La Bibliothèque de la Fin et du Début - 3
Albert avait entrepris son voyage dans le but unique d'en apprendre davantage sur la Mort. Sa passion avait allumé en lui une étincelle unique. Cet éclat était rapidement devenu une flamme, qui consuma son âme, petit à petit. À mesure qu'il avait traversé les contrées, elle s'était intensifiée. Dès qu'il avait rejoint son foyer, elle s'était amenuisée. Alors il s'était hâté de repartir.
Il détestait penser au passé.
« Tu parles d'une capacité d'adaptation. Tu es insensé. »
Albert aimait l'être. Toutes les situations qu'il avait surmontées lui avaient appris que la logique n'était qu'un obstacle à ses quêtes et aux vivants. Albert prenait plaisir à en franchir les limites. De même qu'à quêter davantage d'information à propos de la Mort.
Le rat se gratta le menton, duquel tombèrent quelques poils rêches et des confettis de peau morte.
« Une qualité rare chez un être rare. Pas mal, l'humain. »
Avait-il réussi à s'attirer sa compassion ?
« Comme si j'avais ce privilège ! Bah voyons ! Allez, continue de réfléchir qu'on puisse en finir. »
Albert devait trouver l'origine de sa maladie. Alors même qu'il était en pleine santé avant de... voilà. Et qu'il n'avait jamais eu besoin de se rendre chez un médecin. Et que ses conditions physiques lui avaient permis de traverser une mer de glace à la nage... Bon sang ! Rien n'avait de sens !
« Ah, tu sèches ? Allez, c'est que je suis attendu, moi... Qu'est-ce que vous êtes longs les humains... »
Il se reconcentra sur sa passion et sur ceux qui l'attendaient lui. S'il arrivait à trouver l'origine de sa maladie, il pourrait les rejoindre. Depuis combien de temps n'avait-il pas serré sa femme dans les bras ? Et son fils ? Ah, si seulement son désir de partir n'était pas aussi brûlant...
Le rat le rejoignit à l'autre bout de la table. Son sourire laissait paraître ses crocs, et sa queue balayait l'air, prenant soin de ne pas ne serait-ce qu'effleurer ce qui se trouvait sur la table.
Albert avait réussi.
« Alors ? La guérison ou la mort ? »
D'un côté, il retrouverait les siens. De l'autre, sa flamme s'éteindrait, définitivement. Il détestait déjà sentir ce froid l'envahir, sans âme. Albert savait qu'il n'éprouverait aucun regret à choisir la mort, mais n'était pas bien sûr du contraire.
« Comme je te l'ai dit... »
Non, revenir sur sa décision était inenvisageable. D'une part, parce qu'il ne souhaitait pas remettre les pieds dans cette bibliothèque. D'autre part, parce qu'il ne voulait pas regretter. Mourir sans regret, c'était une belle mort, après tout.
« La Mort, c'est la Mort. Et, vu l'état de ton cadavre... C'est assez ironique de penser qu'elle soit belle ! »
Albert senti un courant d'air glacial traverser la pièce, mais n'en trembla pas. Ce manque de réaction aux sensations éteignit les dernières lueurs d'espoirs qu'il nourrissait quant à la possibilité d'être en vie.
Le rat marquait un point. Mais ne pas avoir de regret restait important.
« Tu as bien compris que tu ne te souviendrais pas de ton passage ici, n'est-ce pas ? »
Oui, oui. Certes. Mais, tout de même, il était impossible qu'il ne se rendît pas compte de la perte de sa flamme. Et sa femme... qu'en penserait-elle ? Elle pourrait bien refaire sa vie sans lui. Pareil pour son fils. Et tous ces territoires qu'il n'avait pas encore parcourus ? Ceux-là, il n'aurait plus jamais l'occasion de les visiter.
« Donc... Tu t'es lié à une personne « à la vie, à la mort » et, au final, elle ne pèse même pas dans la balance ? »
Pas faux. Mais il était mort, là. Et si les braises de sa flamme ne se consumaient pas... Peut-être qu'une nouvelle étincelle...
« N'y pense même pas. Bon, écoute, mon Albert... Je dois t'avouer que ça me dégoûte un peu de savoir qu'un être rare soit encore plus illuminé que je ne le suis. Donc si on pouvait abréger... »
Alors là, c'était le pompon. Il se fichait de lui, pas possible !
« Mais non, mais non... Je suis attendu, vois-tu. »
Mais qu’il l'emmène avec lui ! Non seulement il débarquait dans sa vie — enfin, dans sa mort — sans prévenir, il lui posait l'ultimatum du siècle et, en plus, il ne lui laissait pas le temps de choisir. Bah voyons !
