L'épreuve du Destin - 2
La justesse avec laquelle il répondait à Mary l’exacerbait. Elle aurait souhaité qu’il fût moins loquace et moins naïf. Le problème de la naïveté, c’est qu’il est difficile d’en vouloir à des êtres qui ne se rendent pas compte de leurs actes.
« Dites, Mary.
— Oui, Jack ?
— Pourquoi n’avez-vous pas mis fin à la guerre plus tôt ?
— Ce n’est pas aussi simple.
— Vous êtes spéciale. Vous auriez pu écraser l’ennemi depuis fort longtemps. »
L’attitude de la Main avait changé. Sa prestance était désormais équivalente à celle d’un archimage. Son regard n’interrogeait plus, il savait. Mary perçut même une once de regret.
« Bah voyons… Qui penses-tu donc que je suis ?
— Vous n’êtes pas mauvaise, Mary. Je ne veux pas que vous accomplissiez cette mission. J’aimerais que vous le réalisiez.
— Non mais dis-donc… Pour qui te prends-tu à vouloir décider à ma place.
— Je vous laisse le choix. Néanmoins, je veux savoir.
— Quoi donc ?
— Serait-ce parce que vous êtes incapable d’utiliser la magie que vous avez choisi de repousser leur anéantissement ? Parce que vous les comprenez ?
— Je… »
Mary n’eut pas le temps de répondre. Un obus frappa la roche au-dessus d’eux, manquant de peu de les écraser. Jack ne l’avait pas quittée des yeux. Il attendait sa réponse, impassible. Il savait qu’aucun de ces rochers ne les heurteraient.
« Je n’ai pas à choisir de camp.
— Vous l’aurez fait en livrant le code déchiffré aux magiciens.
— Pourquoi veux-tu que je rejoigne le camp des scientifiques ? Ils sont en train de nous bombarder je te signale !
— Ils vous ont simplement empêché d’avancer. L’obus ne nous était pas destiné.
— Alors ils viennent d’assassiner les miens !
— Et les leurs qui l’ont été par caprice des vôtres ? Il est si aisé de rejeter ses responsabilités pour ne pas avoir à choisir.
— Jack… Tu dis n’importe quoi… »
Il s’avança vers Mary, la couvrant de son ombre. La pression de la Main du Destin était si intense qu’elle pouvait la sentir enserrer sa poitrine. De sa longue cape de voyage, il sorti une lanterne à la lueur vacillante. Les tracés du fer forgé la décorant étaient délicats, formant des tresses et des feuilles de vignes. La flamme devenue plus forte semblait vouloir s’échapper de sa prison de verre et de métal.
« Que fais-tu, Jack ?
— CE POURQUOI JE SUIS VENU. »
Sa voix était devenue aussi grave que celle d’un baryton et sa portée ne semblait avoir aucune limite. Ses longs cheveux attachés en une queue de cheval s'étaient désagrégés pour devenir une brume virevoltant autour de sa tête. En ses yeux, elle ne distinguait plus de sagesse, mais seulement deux trous noirs dans lesquels pouvaient s’engouffrer toutes les galaxies de l’univers. Les tresses de la lanterne prirent vie et dessinèrent un sourire sardonique sur le verre. Des flammèches s’échappaient d’entre les joints, brûlant la manche de la cape de Jack.
« — Tu as le choix de ne pas le faire.
— LE CHOIX, TON PEUPLE L’A FAIT IL Y A MILLE ANS.
— Jack, si tu sais tout, alors tu sais que je ne fais pas partie d’un peuple.
— TES CONNAISSANCES… LUI APPARTIENNENT. TU AS FAIT UN CHOIX. TU ES SUR LA VOIE D’UN DESTIN. »
Mary ne savait plus quoi penser. Les bombardements s’étaient tus, on n’entendait pas une mouche voler. La colère de Jack, révélant sa nature, lui permettait de voir les flux magiques dont se servaient ses pairs. Elle devait tenter de le calmer.
