La Bise

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Le nez baissé sur son assiette, il tenta de croiser le regard de sa sœur qui était assise en face de lui. Elle lui répondit d'un mouvement de sourcil imperceptible. Mère, raide sur sa chaise, leur intima le silence. Tata Berthe ne perdait pas une miette de la scène.

Alors que l'ambiance devenait de plus en plus pesante, Tonton Jacky tenta de détendre l'atmosphère et raconta son dernier grand dîner avec quelques célébrités locales. Voyant que rien n'aurait pu les dérider à cet instant, il se pencha vers les enfants d'un ton rassurant :

  • Tout va bien se passer, les enfants. Faites moi confiance, et surtout, ne dites rien. Et si on vous interroge, contentez vous de répondre simplement à la question.

Un bruit de pas derrière la porte interrompit cet aparté. Mère se leva avec empressement.

  • Votre père, les enfants, veuillez vous lever !

Toute la tablée se leva. Tata Berthe, le menton haut, chercha à capter l'attention de Père, sans succès. Les enfants se mirent debout, toujours la tête basse, suivis par Tonton Jacky, qui se leva avec un peu de mauvaise volonté, soupirant devant une situation qu'il n'avait que trop vécu, en tant que tonton et en tant qu'enfant.

Père entra, digne, sans jeter un regard aux convives, et s'assit en bout de table. Tout le monde l'imita. Toujours sans lever les yeux, il corrigea la position de son assiette et de ses couverts, déplia sa serviette sur ses genoux et se servit un grand verre de rouge. De son index, il réajusta ses lunettes et prit la parole d'un ton monocorde :

  • Nicolas, 11 ans, élève de 6ème, et Nathalie, 8 ans, élève de CE2, tous deux inscrits au Lycée Lamartine, à Dijon, sont accusés d'avoir prononcé à l'encontre de Tata Berthe, des mots désobligeants en violation du règlement familial du 5 mai 2010, article III, alinéa b concernant les qualificatifs pour désigner un membre de la famille. Reconnaissez-vous les faits ?
  • Oui, père, répondirent les enfants en chœur.
  • Bien, la parole est à l'accusation.

Tata Berthe prit la parole avec passion.

  • Nicolas et Nathalie, mon neveu et ma nièce que j'adore, n'ont même pas voulu venir me dire bonjour quand je suis arrivée. Ils m'ont appelé Spontex. Je les ai entendu dire que je piquais plus que l'horrible moustache de Jacques.
  • Objection !!! C'est un jugement de valeur sans fondement. Elle est très bien ma moustache, s'insurgea Tonton Jacky.

Au bout de la table, Père le fixa.

  • Jacques, dans la bienséance française, il n'y a pas d'objections à table. Tu as passé trop de temps aux États-Unis. Mais puisque tu es debout, et si Tata Berthe n'a rien à ajouter, la parole est à la défense.

Tonton Jacky se tailla un petit morceau des rillettes qui venaient d'arriver sur la table, le tartina sur un morceau de pain et s'adressa à ses voisins.

  • Mon neveu et ma nièce ici présents sont des victimes dans cette affaire. Notre société oblige les enfants à faire la bise à tous les adultes, qu'ils piquent, qu'ils sentent ou qu'ils serrent. La bise aux adultes est une tradition rétrograde et avilissante que nous devons dénoncer.
  • La question n'est pas de savoir si elle est juste ou pas. Dans cette famille, on se fait la bise. Dura Osculum, Sed Osculum, trancha Père.
  • Si vous le permettez, mon frère, j'aimerais produire une pièce au dossier.
  • Approche.

Tonton Jacky fit le tour de la table et glissa une photo, face cachée, sous la main droite de Père, puis retourna à sa place. Père la retourna, l'observa sans une once d'expression, tourna la tête vers Tata Berthe, puis regarda de nouveau la photo. Puis il la reposa.

  • Les parents vont se retirer pour délibérer. Je suspens le diner pour cinq minutes. Mettez moi des rillettes de côté et quelques cornichons avant de débarrasser l'entrée, merci.

Père et Mère se retirèrent dans la cuisine. Ils discutèrent à voix basse durant quelques minutes, pendant qu'il coupait le rôti et qu'elle sortait les patates du four. Mère revint à table et déposa le plat de pommes de terre sautées au milieu de la table.

  • Les enfants, votre père, avec le rôti, veuillez vous lever ! Attention, c'est chaud.

Les enfants se levèrent pendant que Père cherchait une place entre les verres, la salière et le broc d'eau. Il s'assit, seul.

  • Les parents sont prêt à rendre leur jugement :

"Attendu qu'aux terme de l'article L5334-1 (ancien article L 217-21 du code de bonne conduite ) qui résulte de la naissance n° 2006-1 du 17 janvier 2006 de notre premier enfant, nous sommes chargés de leur éducation jusqu'à leur 18 ans révolus, Attendu que le texte précise que nous sommes, en tant que tuteurs, responsable de leurs faits et gestes,

Attendu que les termes employés découlaient d'une simple constatation de faits établis et tangibles,

Attendu que ce point de vue est partagé par toute la tablée,

Attendu que le surnom m'a quand même bien fait rire, désolé Tata Berthe,

Attendu que la plaignante, par son attitude insultante envers l'extravagante moustache de Tonton Jacky, se voit retirer le droit de se plaindre,

Attendu que Tata Berthe, en qualité de grande sœur, nous a suffisamment martyrisé Jacques et moi lorsque nous étions jeunes, pour que nous puissions savourer cette petite revanche que je qualifierais de piquante,

Attendu qu'en vertu de la décision du 29 août 2008 d'octroyer à notre deuxième enfant les mêmes droits et devoirs que le premier,

D'ailleurs, pendant que j'y pense, chérie, attendu que leurs devoirs sont encore à faire pour lundi,

Attendu que selon l'amendement du 29 août 2013, Nathalie est exemptée de toute tâche ménagère dont ne se serait pas acquitté son frère au même âge,

Et attendu que la jurisprudence de 1978 issue de l'affaire "Jacques et moi contre Tata Huguette, dite Bouche d'Egout" accorde un droit de retrait dans les situations de bise extrême,

Le jugement octroie à Tata Berthe des dommages et intérêts pour le préjudice moral, constitués des plus plates excuses des accusés Nicolas et Nathalie. Nicolas et Nathalie seront en outre condamnés à cinq heures de travaux d'intérêt général dont trois avec sursis. Nicolas et Nathalie se verront confisquées leur tablette le temps de leur peine."

Père leva les yeux vers tout le monde et piqua sa fourchette trois fois dans le plat pour prendre autant de tranches de rôti.

  • Affaire classée. Nicolas, débarrasse les assiettes. Nathalie, passe moi le sel. Bon appétit !






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