L'épouvante sur mesure - 1

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Réfléchissons… Pas de panique. J’étais dans mon bureau avec ma secrétaire. Je l’avais convoquée à cause d’une énième erreur dans mon emploi du temps. Terrible erreur. Comment, de but en blanc, ai-je pu me retrouver au pied de ce château ? C’est trop illogique pour que cela puisse être réel. Je me suis forcément fait piéger. Ou alors… Droguée ? Allons, allons. Je n’ai rien bu, rien mangé… depuis ce matin. Et c’était chez moi. Ma fille n’a pas pu me droguer. Sept ans, c’est l’âge de la malice, mais tout de même. Pas de panique… Pas de panique. Je dois m’être assoupie après notre réunion et je suis en train de rêver. C’est la seule conclusion logique.

En fait, le décor est plutôt cauchemardesque. Les pierres de l’édifice sont si sombres que même le plus radieux des soleils n’arriverait pas à les égayer. Les ronces qui recouvrent la porte n’arrangent rien. J’écarte les épines de la poignée, la tourne et franchis le seuil. Le grincement des gonds résonne dans la pièce au plafond vouté, lui donnant une hauteur spectaculaire. Au milieu de la pièce, je découvre un vieil homme assis dans un fauteuil confortable couvert de velours rouge. Son regard est dissimulé par un chapeau noir, si bien que je n’arrive pas à savoir s’il est éveillé ou endormi.

« — Je suis l’épouvanteur. Bienvenue. »

Sa voix est bien trop claire et bien trop réelle pour que je me trouve dans un rêve.

« — C’est quoi ce délire ?

— Votre politesse est épouvantable.

— Vous êtes quoi ? La mafia ? Un concurrent ? Un agent secret ?... Je n’ai aucun secret !

— Le secret erre ? »

Est-ce un indice ? Je parcours la pièce du regard puis, éprouvant de la peine à distinguer les recoins les plus sombres, en large et en travers. Je ne trouve aucune trace du dit meuble. Perplexe, puis compréhensif, il se reprend :

« — Non… Le secret, il erre ?

— Vous vous fichez de moi.

— Du tout.

— On est où, là ?

— Dans votre épouvante.

— On est quand ?

— Dans la secrète ère.

— Pardon ?

— L’ère du secret ? Le temps du secret ?

— Comme si j’étais capable de vous répondre !

— Le terme juste ?

— Peu m’importe.

— Qui êtes-vous ?

— La directrice générale de… Attendez, qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Où êtes-vous ?

— C’est à vous de me répondre ! C’est chez vous, là, non ? »

L’épouvanteur nie de la tête avant de me répondre à nouveau :

« Vous êtes dans votre épouvante. »

Je me résigne à lui faire cracher le morceau, pas même certaine qu’il connaisse lui-même les lieux.

« Bon… Soit. C’est quoi, cette épouvante ?

— Un lieu créé rien que pour vous. Juste pour satisfaire votre peur. »

Aucun bon sens. Il va me falloir ruser si je veux me sortir d’ici.

« Comment réussissez-vous à rester si lucide dans un lieu si macabre ?

— Eh bien, je suis l’épouvanteur. La peur est mon enfant.

— Vous êtes barré. »

De sa main, il me désigne une chaise en face de son fauteuil. Je suis absolument certaine qu’elle ne se trouvait pas là quand je suis arrivée. Pourtant il n’a pas bougé et je n’ai vu passer personne. J’ai bien compris qu’il ne répondrait à aucune de mes questions les plus sensées.

« Elle est confortable ? »

Il ne trahit pas même une once de surprise face à mon changement de comportement.

« Allons, nous sommes dans une épouvante.

— Ca vous amuse ?

— Ca ? Qu’est-ce que ça ?

— Tout. Cette situation, mon malaise…

— Je ne m’amuse pas, c’est mon travail.

— Au moins le prenez-vous au sérieux.

