10. La Fête du NOM
Il est cinq heures du matin ! Les cuivres de l’orchestre Symphonique sonnent, clairs dans le jour artificiel naissant. Les Trompettes glorieuses d’Aida de Verdi. Divers grognements sont poussés un peu partout. Sébeknefer n’est pas épargnée par ce fait. Elle pousse un poids sur ses pieds. Ce n’est pas possible ! Le Gardien des Tombeaux a gardé la chambre de sa fille. Il a dormi à l’extrémité du lit, et a agi en attrape-cauchemars.
Elle sourit, au travers de ses larmes de gratitude. Peut-être ne mérite-t-il plus son qualificatif de Psychopathe ! Il a veillé sur son sommeil.
- Bon, ma fille, tu te lèves ou je te mords les orteils ! Tu vas nommer le vaisseau. Uniforme de parade. Ton armure dorée, ta pourpre et tes sandales ailées, cadeau d’Hermès… Elles sont toutes neuves. Ah oui ! Quetzalcóatl a ordonné que tu portes le casque des guerriers mexicains, celui au bec d’oiseau. Ainsi toutes les Familles seront représentées. Pour fixer ta cape, tu prendras les fibules celtes. J’ai dit !
- Ne t’énerve pas, dictateur ! Je te rejoins en vitesse à la cantine du vaisseau. Je dois remonter le moral des troupes. Non, de notre gang !
Elle pouffe ! Anubis sourit doucement et discrètement. Elle est sur la bonne voie. Il dépose un baiser affectueux sur ses cheveux et soudain lui demande :
- Tu crois que ce serait outrageux pour Santander, si je mettais un costume d’humains ? J’ai toujours souhaité porter un pantalon, une chemise et la cravate assortie, avec le gilet de soie et la veste.
- Oui. Pour la Fête du Nom. Par contre pour les funérailles je crois que ce serait mal vu. Tu devras mettre ta tenue de cérémonie et prendre ton aspect habituel, mi-homme mi-chacal. Je pense qu’ils ne comprendraient pas.
- Un costume festif pour la Fête et mon « uniforme » pour le conduire… tu as raison. Non, tu n’as pas le temps de manger, habille-toi en vitesse et saute dans tes sandales, tu es attendue pour commencer. Les chaises sont disposées et se remplissent dans un joyeux désordre. La journée sera chargée. On n’a jamais vu une Fête du Nom suivie d’une crémation puis d’un banquet funéraire.
Il disparaît dans un tourbillon de lumière bleue, sa préférée. Et ce n’est pas une téléportation. Il utilise sa magie, comme toujours. Pourquoi utiliser la technologie mortelle quand celle des dieux arrive au même résultat ?
Elle s’étire et se décide à se lever… Elle enfile les vêtements désignés par son Père… et se regarde dans le miroir en pied partant du sol pour toucher le plafond ! Elle se trouve un peu maigre. Une illusion d’optique. Elle soupçonne cette glace de tromper son monde… Ce qui la conduit à pouffer. Un sourire illumine son visage : Santander est dans le miroir derrière elle.
- Merci de me laisser partir ! Le Puissant Hadès m’a autorisé à te faire mes adieux… Comme pour Orphée, tu ne dois pas te retourner. Laisse-moi parler, le temps m’est compté. Oui, je sais, je t’aimais, pas comme un frère. Je savais que nous n’avions aucune chance… mais je ne souhaitais pas te décevoir. Écoute. Il faut m’oublier… Je suis mort. Je ne peux pas revenir. Ton père m’a libéré et conduit en confiance chez le Cousin Hadès. D’accord, lui et Pluton m’ont joué aux dés ! Hadès a gagné. Ton père fut pour moi le Passeur, ce qui n’a pas offensé Charon. Anubis a acheté mon passage. Je suis monté sur la Grande Barque qui traverse habituellement le Nil Souterrain… Je n’en dirai pas plus, je n’ai pas le droit de révéler les mystères de l’Au-delà. Autre chose, les Pirates : dans mon bureau, dans le tiroir de gauche, il y a un dossier que m’a remis l’Amiral Chatthan, ton ancien Second. Il aimait que je t’assiste. Il m’a demandé de veiller sur toi. J’ai échoué puisque je suis mort. Personne n’est parfait ! Tu dois impérativement lire ce dossier avant de foncer tête baissée. Ensuite, confie-le à Hache-Kaa-Thée afin que tous puissent en prendre connaissance. Ils doivent savoir à quoi ils s’attendent.
- Mais !
