Un chapitre seul
Je revenais de…
Le chaos derrière moi s'agite… Quelqu'un approche de la voiture et frappe à la vitre. Je le regarde sans comprendre. Je l'entends vaguement, il se contient :
«-Qu'est-ce que vous foutez ? Vous avez failli provoquer un accident ! Redémarrez bon-sang ! Vous avez besoin d'aide ? »
Redémarrer… Je regarde autour de moi, j'ai du mal à cerner la situation.
Redémarrer, la voiture. Je ne sais pas où je suis ou si je peux conduire, mais mon corps se souvient : clef de contact, embrayage, accélérateur… Tout droit…
Je m'arrête au premier emplacement possible. Les véhicules que je bloquais me dépassent, les conducteurs me dévisagent. Dans le rétroviseur j'aperçois mon œil au coquard, j'ai un peu mal à la tête. Je sors de la voiture et je vais vers la rivière. Je crois que j'ai laissé l'auto en l'état avec tout ce qu'elle peut contenir, y compris peut-être mon identité : je ne sais plus comment je m'appelle.
Je reviens sur mes pas. La voiture est grande ouverte, deux badauds la regardent avec curiosité. Ils m'aperçoivent qui m'approche. Ils me scrutent en arborant une mine compassée et s'éclipsent enfin, non sans me jeter un dernier coup d’œil .
Je saisis à l'intérieur de l'habitacle un sac-à-main rouge que je fouille rapidement pour en extraire le porte-feuilles.
Il contient quelques photos qui provoquent un vague échos dans mon esprit, un malaise. Un homme au visage renfrogné, une petite fille au sourire discret et une femme rousse, la quarantaine ; je réalise que c'est moi.
Un permis de conduire, un passeport, une carte électorale, quelques cartes de crédit…
Je m'appelle Véronique Bouquet.
Je trouve un portable dans le sac.
Je creuse la béance de ma mémoire pour glaner quelques indices…
Je m'appelle Véronique, je revenais de …
Rien aucun souvenir ! Mais une impression désagréable et nauséeuse qui s'amplifie pour se changer en début de panique…
Le téléphone tremble dans mes mains. Je me débats un peu pour l'allumer, je laisse mon corps se souvenir du code d'accès : une ligne brisée distribuée sur neuf points. Une petite icône témoigne d'une vingtaine d'appels en absence.
J'ouvre le répertoire, le portable connaît des gens que je ne connais plus : Céline, Denise, Émilie, Matthieu, Martine B. , Môman… Évidemment, j'ai une mère, tout le monde à une mère. Une bulle de souvenir éclate à ma conscience : elle est rousse comme moi, hyperactive, bienveillante et elle n'aime pas Richard…
Ma tête rejette mes pensées, une violente douleur fige le moment présent. Combien de temps ?
Je suis au bord de l'eau, le téléphone toujours à la main.
J'appelle maman, une voix que je reconnais m'apostrophe immédiatement :
« -Mon Dieu Véronique ! Mais où es-tu ? Je t'ai appelée toute la nuit ! Où es-tu ! Il faut que tu rentres à la maison. Émilie a déboulé à 15 heures hier, elle est mutique, personne ne répond chez toi. Tu es avec Richard ? »
Je fonds en larme, une émotion primaire d'angoisse profonde et de chagrin me submerge. Je sanglote sans savoir pourquoi.
Émilie, mon étoile, mon enfant, son rire en grelot, si rare… Richard… Richard…
« -Véro?
-Je ne sais pas où je suis…
-Qu'est-ce que tu racontes, il faut que tu rentres ! Où est Richard ?
-Je ne sais pas… Je ne ...rappelle pas… je ne me rappelle pas... être arrivée ici.
-Calme-toi, j'ai du mal à te comprendre ! Ça va s'arranger… Qu'est-ce qui se passe?
-Je ne sais pas ce qui se passe, je ne sais pas où je suis…
-Tu es en ville ?
-Oui, au bord de l'eau…
-L’Aisne ? Au centre-ville ?
-Je ne sais pas…
-Chérie, tu ne sais pas où tu es ? »
J'entends le hoquet de ma mère qui semble enfin mesurer la réalité de ce que je lui répète :
«-Regarde autour de toi… Y a-t-il des panneaux directionnels ? Des noms de rues, des bâtiments ? »
Je lui dévoile ce que je découvre peu à peu. Je suis au bord de la Marne. En cherchant un peu je comprends qu'il s'agit du quai de Fouarre. Mais quelle ville ?
«-Attends chérie, je suis à côté du pc…. Créteil… Tu es à Créteil Véronique. Il faut que tu rentres à Fouju.
-Je n'en suis pas capable, je suis totalement désorientée.
-Va prendre un café respire, ensuite va à la gare à pied ou en voiture et prends le train… Nous t'attendons. Je vais rassurer Émilie… Appelle-moi dès que tu en ressens le besoin. Courage, ça va s'arranger. »
Un but et un agir pour focaliser la réalité qui m'échappe.
Je n'ai pas besoin d'un café. J'aperçois au bout du quai des panneaux. Je vais trouver la gare. Je reprends la voiture.
Qu'est-ce qui m'a pris de venir ici…
Créteil… Céline… Je voulais me cacher chez Céline. Ma tête me relance.
