabrielle n’avait pas besoin de naitre. Ce serait resté une belle aventure, oubliée maintenant. Le lendemain, c’est Albert qui trouvera sa jeune sœur pendue dans la remise. Cette fin ravive chez Mathilde celle de sa sœur Augustine, fauchée par un désespoir si semblable presque trente ans auparavant. Elle a reproduit ce drame. Elle a abandonné sa fille, pire, elle l’a rejetée. Encore une fois, c’est trop tard. Les remords sont inutiles, la culpabilité la ronge.
— Tu mets, comme ton père, le suicide de Gabrielle sur le compte de Mathilde…
— Un : mon père a assisté à la dispute. Deux : dans son cahier, Mathilde regrette ses mots, son emportement et se pense responsable du geste de sa fille, très ambiguë entre amour et rejet. Écoute : « Je me suis emportée. Avec Gabrielle, c’était devenu tellement difficile. Quand elle est arrivée en me demandant de qui elle était la fille, j’ai éclaté. Elle avait été à ce point odieuse avec Paul. Ils n’ont jamais été proches, mais il l’assumait comme sa fille. Pourquoi tout est-il remonté de cette façon, à ce moment ? Je n’aurais pas dû lui dire ainsi. Elle m’a mise dans une telle colère. J’attendais qu’elle se calme pour la consoler. Pourquoi a-t-elle fait ça ? Elle a toujours été faible de caractère.
Pourquoi Antoine a-t-il réagi aussi fort ? Une dispute, une simple dispute et il me rend responsable du geste de sa sœur. Lui, il a du caractère. Il va revenir. Je lui rendrai sa lettre. Je ne veux pas lire ce qu’il a écrit sous l’emprise de l’émotion. Il n’en pense pas un mot. Il aimait sa sœur.
Encore une fois, je dois assumer seule cette épreuve. Paul n’y est pour rien et il a d’autres soucis. Lui, avant tout. Il faut que je tienne. »
Antoine est effondré par cet effacement à quinze ans. Malgré lui, il a entendu la veille une partie de la dispute. Il connait la vérité pour Gabrielle depuis toujours, il a vécu avec, sans se poser de questions. Il comprend la violence de cette révélation pour Gabrielle, la brutalité avec laquelle leur mère lui a crié cette vérité au visage. Cette mère, qu’il affectionne, sans plus, lui apparait sous des traits malfaisants. Les souvenirs de la disparition de Michel ressurgissent alors. C’est intolérable. Il quitte la maison précipitamment, juste après l’enterrement de sa sœur. Sur son lit, une lettre adressée à Mathilde de Jonhac, qu’elle n’ouvrira jamais, connaissant son contenu. À quoi bon voir le couteau quand il est dans votre cœur !
Mathilde est ébranlée, par la mort de Gabrielle et surtout par la rupture avec Antoine. C’est son ainé, celui dont la présence a tant compté pendant les années sombres. Elle n’a jamais vraiment su lui parler, lui exprimer des sentiments qu’elle ne connait pas.
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