« Et qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Pour qui te prends-tu, à jouer les marionnettistes ? J’aurais dû garder mes connaissances pour moi ? Laisser cette guerre perdurer ?
— COMME TES PAIRS, TU VAS UTILISER TON DON POUR DETRUIRE.
— Et cette rébellion ? Ne crois-tu pas qu’elle a fait assez de victimes ? Aurais-tu perdu ton impartialité ?
— L’IMPARTIALITE N’EST PAS POUR CEUX QUI MARCHENT SUR LA LIBERTE.
— Que sais-tu de la liberté ?
— ASSEZ DE TES QUESTIONS. JE NE TE LAISSERAI PAS DETRUIRE CE MONDE.
— Je ne le veux pas, Jack ! »
Elle soutint son regard malgré l’aura qui s’en dégageait. Jamais elle ne s’était sentie plus nue qu’en ce moment précis. Elle repensa à sa famille, à ses origines. À son père magicien et à sa mère scientifique. Au jour où elle fut forcée de partir vivre dans le clan de son père, laissant sa mère mourir seule d’une maladie. Mary retrouva son courage pour faire face à la Main du Destin. Si elle avait réussi à déchiffrer les codes des transmissions ennemies avec facilité, elle pouvait bien trouver la faille de cette légende. Elle devait faire appel à son don particulier, unique.
« Tu ne me fais pas peur ! »
Bien que son corps tremblait. Evidemment, ce détail n’avait pas échappé à la Main du Destin.
« Mary, ne m’affrontez pas.
— Pourquoi ? Cela affecterait-il ton plan ? »
Il restait impassible, mais il était à son écoute. En témoignait sa lanterne dont la flamme avait diminué.
« Vous n’êtes pas de taille.
— Ce n’est pas à cent cinquante ans que je vais recevoir des ordres d’un jeunot comme toi. »
Elle venait de comprendre. Sa jeunesse n’était pas qu’une apparence.
« Tu viens de renaître, n’est-ce pas, Jack ? »
Cette fois-ci, il n’était pas juste impassible. Il était aussi impatient de l’entendre.
« Tu es passionnant Jack. Ta naïveté, ton regard sur nos vies… Nous ne sommes pas qu’un château de carte. Nous sommes ta raison de vivre. Tu viens de le comprendre et de t’éveiller en conséquence. »
Il l’écoutait. Les mouvements de la brume autour de sa tête s’étaient calmés, eux aussi.
« Jack, tu n’as pas à nous dire comment fonctionner. Nous avons besoin de cette guerre. Pour trouver notre voie à nous.
— LE TEMPS EST ECOULE, MARY. »
Les flammes furent revigorées, de même que la colère de Jack. La magicienne réalisa qu’elle venait de lui affirmer que leurs peuples ne lui devaient rien. Elle venait de lui avouer qu’elle n’avait rien compris. Alors que, clairement, les Mains étaient ceux qui leur avaient donné une existence.
« VOTRE VOIE EST DEJA TRACEE. PARCE VOUS AVEZ PRIS VOTRE DECISION, MARY.
— Tu ne me feras pas avaler que la vie d’une planète entière repose sur mes épaules. »
À son tour, Mary paniqua. La brume enveloppant la tête de Jack s’échappait désormais de chacun des pores de sa peau. Elle s’éleva dans les airs et tourbillonna en se mélangeant aux flux magiques. Mary commençait à être engloutie dans ces ténèbres. Même les flammes de la lanterne semblaient être avalées par ce néant. Elle ne pouvait plus rien faire. Ses pensées vagabondaient au travers de son passé, une nouvelle fois. Elle pensa aux personnes qu’elle n’avait pas remerciées, à ceux qu’elle avait laissés dans leur sommeil avant de s’engager dans ce périple. Depuis quand était-elle partie ? Ah… Combien son corps avait vieilli… Elle ressentait toutes ses courbatures, l’arthrose de son épaule qui la piquait sous la peau avec la même violence qu’un tapis d’aiguille. Même les racines de ses cheveux blancs lui tiraillaient le crâne. Elle toussa, encore et encore, jusqu’à ce que sa gorge la brûle. Ses poumons semblaient ne pas réussir à renouveler l’air qu’elle respirait. Etait-elle même en train de respirer ? Etait-elle encore en vie ? Plus elle tentait de se remémorer ses derniers instants, plus elle était prise de nausées. De quoi devait-elle se souvenir ? Elle ne devait pas oublier quelque-chose d’important… Etait-ce un objet ? Non… Pouvait-elle le saisir dans ses mains ? Non… Ses mains ?