— Asseyez-vous. »

Je n’ai pas le temps de protester que la sensation désagréable du métal froid de propage déjà sur mes fesses. Mes yeux ne tardent pas à s’habituer à la lumière blafarde éclairant avec précision cette partie de la pièce. Elle m'aveugle et je n'arrive pas à distinguer d’ampoule ou d’applique de laquelle elle pourrait provenir.

« Et maintenant ?

— Discutons. Pourquoi êtes-vous venue ici ?

— Je ne l’ai pas choisi.

— On choisit toujours de se faire peur.

— C’est plutôt vous qui le choisissez.

— Je ne réalise que les souhaits des apeurés.

— Parce que j’ai l’air d’avoir peur ?

— Non, non. Vous le dissimulez très bien. Mais vos regards qui tentent d’arpenter ces murs pour leur apporter une logique, votre genou qui tremble…

— Je cherche une sortie.

— Ou des excuses ?

— Vous êtes bien sûr de vous, tout à coup.

— Et vous lucide. »

Quoi ? J’ai réussi à le déstabiliser ? Enfin, ce n’est pas si surprenant, j’ai affronté tellement de magnats de la finance et du pouvoir… Ce n’est pas le premier péquenaud sorti de je ne sais où qui va l’emporter sur moi. Le voilà qu’il se frotte le menton, plisse le front.

« Qu’attendez-vous de moi ? »

Cette question me revient à moi plutôt qu’à lui. Quel est son but ?

« Faites-moi peur. Vous êtes un épouvanteur, non ?

— Bouh.

— Quoi, « bouh » ? Ne me dites pas que c’est de cette manière que vous comptez m’effrayer !

— Je ne sais pas faire peur. Je suis un épouvanteur, pas un fantôme.

— Parce qu’ils existent, eux aussi ?

— Vous aviez déjà entendu parler d’épouvanteur auparavant ?

— Non, mais vous êtes bien là, vous. Alors pourquoi pas un fantôme ?

— Seulement ceux qui vous habitent. »

Je ne veux pas l’admettre, je ne le souhaite pas. Je tente de refouler cette pensée mais, clairement, il m’est impossible de la nier : il m’a perdue. Il faut que je me ressaisisse, il ne gagnera pas. Je ne dois pas lui laisser le temps de répondre, sinon ce serait entrer de nouveau dans son jeu.

« Je n’ai aucun regret. Les regrets, ce sont bien vos fantômes, non ? Voyez qui je suis devenue ! Je tiens une place que de nombreuses femmes m’envient, que des hommes avides m’envient. J’ai sauté les obstacles les plus hauts et même sacrifié nombre de passions pour me hisser au sommet de cette pyramide. Alors des fantômes ? Non, je n’en abrite aucun. Si vous en voyez en moi, alors ce ne sont que des usurpateurs ! »

Oh non. Je réalise mon erreur. Je viens de lui donner l’occasion de répondre, je l’ai appelé à me répondre. Moi qui ai une si grande maîtrise de mon discours, comment ai-je pu commettre une telle bourde ? J’ai dialogué avec d’autres directeurs, avec des dirigeants, des actionnaires, des ministres et des Présidents. Et j’aurais perdu mes moyens face à cet homme ? C’est quoi mon problème ?

« Je vois. »

Quoi ? C’est tout ?

« Pas d’autre réaction ?

— Je suis un épouvanteur, je suis à votre écoute. Avez-vous d’autres détails à ajouter concernant ces usurpateurs ? »

Est-il en train de me donner délibérément l’occasion de me ressaisir ?

« Vous vous intéressés à ces usurpateurs ? Vous avez d’autres couleuvres à me faire avaler ? »

Un sourire lubrique élargit sa bouche jusqu’à ce que ses commissures s’alignent sur la base de ses narines. Ses lèvres retroussées dévoilent des dents mal alignées, bien polies et arrondies et, à ma grande surprise, blanches comme la neige. Il lève sa main, déplie son index squelettique, phalange par phalange, au point que je pense que quelqu’un lui a retiré ses tendons, ligaments et sa chair. Je n’ose détourner le regard, m’imaginant déjà cet homme sans âge me sauter dessus pour me mordre le cou. Ce vieillard au dos recourbé, la peau sur les os, le visage ridé…

