Tous les Éminents, dont les Gardes, vivaient au Palais, rien que ces derniers devaient être des centaines ! Ainsi que les cinq Gardiens ! Toute leur famille ainsi que plusieurs centaines de Servants !

Même avec un plan détaillé du palais, Nayala se ferait repérer en un rien de temps, sans avoir les preuves pour expliquer la raison de son intrusion. Ce n'était pas avec la misérable carte gribouillée et les quelques croquis dessinés à la va-vite, que l'inconnu lui avait confié avant de partir, qu'elle allait s'en sortir.

Elle avait quelques connaissances générales de l'intérieur du palais, comme le fait que les étages étaient répartis en fonction des métiers : le rez-de-chaussée et le premier étage pour les Servants, le second pour les Éminents – Botanistes, Préparateurs, Guérisseurs, Gardes - et leur famille. Enfin, le troisième pour les cinq Gardiens, le Grand Gardien et leurs familles.

Peu d'information avait fuité sur leur vie privée, qui n'intéressait pas Nayala jusqu'à maintenant. Elle savait que le Grand Gardien avait un fils, mais à part cela, aucune indication sur le nombre d'habitants de l'étage.

Elle envisagea de retrouver Yélé seule, par ses propres moyens, sans à avoir à obéir à un fou dont elle ignorait l'identité, et sans avoir à se rendre au Palais. Mais serait-ce raisonnable ?

Le ravisseur savait où ils habitaient et, bien qu'elle n’eût aucune garantie qu'il les laisserait tranquille une fois sa mission achevée, - si celle-ci était une réussite - se rendre sous le dôme leur épargnerait une fuite improbable, que le vieil homme ne pourrait sans doute supporter.

Après ce qu'il avait fait pour elle, Nayala pouvait bien essayer, quitte à se retrouver dans les sous-sol du dôme. Elle tenterait le tout pour le tout et serait donc la première à voler le Palais, ainsi que la première à voler le Grand Gardien.

Le premier problème de Nayala était de trouver un moyen abordable pour infiltrer le Palais. Les portes d'entrée étaient limitées à deux pour en si grand bâtiment. Echapper aux Éminents à l'uniforme bleu foncé, postés devant, serait impossible en y allant de front.

Nayala observait l'une des portes gardées pour trouver une solution ; peut-être que le moment de la relève s’avérerait être un moment propice durant lequel leur vigilance s'amoindrirait ?

N'ayant pas réussi à dormir, elle se trouvait sur la place du marché depuis une bonne partie des heures sombres. Le jour ne se levait jamais sur Lune, contrairement à l'autre monde, mais elle avait néanmoins l'indication que les heures éclairées par les étoiles allaient arrivées grâce à l'affluence des passants et des stands ouverts.

Être sur le terrain pour élaborer une stratégie était la meilleure façon d'avoir un plan solide avec le moins de failles possible.

Les rues désertes s'étaient transformées en marchés dynamiques, le silence était devenu un brouhaha incessant… Les quelques informations glanées lui seraient peut-être utiles plus tard, même si pour l'heure, cela lui faisait échouer tout début de plan.

Tout d'abord, peu de personnes rentraient dans le Palais. Elle avait bien vu deux ou trois charrettes de livraison sortir, mais aucune n’était encore revenues. Pendant que certaines personnes semblaient subir un interrogatoire avant de pouvoir sortir, d'autres montraient une sorte de laisser-passer : une planchette pendant à une ficelle.

Un objet utile mais qu'elle ne possédait pas. Et même si l'idée d'en voler un lui était venue à l'esprit, il lui serait impossible de deviner qui en porterait à son cou. Elle cherchait plutôt une solution où elle n’aurait pas à faire face aux Gardes, car ils seraient sans doute alarmés par sa tenue et lui demanderaient certainement de montrer son visage : ce qu'elle ne pouvait se permettre.

L'homme masqué lui avait donné deux semaines de délai pour voler un lieu inviolable. Elle allait devoir prendre des risques et faire vite.

C'est en voyant finalement une des charrettes tirées par deux Servants remonter l'allée en direction du Palais qu'elle eut une idée. La meilleure depuis son arrivée, mais qui n'en restait pas moins dangereuse.

