Un pain dans la figure

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« Ben allez, entre, tourterelle, quoi. »
Judith pesta : « Gnemini, bloubeuleu fleu greugneu graaaaa ! »
– Ah oui, c’est vrai, tu es attachée et bâillonnée. Allez, debout la chouette ! » dit-il en levant Judith.
« Aaaaaaaah ! » répondit-elle en posant les pieds sur le sol, puis en sautillant benoîtement. Oui, l’entorse. Et boum, par terre. « Ah, pardon. Je ne savais pas que tu étais en porcelaine. – Gneumeugnan, flagrala ! »
M. Brutus la mit à l’intérieur de sa… non, vraiment, j’ai pas le vocabulaire. Il la mit à l’intérieur, ferma la porte et la détacha. Retrouvant subitement et ses esprits et l’usage du Verbe, Judith eut très, très très envie de faire étalage de ses connaissances encyclopédiques en ornithologie, mais une réminiscence d’instinct de survie la retint d’affubler son tortionnaire d’une farandole bien sentie de noms d’oiseaux. Elle resta coite.
« Bon, ben puisque tu ne racontes pas grand-chose, j’ai faim, fais-nous à manger, mon écureuil blessé. »
Par souci de respectabilité, les forces occultes de ce monde jetèrent un bouclier psychique sur Judith afin que personne, pas même une omnisciente force surnaturelle, ne puisse lire ses pensées. On ne peut donc savoir de quels ustensiles elle se servirait le jour où elle pourrait faire quelques expérimentations techniques sur la personne de son ravisseur, et c’est bien dommage. On ne peut que constater qu’elle en prévoyait tout un catalogue, car elle resta coite un moment.
S’il y a une partie de l’anatomie de Judith qu’elle entraîne par beaucoup d’activité, c’est bien sa cervelle. Pas forcément d’une activité pertinente, mais à tout le moins débordante. C’est toujours ça de pris. Donc en cet instant, Judith faisait tourner ses méninges à fond la caisse. Un trappeur. Qui faisait des travaux chez lui. Et qui voulait manger. N’importe quoi, apparemment. C’est parti. « Ça fait combien de temps que l’ours n’a pas mangé de pain ? »
Sentant confusément qu’on s’adressait à lui, le trappeur ouvrit de grands yeux qui scintillèrent : « Du … pain. Du pain. » C’est vrai que c’est quand même autre chose que la viande faisandée et les racines terreuses qui constituaient son ordinaire. « Ça fait… on va faire du pain ? » On sentait dans sa voix qu’il était pris par l’émotion. Cette grande brute perdue pour la civilisation n’avait probablement pas eu un aliment correctement cuit depuis des années.
– Oui. Un truc un peu civilisé. C’est parti. Farine, if you plize »
Et l’ogre se retourna pour farfouiller dans sa hut.. dans son foutoi… Dans son bazar. Judith profita qu’il avait le dos tourné pour relever le loquet de la porte. Première étape.
La brute trouva ce qu’il cherchait. Il tendit à sa captive une vanneri… un… récipient ? plein d’une poudre blanchâtre. Judith y jeta un œil circonspect.
« Farine ?
– Farine. »
C’était une poudre grisâtre, pleine de bouts de trucs et de minuscules machins pas ragoûtants. Judith eut une grimace de dégoût, mais elle se reprit :
« Bon, on va commencer par la rendre comestible. Passoire ?
– Passoire. »
Judith passa la farine. Elle se retrouva avec d’un côté un tas de farine d’origine antédiluvienne, et de l’autre un monticule de chiures et de cadavres de mites. « Beuah. Je vais jeter ça. » Elle prit les jatt… les deux bidules, là, pleins de farine à peu près propre et de dégueulasseries pas trop sales, et franchit la porte. Non, elle ne se mit pas à courir. Elle a une entorse et le gaillard court vite. Non. Elle jeta prestement la farine et la remplaça par la poudre blanche qu’elle avait vu précédemment. Et elle balança aussi les cadavres avec une expression faciale qu’on ne rencontre habituellement que dans les lieux d’aisance. Deuxième étape.
Puis elle rentra. Enfin, elle rentra surtout dans le bide de la brute, qui avait imaginé que sa proie avait pris la poudre d’escampette. Une proie blessée, elle ne serait pas allée bien loin. Mais enfin, peu enclin aux exercices intellectuels, il s’était élancé pour lui courir après.

Hé non, mon grand, elle n’a pas pris cette poudre-là. Du coup, boum.