- Tu sais, je n’ai pas cru mes yeux quand j’ai lu les rapports sur ce pirate. Je me suis cru dans un livre policier se déroulant dans un univers de fantasy. Il faudra rechercher d’où ils viennent et QUI les a créés, sans pour autant accuser. Ne pas formuler d’accusation sera compliqué mais pas impossible. Peut-être que certains de tes Cousins t’aideront. Il faut aussi comprendre que ce n’est donné à personne, de voir son ami mort revenir une dernière fois pour faire ses adieux. C’était ton privilège, à cause de ta naissance. Nous, Mortels, cela ne nous sera pas accordé. Adieu. J’ai pu te dire tout ce que tu as à savoir… Il paraît que si tu vas voir une Pythie, tu pourrais éventuellement me contacter… Mais moi, je n’y crois pas et je pense que ce sera cruel pour toi. Adieu. Cette fois, le sablier est achevé.
Il disparaît dans la brume des Enfers. Hadès apparaît à sa place.
- N’aie crainte, douce Sébeknefer. Je veillerai sur celui que tu aimais comme un frère. Il aura une place de luxe : aux côtés d’Ulysse et Pénélope. Souris donc à tes amis. Et ne parle à personne de ta vision. On te prendrait pour une folle ! Les morts ne reviennent pas. Ou ils sont des zombies, ou des vampires… Tu auras mon appui le moment venu. Je n’apprécie pas du tout de voir débouler dans mon royaume de fiers guerriers égorgés dans leur sommeil par tes pirates !
Lui aussi repart ensuite, la laissant particulièrement perplexe. Elle tresse ses cheveux roux et enfile le casque à bec d’oiseau. Ses yeux étant bien couverts par ses rebords, personne ne verra qu’elle a trop pleuré. Un dernier regard au miroir puis pour s’encourager se tire la langue. Elle pouffe !
Lorsqu’elle arrive, Anubis, Dionysos, Bacchus, le Général Alvéradis et Lee Chan sont déjà assis au premier rang. L’assemblée se tait et se lève à mesure qu’elle avance. Pema, Hache-Kaa-Thée, Sunjy et tous les autres se sont installés parmi la foule. Ils sont dans les jardins de la Station, tous et le vaisseau est parvenu à entrer dans l’espace central. Elle se doute que les dieux y sont pour quelque chose. L’endroit est BEAUCOUP plus petit que le navire de guerre… Mais de tous les côtés, il est visible Certains sont assis devant la poupe, d’autre la proue… Et Sébeknefer, remarque alors une chose impensable.
Sur un vaisseau de la Fédération, comme pour les vieux bâtiments terriens de la marine à voiles, une figure de proue a été fixée. C’est une splendide statue de Santander ! Le Protecteur absolu ! Les dieux lui ont accordé cet honneur extraordinaire. Héphaïstos et Vulcain, en une nuit, ont profilé le navire pour que cette figure de proue puisse s’adosser à la coque. Il a été retravaillé en un temps record. Deux larmes roulent, qu’elle ne cache même pas !
- Vous tous, écoutez-moi ! Santander est avec nous ! À nous de défendre avec honneur notre maison ! Nous honorerons ainsi sa mémoire. Debout, applaudissez, Citoyens, cet homme généreux qui par son sacrifice va nous conduire à la victoire. Sachez cependant que ce ne sera pas facile ! Sinon, ce ne serait pas drôle ! Mais nous venons d’avoir la preuve que LES DIEUX SONT AVEC NOUS ! Ils ont autorisé Héphaïstos et Vulcain, et toutes leurs équipes, à réaliser ce merveilleux travail d’artiste. Pour la première fois, un Navire de guerre de la Fédération arbore une figure de proue…
Elle se tourne vers Anubis, rayonnante. Celui-ci fait un signe et les premières notes de l’Ouverture du Hollandais Volant retentissent. L’auditoire est plongé dans le plus grand recueillement. La dernière note s’envole dans le vent artificiel avant que la foule n’applaudisse bruyamment l’orchestre.
Sébeknefer quitte son siège et monte sur l’estrade. Le jéroboam est posé sur le pupitre relié au navire par une longue chaîne dorée. Elle incline la tête : le long voile de soie noire tombe dans le vide lentement, gracieusement, dévoilant le nom en lettres d’or de chaque côté ! INDEKUZAS. Elle se saisit de la bouteille et la projette vers la coque qui la reçoit et est aspergée. Puis sans honte, elle regarde la petite voie entre les spectateurs : au coup de sifflet de Bacchus et s’enfuit comme si le Diable Cornu la poursuivait.
Elle arrive en moins de trois minutes sur l’autre estrade pour reproduire la même opération. Elle est longuement applaudie, ce qui lui permet de reprendre son souffle. Elle est folle de joie : Pikmatass sera ravi de sa performance. Quand elle lui parviendra aux oreilles.
- Bon, déclame-t-elle, un côté a été fait ! À l’autre ! C’est une inauguration différente des autres ! Celle-là sera hors norme. On doit mettre la veine avec nous. Et nous sommes bien partis avec cette figure tutélaire. Bon vent, l’Indékuzas ! Porte-nous chance. Voici le dernier moment attendu de la projection de la bouteille jumelle !