En les suivant discrètement dans l'ombre, à quelques mètres d'intervalle, Nayala vit que la charrette était remplie de toutes sortes de choses : des plantes, des pots en argile, des pots en verre, du tissu et même du bois.

Les deux hommes peinaient à suivre la petite femme ronde qui leur ouvrait la voie. Il lui suffisait de gagner assez de temps pour se faufiler à l'intérieur. Si la charrette n'entrait finalement pas au Palais, elle n'aurait qu'à en sortir en toute discrétion pour trouver une autre solution.

Son plan était clair : arrêter leur ascension de façon à se cacher, attendre afin de passer les Gardes qui, elle l'espérait, ne fouilleraient pas le chargement, puis s'infiltrer dans le Palais. Si, par malheur, elle devait être trouvée par les Gardes, son seul moyen de fuite serait de partir à toutes jambes dans un endroit assez isolé. Et utiliser sa flûte sur ses poursuivants si elle n'arrivait pas à les semer.

Elle mit sa main sur sa cuisse pour sentir l'instrument à travers le tissu, ce qui atténua légèrement le stress qui commençait à monter. Le taux de réussite était faible, mais qu'une autre chance s'offre à elle l'était encore plus.

La jeune femme se rapprocha, toujours en restant à bonne distance. Quand la charette à roulette passa près d'un stand de pots en argile, Nayala en fit tomber discrètement plusieurs en s'éloignant furtivement dans la foule.

- Et vous ! Va falloir payer pour ça ! aboya le marchand, vous ne pouviez pas faire attention !

Le plan semblait fonctionner : il prit les trois Servants pour cible, les faisant s'arrêter.

Ils essayaient de se dédouaner mais le vendeur ne prenait pas la peine de les écouter. Nayala profita de la distraction pour se glisser sous l'épaisse couverture.

Elle se dissimula sous les tissus dans une position des plus inconfortable : roulée en boule entre les pots en terre et le bois qui lui laissaient peu de place. L'air était lourd, sa respiration s'accélérait sous le coup de l'adrénaline. Il lui fallut plusieurs minutes avant de réussir à se calmer et que l'engin ne se remette à rouler.

Leur problème fut assez vite réglé ; a en croire l'un des hommes qui tirait le chargement, ils avaient dû payer les pots cassés pour espérer pouvoir partir, le vendeur n’ayant pas cru à leur innocence.

Première victoire ! Mais Nayala n'eut cependant pas le temps de se satisfaire bien longtemps. Elle entendit une voix sèche et grave demander un laisser-passer. Ils étaient bien allés jusqu'aux Gardes, qui ne se doutaient pas de la présence d'une jeune femme parmi la cargaison.

Son deuxième problème était maintenant de pouvoir franchir la porte sans se faire débusquer. Elle resta discrète, n'osant plus respirer de peur d'attirer l'attention :

- Que transportez-vous ? demanda la même voix rocailleuse.

- Une livraison pour m'sieur Karok. Tenez, répondit fermement la femme.

Sans doute lui donnait-elle une preuve.

Nayala, le souffle court, se préparait à courir en cas de besoin en entendant l'un des Gardes se déplacer autour du véhicule. Elle sentait sa peau chauffer de plus en plus, la panique se répandant dans tout son corps, jusqu'à ce qu'une goutte de sueur se mette à couler le long de sa tempe. Pourtant elle resta là, sans bouger, à attendre :

- Passez.

Ce n'est qu'une fois qu'elle entendit le bruit de la porte se refermer qu'elle se détendit un peu. Sa respiration était presque redevenue normale, et une fois qu'elle eut la certitude d'être à l'intérieur du dôme, elle se félicita mentalement pour cette grosse étape de passée.

Elle avait réussi à infiltrer le Palais lunaire !

Maintenant fallait-il encore réussir à n'alarmer personne et à ne pas se faire repérer. Une seule erreur de sa part pouvait amener d'autres personnes à avoir des soupçons, ce qui la conduirait aux cachots, rendant impossible le sauvetage de Yélé.