Bon sang, je suis ridicule. Je me lève de ma chaise, me retourne vers la direction indiquée… Mais je ne vois que l’ombre. J’expire lentement, inspire un bon coup afin de rétorquer… Mais seul un hoquet parvient à sortir de ma bouche. Sa main glaciale est déjà sur mon épaule, je sens son souffle dans mon cou. Alors que mes poils se hérissent sur l’ensemble de mon corps, je n’arrive pas à comprendre si le frisson qui vient de me traverser était dû à sa froideur ou à la surprise. J’en ai le souffle coupé. Je dirige mon regard vers mon interlocuteur ; son bras frêle tendu attire mon attention avant même que je ne croise le sien. En fait, j’oublie que je veux le croiser.

Je suis des yeux le bout de son index et distingue une tâche claire sur le mur. Elle dévoile un objet couvert par un draps étrangement immaculé. Alors que je tente d’en percer le secret, espérant trouver un indice sur la raison de ma présence, celui-ci glisse et tombe sur le sol, soulevant un nuage de poussière et dévoilant un trophé de chasse au poil lustré et aux bois majestueux. Les doigts de la main de l’homme posés sur mon épaule se soulèvent puis se rabattent dans un mouvement délicat pour me la serrer ensuite. La force de sa poigne me surprend. Je l’entends inspirer profondément puis, doucement, il me dit :

« Le cerf pend.

— Pardon ?

— Je n’ai pas de couleuvre, mais ce cerf pend. »

Je tombe des nues. Cherche-t-il à ce que j’atteigne mes limites psychologiques ? Je suis à peu près certaine que ses doigts décharnés ont le pouvoir de les toucher, littéralement, en tâtant l’air. Quoiqu’il en soit, il a réussi à faire en sorte que mon cœur s’emballe bien plus vite que le jour où j’ai passé mon premier entretien.

De retour sur sa chaise, je m’aperçois qu’il a perdu son chapeau, dévoilant un crâne lustré et tâché par des formes brunes parsemées. En me retournant, le trophée a de nouveau disparu et je ne suis plus capable de distinguer le mur.

« C’est une blague ?

— Elle n’était pas évidente ?

— Arrêtez de me répondre par des questions, vous êtes énervant.

— Non, je suis un épouvanteur.

— Casse-pieds !

— Non…

— Stop ! »

Je retourne m’asseoir sur ma chaise, me relevant brusquement à la surprise du contact gelé, me rassied plus prudemment.

« Vous avez gagné. Dites-moi tout ce que vous voulez de moi.

— J’ai gagné ? Nous jouions ?

— Arrêtez. Arrêtez juste de tourner autour du pot. Là, il faut que je sache. »

Ses épais sourcils noirs se froncent, ses paupières recouvrent ses yeux et même ses cils.

« Vous ne pouvez pas ouvrir les yeux ?

— Je suis un épouvanteur, je n’ai pas besoin de voir.

— Mais ce cerf…

— Je sais qu’il est là, comme je sais que vous êtes là.

— Vous voulez dire que vous épouvantez des personnes que vous ne voyez pas ? »

À ma surprise, le chauve sourit.

« À quoi bon voir si c’est pour s’aveugler ? »

Je reperds le contrôle de la conversation. Il me fait tourner en bourrique.

« Vous… Vous m’avez dit que je suis là pour me faire peur. Pourquoi ?

— Pourquoi ? Excellente question.

— Non mais vous êtes le Roi de l’Impertinence.

— Non, je suis l’épouvanteur.

— Répondez à ma question !

— Je ne la connais pas.

— Ma question ?

— Votre réponse.

— Mais qu’est-ce que vous foutez là alors ?

— Je suis l’épouvanteur, je suis là, c’est tout.

— Et vous m’auriez attendu longtemps si je n’étais pas venue ?

— Oh, j’aurais reçu une autre personne.

— Quoi ? Vous avez une liste d’attente ?

— Comme tous les épouvanteurs, bien sûr.

— Bon, j’en ai assez, je veux partir.

— Essayez. »

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