Jack !
Mary sortit brusquement de sa torpeur. Prisonnière au milieu du tourbillon, elle pouvait sentir les flux magiques fouetter sa peau, elle qui était incapable de les assimiler. Ses lèvres étaient sèches et elle n'arrivait à avancer contre le vent violent. Néanmoins, Mary n’abandonna pas et réussit à saisir un bout de la cape de Jack qui volait dans sa direction. Elle tira dessus de toutes ses forces et attira l’attention de la Main du Destin.
« Je peux changer les choses. Je sais comment utiliser mon don. »
Il était de nouveau tout ouï. L'indulgence du Destin avec ses créations ne semblait connaître de limite.
« Je peux être le pont ! Le symbole de la réconciliation ! Mais il faut que tu me fasses confiance.
— VOUS ÊTES IMPUDENTE.
— Mais tu nous respectes. »
Pas de réponse. Cependant, elle avait appris à reconnaître le moindre changement d’expression de son visage durant leur voyage.
« J’ai compris qu’il ne me restait que peu de temps à vivre… Mais je peux l'utiliser pour faire cesser la guerre qui n’a que trop durée.
— VOUS ÊTES NAÏVE D’ESPERER LA RECONNAISSANCE DES DEUX CAMPS.
— J'appartiens aux deux. Peu importe le vainqueur, je serais perdante. N’est-ce pas ? »
Il l’approuva.
« Eh bien, prends-moi pour une vieille têtue, mais je veux gagner. Pas de la manière à laquelle je pensais avant de te rencontrer. »
Il la dévisagea de haut en bas, sondant ses intentions. Encore une fois, elle se sentit nue. Alors que son regard farfouillait son âme, son corps cessa de trembler peu à peu. Qu’essayait-il de trouver ? Et si sa réponse n’était pas la bonne ? Qu’adviendrait-il d’elle ? Peu lui importait. Son Destin reposait dans la main de Jack.
« JE REVIENDRAI SI VOUS ECHOUEZ. »
C’était tout ? Le tourbillon s’affina, se concentra autour de Jack. Là, la brume s’épaissit jusqu’à former une pellicule opaque, puis disparut complètement, emmenant la Main du Destin avec elle.
La menace inconnue n'était plus et les soldats des deux camps mirent en joue Mary, ne sachant vers lequel elle livrerait les informations. Calmement, elle leva les mains.
***
Quatre ans s’étaient écoulés depuis que Mary avait rencontré Jack. Elle ne l’avait plus jamais recroisé, bien qu’elle crut sentir sa présence à ses côtés à plusieurs reprises. Elle était devenue la guide et le symbole de la réconciliation des deux camps. Les magiciens, avec lesquels elle avait vécu la majeure partie de sa vie, s’étaient avérés bien moins conciliants que les scientifiques, manquant de déclencher une nouvelle guerre dès que l’un des camps proposait une loi. Les négociations avaient été longues et rudes et les fois où Mary avait usé de l’argument de l’intervention de Jack pour calmer ses pairs ne se comptaient pas sur les doigts d’une main. Bien sûr, des conflits subsistaient, mais elle utilisa son don de décodeur pour tenter de les réduire. Etrangement, elle se mit à espérer que la Main du Destin portant le nom de Jack soit fière de ses accomplissements.
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