Chapitre 2
Voilà deux semaines que je ronge mon frein, obnubilé par Cléandre. Deux semaines que je tourne et retourne son cadeau, un porte-clef licorne arc-en-ciel, entre mes doigts.
Au début, j'ai refusé de l'admettre, je me suis inventé mille et une excuses, très souvent liées à Sarah : si ce baiser si tendre m'obsédait, c'était uniquement parce qu'il ne venait pas d'elle, mais de lui ; si son regard me tourmentait, c'était uniquement à cause de ma propension à vouloir résoudre des mystères, et ces quinze jours loin de la faculté m'en empêchaient ; si je pensais davantage à lui qu'à elle, c'était uniquement parce qu'il m'avait volé mes derniers instants avec elle.
Mon aveuglement s'est évanoui lorsque Sarah m'a demandé en ami sur les réseaux sociaux ; soulagement et contrariété se sont mêlés. Soulagement parce que Sarah ne me tenait pas rigueur des événements et parce qu'elle a continué de flirter avec moi en message privé. Contrariété parce que Cléandre, lui, ne m'a envoyé aucune invitation.
Certes, il n'avait aucune raison de le faire, mais j'en suis tout de même resté ronchon pendant deux jours. Et ça m'a obligé à ouvrir les yeux : Capuche ne me laisse pas indifférent. J'ai plongé dans une morosité que rien n'a balayée. Ni le réveillon de Noël, réplique de l'année dernière, ni l'ouverture des cadeaux, sur lesquels je comptais pour me changer les idées. Or, convaincus par une mode sur les réseaux sociaux, mes parents ont cru bon de m'offrir un livre de recettes familiales au lieu d'un smartphone. Peut-être aurais-je apprécié l'attention si la cuisine m'intéressait... D'autant que je n'ai jamais demandé de smartphone : les Mism 4 me font de l'œil depuis leur sortie, j'espérais bien les trouver au pied du sapin ! Si ce n'est à Noël, quand demander ce jeu vidéo, sujet à la fois de honte et de divertissement ? Même Jared ignore mon amour pour cette simulation de vie.
L'apothéose du raté de mes vacances ? La fête du Nouvel An. Fête que j'attendais pourtant depuis début décembre, depuis que Sarah nous a confirmé qu'elle viendrait. Sauf qu'au lieu de profiter de l'absence de son imbécile de petit ami, j'ai passé la soirée à espérer le voir apparaître. Pas moyen de penser à autre chose que ce visage angélique aux yeux bleu lavande.
Alors, après ces deux semaines désastreuses, je bénis la sonnerie plus que matinale de mon réveil. La joie m'envahit aussitôt, et là où certains seraient tentés d'écrabouiller l'objet tonitruant — idée plutôt surprenante vu son coût — je le soulève dans les airs, puis esquisse avec lui quelques pas guillerets : c'est la rentrée !
Le trajet jusqu'à l'université s'allonge à l'infini. Le bus tarde à arriver, il roule au ralenti, ses portes refusent de s'ouvrir, les étudiants traînent au moment d'en sortir alors que je ne rêve que d'une chose : courir jusqu'à l'amphithéâtre pour voir... j'ignore qui j'ai tant hâte de voir. Sarah ou Capuche ? Les deux, sans doute ?
Huit heures n'ont pas encore sonné lorsque j'atteins les portes. Je pensais trouver une pièce vide, mais à ma grande surprise, la moitié des élèves siègent déjà sur les bancs inconfortables. Mes yeux parcourent l'assemblée, fébriles. À mesure qu'ils scannent mes camarades et remontent vers le fond de l'amphithéâtre, une nausée menace de me submerger. Il me faut impérativement une place pour les observer en toute discrétion. Ce sera impossible s'ils se sont installés au fond. Par bonheur, ils ne sont pas encore arrivés. Jared non plus. Parfait, le dernier rang me tend les bras !