« C'est pour ça que je n'aime pas ramasser les humains... Vous êtes toujours longs. Même quand vous êtes décidés. Et qui t'a dit que je devais partir ? C'est plutôt à toi de décamper. »
Albert commençait à perdre patience. La nonchalance du rongeur n'avait d'égale que sa laideur. Pour un rat de bibliothèque, on ne pouvait pas lui accorder une quelconque intelligence.
« Hé ! »
Non, mais.
« La guérison ou la mort ? »
Voilà qu'il revenait à la charge ! Quel culot !
« La guérison ou la mort ? »
Attendez, attendez... Pourquoi le pressait-il d'un coup ?
« La guérison ou la mort ? »
Il ne pouvait pas choisir si vite ! Sa famille ou ses voyages ?
« La guérison ou la mort ? »
Le froid ou la flamme ?
« La guérison ou la mort ? »
Mais ce n'est même pas une maladie !
« Comme si tu étais en position de l'affirmer. La guérison ou la mort ? »
La situation lui avait échappé. Pas qu'à lui d'ailleurs. Elle échappait à toute logique.
« Je ne peux pas choisir à ta place. Par contre, la Mort... »
Non, non, non. C'était à lui de choisir s'il voulait vivre ou mourir. Pas à une autre... entité.
« Les règles sont précises, tu sais. »
Mais quelles règles ? Qui pouvait bien décider de créer la maladie du voyage ?
« Elle te ronge. »
Le rat n'avait pas tort, Albert devait l'admettre. Mais il aimait s'enivrer de la danse de sa flamme, suivre ses courbes chaleureuses, réchauffer son cœur en mal d'aventures. Depuis longtemps sa femme n'était devenue que son foyer pour récolter les cendres de ses récits.
« Tu penses à elle comme à une cheminée. »
Eh bien, tiens, l'image n'était pas si éloignée de la réalité. Albert éprouvait aujourd'hui plus de désir à découvrir sa prochaine destination qu'à retrouver sa femme. Ou à vouloir la ramoner, ha ha.
« Cet humour... Complètement malade. »
C'est vrai, il était malade. Sa flamme avait consumé son âme et il en était devenu malade. Malade de voyages. Comme c'était beau.
« Encore là-dessus ? »
Non, c'était différent. Il pouvait mourir pour la maladie qu'il chérissait tant ! Pour celle qu'il avait entretenue depuis tellement d'année. Comme c'était beau !
« La guérison ou la mort ? »
La Mort.
Sur ce, le rat descendit de sa table et ouvrit la porte à Albert. Ce dernier s'avança, en franchit le pas, presque trop heureux de s'absoudre de sa vie. Au moins ne souffrirait-il pas.
Le rat referma la porte puis commença à ranger les ouvrages. Il fut rapidement interrompu quand la silhouette noire et indescriptible ressurgit derrière lui.
« Ah, tu vois, tu l'as eu pour toi celui-là. Décidément, quelle vie il a menée cet Albert... Sa décision était prise avant même d'avoir franchi ma porte. J'aime bien les humains. Leur rapport à Toi est particulier. »
La silhouette se mue, visiblement mécontente.
« Mais non, il serait venu à Toi dans tous les cas. »
L'Ombre émit un petit son aigu, interrogative.
« Ah, Tu devrais venir plus souvent. Même si je préfèrerais une entité dotée de parole. Qu'est-ce que j'en ai marre de monologuer. »
La silhouette pressa le rat de lui répondre.
« Les humains n'ont pas le même train de vie que les autres espèces. Leur vie ne tourne pas autour d'un unique axe. Ils ont le choix de l'enrichir comme bon leur semble, en sachant que leur date limite reste proche. Leurs passions se transforment ensuite en maladie. Et aucun n'a souhaité la guérison. On peut presque dire que je suis celui qui a quasiment anéanti leur espèce à leur insu. Enfin, même si c'est Toi qui accomplis l'acte final.»
L'ombre tourna autour du rat.
« Quoi ? Tu n’étais pas au courant ? »
On frappa à la porte.
« Oh ! Jour de chance ! Un autre ! Tu veux aussi assister à son choix ? »
La Mort s'éclipsa en un éclair qui laissa une marque noire sur le parquet.
« Hé ! Tu pourrais nettoyer avant de partir ! »
Son indignation s'évapora aussi rapidement que la Mort s'en était allée.
« Bon, à nous ! »
Le rat s'approcha de la porte, tourna sa poignée d'or, et, face à ce nouvel humain, posa sa question fatidique :
« Bonjour ! La guérison ou la mort ? »
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