L’autre chaîne d’or emporte le second flacon de verre qui s’écrase lui aussi à la perfection. Une nouvelle salve d’applaudissements s’envole dans la brise artificielle.
- Nous avons notre vaisseau !
- Merci Général Alvéradis de nous avoir donné notre NOM !
- La visite ! La visite !
La foule de toutes parts, scande cette incontournable demande. En procession, elle est reconduite vers les autres dieux et le Général discutant avec le nouveau capitaine. Le général Alvéradis prend la parole en souriant :
- Attendez donc, ce n’est pas fini ! Vous n’avez pas vu le meilleur ! La Visite clos toujours la Fête du Nom… Mesdames, Messieurs, officiers, Hommes et Femmes du rang et toute ma belle station, admirez notre nouveau Capitaine ! J’ai nommé Lee Chan ! Elle va prendre en main la destinée de l’Indékuzas. Elle lui fera honneur ; elle vous fera honneur. Capitaine Lee Chan brandissez votre plaque !
Elle obéit : un drone s’approche et filme le nom qui s’affiche
Lee Chan, Capitaine du vaisseau
INDEKUZAS
La foule vibre et crie sa joie : un vaisseau et son Capitaine sont acclamés. Selon la tradition, bien qu’elle soit un peu bousculée en ce jour mitigé, le Capitaine fait visiter son vaisseau aux gradés. Donc elle sera respectée : quels gradés ! Des dieux, un général et LE Stratège !
La visite dure deux heures. Les Idoles sont impressionnées par la construction et l’organisation. Ils admettent que les Mortels, aliens et humains se sont bien débrouillés sans la participation de Minerve ou d’autres divinités spécialisées dans l’industrie. Les déesses agricoles et les petits esprits des bois ont donné un sacré coup de pouce !
Ils apprécient le Jardin Botanique qui a été intégré au vaisseau pour l’aire de détente. Ils découvrent cachés des bancs et des chaises métalliques de jardin et tout un mobilier se fondant habilement dans le décor champêtre. Anubis remarque malicieusement que ce lieu devrait être pris d’assaut régulièrement pendant les quarts…Il faut quitter ce lieu enchanteur pour retourner dans la dure réalité et continuer la visite.
Ils comprennent que pourtant, Héphaïstos a mis son grain de sel à la demande d’Arès dans l’armurerie : des armes antiques « retravaillées » des armes modernes et des drones. Ils admirent la collection de bâtons de mage de Sébeknefer. Certains sont pour la guerre, d’autres pour la création. Et la dernière catégorie, pour le plaisir de tromper son monde : bourrés de magie sans en avoir l’air. Même des non-initiés peuvent les utiliser ! À double détente, à tirs multiples et le super plus, des Créateurs d’Illusions !
- Voilà une armurerie qui ferait jaser les Grincheux, plaisante le Général Alvéradis. J’espère qu’elle est bien protégée en cas d’intrusion !
- Pour ça, lui rétorque Sébeknefer, j’ai pris des leçons de Thot ! Il m’a enseigné l’art de la dissimulation des objets. Ce fut laborieux mais à présent que c’est efficace, nous n’aurons plus de problème. Dès que des intrus s’infiltrent, elle se planque et devient un placard à ordures. Qui irait fouiller dans ce qui devrait être incinéré ? Avec odeurs de cadavres qui « puent la mort » et conserves moisies…
- Maintenant il convient d’aborder un sujet qui fâche : et pour le banquet ?
- Nous avons envisagé le Banquet de Funérailles après la crémation, répond Anubis en soupirant. Vos compagnons ne sont pas tenus d’y assister. Cependant, plus il y aura de monde, plus le réconfort parmi vous sera grand. J’ai prévu que tous puissent s’exprimer. À l’heure actuelle, le bûcher est en train d’être dressé dans l’Agora de votre station. Une procession apporte les bois, les bûches et les fagots. Il est préparé pour son dernier voyage. Sébeknefer conduira la procession. Le char sera derrière elle, pour ne pas la démoraliser un peu plus.
- Mais…
- Je sais que c’est au-dessus de ses forces. Personne n’aura le courage de le faire. Je ne vous le reproche pas. Je sais que c’est difficile de faire son deuil. C’est moi qui allumerai la vasque et qui tirerai la flèche enflammée. N’y voyez pas de l’irrespect. J’adorais ce garçon. Il était doux, tout en étant ferme. Et rusé. Je me suis toujours demandé s’il n’était pas un descendant d’Ulysse !
- Quel beau compliment, Seigneur Anubis. Il nous réconforte. Vous avez raison, soupire Alvéradis, vous savez ce qui est bon pour nous.
En silence, lentement, plongés dans leurs pensées, le petit groupe retourne dans la station. De la fenêtre de son bureau, le Général Alvéradis observe la file ininterrompue portant un fardeau collectif...
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