Nul besoin de patienter longtemps avant de les voir apparaître. Lui, emmitouflé dans une doudoune tout aussi sombre que son éternel sweat-shirt à capuche. Elle, pendue à son bras, rayonnante, comme d'habitude. Elle m'adresse un petit signe de la main. Pendant un instant, le fol espoir qu'ils viennent me rejoindre affole mon cœur, mais Capuche l'entraîne vers les premières places de libres.
La distance entre nous est parfaite. Juste ce qu'il faut pour les observer en toute tranquillité. Chaque mouvement de Sarah, du dépôt de son sac à la confection rapide d'une queue de cheval. Chaque geste de Cléandre aussi. J'ignore pourquoi, je l'ai toujours imaginé attendre le début des cours dans une immobilité parfaite ; il n'en est rien. Il griffonne, la main gauche glissée sous sa capuche, juste au niveau de l'oreille. Je l'imagine en triturer la boucle. Et pourquoi pas mon scorpion ?
La curiosité me dévore, je donnerais cher pour retirer ce fichu bout de tissu, mais aussi pour lorgner sa feuille. L'espace d'un instant, mon vœu s'exauce : la capuche glisse sur sa nuque. Sa main quitte aussitôt l'oreille pour la remettre en place, j'ai tout juste le temps d'apercevoir une marque noire sur sa peau blanche. Un tatouage ?
Jared interrompt mes réflexions : il se laisse tomber à mes côtés, non sans lâcher un profond soupir ; il serait bien resté au lit, la reprise lui reste en travers de la gorge. D'ailleurs, il ne comprend pas comment je peux me montrer si heureux de si bon matin.
– J'aurais pensé que tu te morfondrais d'avoir loupé ton coup avec Sarah. Qu'est-ce qui t'a pris, sérieux ? Elle te bavait dessus, j'suis sûr qu'elle aurait quitté Capuche si tu lui avais fait les yeux doux !
Mon regard noir le surprend. Suspicieux, Jared m'étudie, approche son visage du mien, yeux plissés.
– Nath, ne me dis pas que tu lorgnes sur Capuche.
Mon air offusqué le rend plus dubitatif qu'autre chose. Il me connaît par cœur, depuis dix ans que nous nous côtoyons. On a même expérimenté notre premier baiser ensemble ; Grégoire, le garçon le plus odieux de la classe, se vantait partout d'avoir embrassé sa copine avec la langue. Nous ne le croyions pas, mais pour prouver son mensonge, nous devions savoir de quoi nous parlions. L'essai fut concluant, Grégoire démasqué et je m'aperçus à l'époque que les filles n'étaient pas les seules à titiller mes hormones.
La pointe d'un stylo se loge dans mon oreille et me tire un piaillement. Aussitôt, une trentaine d'élèves se tourne vers moi. Il en fait partie. J'ai l'impression que son regard lavande me transperce. Malgré sa capuche, son visage levé vers nous me permet de le voir mordiller un crayon de papier. Lorsqu'il se détourne, je crois apercevoir un sourire énigmatique sur ses lèvres. Mon cœur s'affole.
– Je regarde Sarah, comme d'habitude, pas ma faute s'ils sont toujours ensemble.
- Nath... Sarah n'est pas là, je viens de la croiser devant les toilettes. Mais bon, tu admires peut-être son sac ? Ce qui n’expliquerait pas ce porte-clef étrange sur ta trousse.
Les joues en feu, je m'affale sur la table. Je n'avais encore jamais menti à Jared de manière aussi flagrante. Je me sens obligé de me justifier.
– C'est pas ce que tu crois. J'essaie juste de comprendre pourquoi il a fait ça.
– Fait quoi ?
– Pendant le secret santa, tu sais, quand il m'a presque embrassé.
