Ce qui compte

Une minute de lecture

Les doigts couverts d’encre, elle griffonne sur ce carnet jauni par le temps. Concentrée, elle fronce les sourcils par intermittence et survole la phrase précédente, pilier de la suivante. Elle se mordille la lèvre, cherchant un synonyme pour éviter les répétitions et raye quelques mots inutiles.

D’une rédaction qu’elle seule peut déchiffrer, elle écrit aussi dans la marge. Ne pas s’en servir serait une perte d’espace or elle veut toute la place, tout accaparer pour n’avoir aucun regret. Son imagination ne connait pas de limites tout simplement parce qu’elle ne lui en impose aucune. Avec elle, les alexandrins battent la césure et les rimes se moquent des paronomases.

Elle ferme les yeux.

L’odeur du vieux papier, le bruit du crayon frottant la feuille soyeuse, les tâches laissées par la plume, les lignes qui se remplissent, les pages qui s’accumulent.

Elle va devoir racheter du papier.

Remuant son poignet endolori, elle réfléchit, pense et prend conscience.

Prendre conscience.

D’elle, de ce qui l’entoure, de ce qu’elle écrit, ou tout simplement, qu’elle est heureuse. Heureuse. Elle a pourtant toutes les raisons de ne pas l’être. Recroquevillée dans cet endroit froid et sombre, elle se dit parfois qu’elle aimerait bien être allongée dans un fauteuil, devant une cheminée, un thé chaud entre les mains. Elle aimerait bien manger des dizaines de mets savoureux autour d’une immense table en bois. Elle aimerait être entourée de sa famille, discuter de tout et de rien avec sa sœur et contempler la beauté angélique de sa très chère mère.

Ces provocantes pensées surgissent subtilement et troublent sa concentration durant quelques insignifiantes secondes.

Puis, plus rien, elles lui échappent aussi vite qu’une rêve au petit réveil.

Mais elle ne pense pas à cela maintenant. Elle ne pense pas à cette minuscule fenêtre qui risque de voler en éclats à tout instant ou aux vieilles planches qui craquent autour d’elle. Pas même à la bougie, son seul éclairage, presque consumée.

Elle n’y pense pas car elle écrit.

Elle écrit.

Et c'est tout ce qui compte.

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