Émile

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Jusqu'à l'heure du crime, Émile, 30 ans et célibataire depuis toujours, partageait son petit train de vie avec son chat Stéphane. Les deux s'entendaient très bien. Le soir-même et l'effet sédatif des médicaments aidant, le maître bâillait devant la télévision éteinte, confortablement calé dans un fauteuil rembourré, Stéphane paressant sur ses genoux. Entre deux bâillements sourds de sommeil et une trentaine de visions oniriques défilant derrière ses yeux à toute berzingue, Émile offrait une caresse à l'animal.

A vingt heure trente, les deux compères ronflaient bruyamment. C'est trois quarts d'heure plus tard que la télévision s'était allumée sans crier gare, elle hurlait tout court et le train du sommeil en fit une embardée hors de ses rails. Tiré de ses brumes comateuses, et par la nuisance sonore et par les griffes de son chat sorties abruptement de leurs coussinets sur ses genoux, Émile ne comprit pas de suite de quoi la journaliste parlait. Puis, plus vite que ses yeux ne s'ouvraient, l'ordre lui fouetta cruellement le visage.

"Éteins la télé, éteins la maudite télé, éteins-là feignasse, bon-à-rien, grand imbécile, éteins-là, éteins-là !"

Tout de suite, Émile sut que c'était grave. La voix avait été de plus en plus pressante, oppressante, dernièrement. Il cherchait encore la télécommande sous la table basse quand les mots de la journaliste s'assemblèrent brutalement dans son esprit.

"Un crime atroce... Cet homme est entré dans une crèche armé d'un large couteau... L'expertise psychiatrique suit son cours, le meurtrier schizophrène pourrait être jugé irresponsable de ses actes... Une issue inenvisageable pour les parents des petites victimes..."

Un violent coup de pied renversa l'écran aux images glauques. A défaut de trouver la télécommande, Émile, tremblant, avait opté pour une solution plus radicale. Les traits liquéfiés d'un homme sous l'emprise d'une angoisse extrême, il se rassit sur le canapé, ses propres mains lui lacérant le visage pour colorer de rouge ses larmes.

Cela recommençait depuis plusieurs jours, les explosions de colère, l'agressivité rampante, l'envie de... L'envie de...

"Non, non, NON !"

Ce gémissement montant en hurlement devait sortir du gosier étranglé d’Émile plusieurs fois cette nuit-là, qui fut blanche pour lui et noire pour ses voisins de palier.

N'y tenant plus et terriblement agité, il quitta son lit vers quatre heures du matin pour une longue et épuisante journée. Le petit-déjeuner fut léger ce jour-là, parce que le café sentait le poison et la nourriture avait un goût de poubelle de table. Vraiment, Émile ne se sentait pas dans son assiette.

Dans le salon, la télévision brisée émettait des crépitements menaçants au milieu desquels un mots se répétait en un chuintement insoutenable. "Schizophrène... Schizophrène... Schizophrène..." Et la voix de le presser, impérieuse : "Éteins la télé, éteins-la tout de suite, immédiatement !"

C'est alors qu’Émile comprit qu'il était sur écoute. Il sortit tout un tas de composants électroniques éparpillés autour de l'appareil décédé. Des micros, du genre qu'utilisent les Forces Spéciales.

Paniqué, l'homme recula de quelques pas, abasourdi. Il détenait la preuve qu'on le surveillait, probablement depuis la fin de son précédent enfermement à l'hôpital-prison. C'est pour ça que plus personne ne lui souriait dans le quartier, pas même la jolie boulangère lorsqu'il allait acheter le pain, avec le nombre de croisillons calculé exprès pour lui sur le dessus de la croûte, seul moyen pour elle de lui signifier ses sentiments amoureux discrètement.

"Compte-les !" avait ordonné la voix. Alors il avait compté. Onze croisillons ce matin, un peu moins que d'habitude.

Arrivé à la maison, après un grand détour pour ne pas passer trop près du commissariat, il avait sorti sa calculette et s'était torturé les méninges. Peu importe comment il calculait, il ne retrouvait pas la moyenne de croisillons hebdomadaire habituelle.

"C'est normal, maintenant tout le monde veut ta peau, meurtrier, schizophrène ! Le pain est empoisonné aussi !"

Les yeux hagards, Émile se sentit basculer. Tout tournoyait beaucoup trop vite dans son cerveau malade. Les meurtres sanglants, les micros dans la télé cassée, les tentatives d'empoisonnement, le regard noir de la boulangère. Et pour combler le tout, Stéphane était introuvable.

"Tué aussi de tes mains, regarde tes doigts, le sang que tu voies c'est celui du chat. Tu as mis le corps dans la douche pour effacer les preuves. Heureusement que je suis là, on dirait que tu te souviens de rien."

Affolé, Émile s'approcha de la salle de bain. L'odeur du cadavre félin étant insoutenable, il referma la porte, tourna trois fois sur lui-même.

"Je suis un monstre" pensait-il et cette pensée le fit éclater en sanglots. La voix, sans la moindre pitié, lui vrilla le crâne : "Tu sais ce qu'il reste à faire, pas vrai ?"

Oh oui, Émile savait. Cela lui trottait dans la tête depuis des mois, pour en finir avec les voix et les pulsions meurtrières. Sa souffrance était telle qu'il ne savait plus comment il avait tenu jusque-là. La gendarmerie et les pompiers dégondèrent sa porte après que les voisins aient signalé une odeur inquiétante venant du studio étudiant numéro 15. Ils trouvèrent Émile inanimé dans la douche, son chat affamé tentant de le ranimer à coups de langue et de pattes.

Pendant que le médecin-légiste appelé remplissait le certificat de décès et la paperasse attenante, Stéphane se dit que l'un des pompiers encore sur place pourrait bien lui ouvrir une boite de pâtée fraîche. Il l’entraîna ainsi jusque dans la cuisine, direction le frigidaire. Au passage, le soldat du feu eut un aperçu du salon, canapé éventré et télévision explosée. Sur la table basse, une feuille de papier portant une écriture à peine lisible tant elle était secouée de tremblements.

"Pardon aux enfants de la crèche Les Marmots, ils étaient bruyants mais je les aimais bien".

A la lecture de ce repentir, le pompier fronça un sourcil. Sa plus jeune fille fréquentait la crèche en question et rien n'y était à déplorer hormis le visage sévère de la directrice qui effrayait certains enfants.

Il fut bientôt rejoint par un gendarme au visage plutôt jeune et blême comme s'il allait se trouver mal. L'enquête sur la mort d’Émile Mosco, alias "Le Zinzin" comme les plus jeunes langues le surnommaient derrière son dos, serait facile à conclure. Il se trouvait toutes les pistes en faveur d'un suicide à l'arme blanche.

Mais pourquoi et quel lien avec les enfants de la crèche ?

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