Affairé à déballer classeur, feuilles et trousse de son sac, Jared tarde à répondre. Mes doigts tambourinent sur la table, je redoute autant que j'attends l'explication que mon meilleur ami ne manquera pas de me donner ; il a toujours un avis sur tout.
– Arrête de te faire des films, il te remerciait juste pour la boucle d'oreille. Moi, ce que je me demande, c'est pourquoi tu m'en a même pas touché un mot en deux semaines. Inhabituel pour toi, tu craques sur lui ou quoi ?
– Mais carrément pas, je suis amoureux de Sarah ! Capuche, c'est juste... à cause de ses yeux.
Rien que leur évocation me pousse à regarder dans sa direction, mais mon regard ne rencontre que son dos. Un frisson le parcourt. Alors que je l'imagine déjà se sentir épié, il tire de son sac une écharpe à carreaux noirs et blancs avant de l'enrouler autour de son cou : il a juste froid. Déception.
– Ses yeux ?
– Tu n'as rien remarqué ?
– Comment j'aurais pu, j'ai dû voir son visage deux fois, et de loin. Qu'est-ce qu'ils ont, ses yeux ?
– Il sont tristes.
– Et tu as déterminé ça comment ?
– Je l'ai observé. J'ai observé ses yeux.
– Et après, tu vas me dire qu'il t'intéresse pas ?
Irrité, je clos la conversation dans un bougonnement ; je déteste être mis face à mes contradictions. L'arrivée du professeur d'économie m'offre une parfaite excuse pour concentrer toute mon attention sur ma feuille. Pour une fois dans ma vie, j'offre au monde l'image d'un élève modèle : studieux, attentif, appliqué. Pas crédible pour deux sous, comme le fait remarquer Jared en gloussant.
Après un quart d'heure, mes vieux démons reprennent le dessus : mâchonner mon stylo, scruter Sarah, la naissance de sa nuque, à moitié camouflée par sa chevelure pourtant rangée avec soin sur son épaule — je l'imagine entortiller quelques mèches sur ses doigts délicats. Admirer son port de tête, son adorable frimousse que chacun de ses mouvements vers Capuche me laisse entrevoir.
Comme d'habitude, mes pensées s'égarent. Elles nous imaginent ensemble et amoureux, après une soirée romantique au restaurant. Sitôt dans sa chambre, je lui ôterais son chemisier, tout en douceur afin de ne pas l'effrayer. Après quoi, je dégraferais son soutien-gorge sous l'œil attentif de Capuche. Lui se débarrasserait de son Sweat-shirt informe, il s'approcherait de moi, laisserait courir ses doigts sur mes hanches et...
Bouche sèche, je secoue la tête. Je me sens à la fois embarrassé et confus. Depuis quand Cléandre s'invite-t-il dans mes songes éveillés ? Et si Jared avait raison ? Si je craquais sur Capuche ? Non, impossible. Je veux juste le percer à jour, c'est pour ça que je l'observais lui et pas Sarah. De la curiosité mal placée, rien de plus, une sorte de voyeurisme pour apercevoir une fois encore son air triste. Mes hormones de jeune adulte ont fait le reste.
– Arrête d'écrire sur la table, tu vas attirer l'attention du prof. Sauf si tu veux qu'il t'affiche...
D'un revers de manche, il efface mon œuvre d'art. Quel dommage, ces croix baveuses ornaient à merveille les rayures du bois. Le stylo bille posé, je reprends mon observation. Cette fois, mes pensées restent sages. Il faut dire que je me fais violence pour les observer de la manière la plus neutre possible. En toute discrétion, bien sûr, du moins le pensé-je jusqu'à les voir tous deux se retourner vers moi. Pour Capuche, je ne saurais dire, son écharpe masque désormais son visage, mais Sarah me rend mon regard sans l'ombre d'un doute. Elle finit par dessiner un point d'interrogation de son index. Que faire d'autre que sourire et agiter les doigts ?