Dans un brouillard mental qui m'handicape pour rouler, l'écho de hurlements résonnent dans mon esprit :
«-Salope ! Tu vas pas t'en tirer comme ça ! »
*
Il me frappe encore. Comment en est-on arrivé là ?
Richard… L'homme renfrogné de la photo, mon mari, le père de mon enfant. Tu es devenu cet homme désabusé et violent qui défoule ses frustrations sur moi… Sur moi …
Des bulles succèdent aux bulles, la mémoire me revient en même temps que mon mal de tête s'installe. Je réalise que la douleur a une origine derrière mon crâne, ma main découvre une grosse bosse. Je m'arrête sur le bas côté et j'accepte de me regarder dans le rétroviseur.
Ton poing a laissé un très vilain coquard sur mon œil droit, une marque sur la joue en lignes parallèles me rappelle ta gifle déliée qui m'a jetée au sol.
Richard, je ne t'aime plus… C'était la fois de trop ! Je te quitte.
Émilie est l'autre témoin de ta violence. Mutique à notre sujet, elle l'est depuis trois ans que ça dure. Elle ne dit rien à personne pas même à sa grand-mère. Parfois elle déboule chez elle et maman sait que j'aurai des bleus.
Elle me menace souvent d'agir pour protéger Émilie, mais tu n'as jamais touché ta fille, et maman a peur de ce que tu me ferais si nous n'étions que tous les deux.
Elle a porté plainte, les gendarmes sont venus nous voir, je n'ai rien validé, j'avais trop peur et je faisais semblant d'y croire encore.
*
Dans un état second, je gare la voiture, je prends un billet pour Melun, il faudra qu'on me cherche : les trains ne vont pas jusque Fouju.
Je suis assise sur le banc et j'observe les bulles qui éclosent dans mon esprit en essayant d'en contrôler le rythme.
*
Richard rentre en claquant la porte. Mauvais signe : d'un coup de menton j'engage Émilie d'aller dans sa chambre. Je me mets en retrait, la table de cuisine entre lui et moi... quand il arrivera :
«-T'étais où hier ?
-Chez maman…
-Et après ?
-…
-T'ÉTAIS OÙ APRÈS TA MÈRE ? CRACHE ! DE TOUTE FAÇON JE LE SAIS !
-À l'hôpital…
-Salope ! Tu vas pas t'en tirer comme ça ! »
Il me poursuit autour de la table et finit par se jeter sur son plateau. Il saisit mes cheveux qu'il tire pour se redresser devant moi. De la main gauche il tient encore la table quand il me donne une gifle qui me projette sur le sol.
J'entends vaguement Émilie hurler… Je la supplie silencieusement de se taire… Et sa porte claque, elle s'est échappée… Je suis vaguement soulagée.
Richard me saute dessus, il est terriblement fort, il me ramasse et me remets sur pied dans l'élan de son dos, il me veut debout pour mieux me frapper ! Je cambre mes reins en arrière pour essayer d'éviter son poing, et ma main se pose sur le plan de travail en équilibre…
Mon œil droit reçoit son coup et la douleur est fulgurante, mais je m'agrippe à la poignée d'un ustensile, je n'ai pas rangé la cuisine…
*
Dans le train qui me conduit à Melun, je récupère ma mémoire.
J'avais décidé de m'enfuir chez Cécile pour réfléchir, pour savoir comment j'allais agir.
J'avais vérifié par sms qu'Émilie était chez sa grand-mère, je lui ai dit de ne pas rentrer et que je l'aimais.
J'étais couverte de sang… Je suis lavée, je me suis changée. J'ai pris la voiture pour Créteil.
Mon esprit n'a pas supporté le choc. Je ne me souviens pas de la route, ou du moment où je suis arrêtée, je ne sais pas ce que j'ai fait entre hier, seize heures et ce matin lorsque je suis revenue à moi semoncée par les coups de klaxon…
Je l'ai tué.
Je n'avais pas rangé la cuisine… Je n'avais jamais réagi avant, il n'a pas réalisé, je pense, que je tenais un couteau de cuisine, je l'ai frappé à la gorge… Je l'ai tué.
La prison ça n'est pas l'enfer de vivre avec toi Richard…
Je ne t'aime plus, je te quitte….
Dans le train qui me conduit à Melun, je récupère ma mémoire.
J'avais décidé de m'enfuir chez Cécile pour réfléchir, pour savoir comment j'allais agir.
J'avais vérifié par sms qu'Émilie était chez sa grand-mère, je lui ai dit de ne pas rentrer et que je l'aimais.
J'étais couverte de sang… Je suis lavée, je me suis changée. J'ai pris la voiture pour Créteil.
Mon esprit n'a pas supporté le choc. Je ne me souviens pas de la route, ou du moment où je suis arrêtée, je ne sais pas ce que j'ai fait entre hier, seize heures et ce matin lorsque je suis revenue à moi semoncée par les coup de klaxon…
La plupart du temps Richard me frappait sans motif en se justifiant pour un retard, une tâche soi-disant mal exécutée, des courses manquantes, le regard d'un inconnu, une visite chez maman. J'ai eu beaucoup écchymoses, une ou deux fractures, un traumatisme crânien peut-être deux avec celui-ci, mais c'était la dernière fois…
La veille, j'avais avorté du fruit de son attaque la plus odieuse.
Est-ce que je regrette mon terrible geste ?
Je suis en vie et c'est déjà ça.
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