Si Cléandre se désintéresse de la scène, Sarah reste un long moment tournée vers moi. Jusqu'à se faire reprendre par le professeur, lequel nous accorde une pause dans la foulée.
– Tu devrais aller leur parler.
Son paquet de cigarettes à la main, Jared s'extirpe de sa place.
– Et toi tu devrais arrêter.
Mon bougonnement n'a rien d'un conseil. Il ne s'agit ni plus ni moins d'une basse vengeance. D'ordinaire, il râle et me tire la langue. Cette fois, il ricane :
– Ils t'ont chopé en train de les dévisager, t'as plutôt intérêt à trouver une excuse ! Et puis, si t'y vas pas, elle va venir. Et tu verras pas Capuche de près. Je dis ça, je dis rien.
Ça me tue de l'admettre, mais il a raison. La mort dans l'âme, je quitte le banc à mon tour pour avancer vers le couple tel un condamné effectuant sa dernière marche. Aucune explication plausible ne me vient. Rien. Panne sèche d'idée. Plus j'approche, plus ma gorge se serre. Une coulée de sueur inonde mon dos.
J'hésite à passer tout bonnement mon chemin, néanmoins, le regard insistant de Sarah m'en dissuade.
– Alors, Nath, que nous valent ces coups d'œil ? Tu flirtes encore ?
Un clin d'œil aguicheur accompagne sa phrase. Mon corps se fige, mon souffle se bloque dans ma gorge. Comment Capuche va-t-il réagir ? Amusé, il lève les yeux au ciel, puis met ses feuilles de notes de côté. Enfin, je peux voir ce qu'il griffonnait tout à l'heure : des yeux, des dizaines d'yeux. Des yeux rieurs, qui semblent le fixer. Je me demande pourquoi il dessine uniquement ça, c'est un tel contraste avec son propre regard que j'en ai des frissons. À bien y regarder, il esquisse aussi des... plantes. Étrange.
Avec tendresse, Sarah replace une de ses mèches de cheveux, ce qui ne semble pas le faire réagir, puis elle me fixe à nouveau :
– Tu veux venir à ma fête d'anniversaire, mais tu n'oses pas demander ?
L'occasion est trop belle et ne se représentera sans doute pas.
– Hm, quand ?
– Demain, chez moi.
Mon regard fuit vers lui. Le visage baissé, il ne nous accorde pas la moindre attention, comme si la conversation ne le concernait pas. Son écharpe me frustre, je meurs d'envie d'observer ses lèvres, de revoir la bouche qui m'a donné ce si doux baiser. Une impérieuse envie de l'embrasser me prend, d'autres désirs inavouables s'y ajoutent. Avoir de telles pensées devant sa petite copine me culpabilise un peu.
Soudain, je rencontre ses iris. Ils me dévisagent avec curiosité. Incapable de m'en détourner, je m'abreuve à cette source, je la sonde. L'infinie tristesse n'a pas disparu, elle ternit encore son éclat.
Je veux l'aider. Je dois l'aider.
C'est ridicule, il a Sarah, il n'a pas besoin de moi. Je ne sais même pas si le secret que je crois deviner existe ou si, comme Jared le pense, je me fais des films.
– Cap... Cléandre, tu viens aussi ?
Un de ses sourcils se lève tandis qu'il porte la main à son oreille. La joie m'envahit aussitôt : il a gardé mon scorpion !
– Non, il ne vient pas. Tu ne vas pas me faire le coup du " si Clé vient pas, je viens pas non plus !"
– Aha, non, ça ferait un peu gay sur les bords !
À mes mots, les deux en face de moi se figent. Sarah, nerveuse, lisse sa jupe tandis que la mâchoire de Cléandre se crispe. Mon ventre se noue : cette remarque peut sembler homophobe pour qui ne me connaît pas. Et ils ne me connaissent pas.
– Erm, c'était juste une blague, je n'ai aucun problème avec les gays !
– Moi, si.
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