Il se trouvèrent donc tous deux les fesses à terre. Ce fut Judith qui prit la parole : « Mais fais gaffe, tudieu, j’ai failli renverser. T’imagines j’aurais porté de l’eau ? On serait bien, tiens. Allez, aide-moi. Mets-toi là. Plonge tes mains là-dedans, je vais mettre de la flotte, il faut que tu pétrisses.
– Du pain…
– Oui, enfin... du pain… Pas vraiment, hein… Pardon. Si si, ça va être super. Avec un peu d’eau, ça va être chaud chaud chaud !
– On ne met pas de sel ?
– Hein ? Non, y a pas besoin d’une solution ioniq… Aaaaaah, du sel ! Si si si, du sel ! Excellente idée. Du sel. Il est ?
– Sur l’étagère.
– La quoi ?
– La planchette au-dessus de ta tête. »
Judith ne trouva l’endroit qu’en constatant par en-dessous la présence d’une surface plate, tant l’étagère croulait sous le bric-à-brac entassé.
« Voilà. Une bonne dose de bon sel, dit-elle en vidant le pot allègrement.
– Y en a pas trop ?
– Non non, au pire on en retirera. »

Personne ne releva. Elle continua.

« Allez, tu es prêt ? Je verse l’eau. » Troisième étape.
« Tiens », fit le benêt. « C’est marrant, ça fait des bulles.
– Oui, hein, c’est rigolo. C’est l’air de la poudre qui s’en va au travers de l’eau. Pétris, pétris.
– Dis donc, c’est tout doux.
– Oui, c’est l’hydratation du carbonate de…
– Dis donc, c’est moi ou ça chauffe ?
– Oui, c’est normal, c’est la levure qui travaille.
– La levure ? Mais on n’a pas mis de aaaaaaaah ! Ça brûûûûle ! »

Et l’ours sortit les mains du mélange bouillonnant en criant. Elles étaient encore couvertes de chaux, et il les secoua pour s’en débarrasser. Judith s’abrita vite sous la table. L’ours hurlait. Et projetait des gouttes de chaux brûlante un peu partout, y compris sur son visage, qu’il voulut essuyer. Avec ses mains. Pleines de chaux, donc. Hurlements pires. Bruits de choses qui tombent. L’ours se débat, constatait Judith de sous la table.

Vous a-t-on déjà parlé de la praticité de l’eau courante ? Une invention formidable. Bien pratique quand, par exemple, on se brûle. Hop, sous l’eau courante le temps que ça se calme. Ou quand on a les mains pleines de saleté. Hop, sous l’eau courante et tout propre ! Formidable. C’est tellement dommage d’avoir à aller chercher de l’eau à la rivière dans de telles situations. Surtout quand on n’arrive pas à ouvrir la porte, vu que les mains brûlent.

Mais Judith, dans son infinie bonté, ouvrit cette fameuse porte. Voyant le trait de lumière, l’ours considéra l’option de sortir. Et Judith la lui claqua au nez pour s’enfuir en boitillant.

Libre. Judith était libre ! Elle prit une profonde inspiration. Avec les occupations qu’elle lui prévoyait, quand son ravisseur aura le temps de s’occuper d’elle, elle sera déjà loin ! Chez elle, même ! Plus qu’à rentrer à la maison. Il suffit d’aller par là. Enfin, je crois que c’est par là. Il faut monter la pente ou la descendre ? La prendre en travers ? Tous ces arbres, vraiment, ça bouche l’horizon. Personne ne fait donc l’entretien, dans cette forêt ? Au bout d’un moment, Judith s’arrêta un instant : « Ce paysage me dit quelque chose… Je ne dois plus être loin ». Elle reprit sa route, rassurée. « Ah oui, je me rappelle, je suis déjà passée par ici. » Et de plus très loin en plus très loin, de scènes qui lui disaient quelque chose en lieux qu’elle trouvait familiers, de plus en plus familiers, le jour déclina, et la nuit chut mollement sur la forêt indifférente.

On entendit ce poignant cri du cœur : « Jean-foutre de rapiat d’apothicaire de bar-tabac ! Je te jure que si je retrouve cet empaffé de chemin, je te ferai regretter ce que tu m’as fait jusqu’à ce que tu aies fini de griller au fond d’un creuset qui colle au fond. »

Et désespérée, Judith se laissa choir le long du mur. Le long du mur. Le long du mur, en forêt ? Attends… Ça veut dire que j’ai réussi à sortir de… Mais… Une goutte de sueur glacée lui courut le long du dos, d’ici à là, voir figure 2. Ce tas de poudre blanche abandonné au sol. Ce vantail branlant. Ce toit trop bas. Oh non. Dis-moi pas que c’est pas vrai. Sa respiration se fit haletante. Non. Non non non non non, c’est pas possible !

Hélas si. Après avoir tourné des heures dans cette forêt, Judith avait réussi à s’arrêter pile devant la masure du trappeur dont elle venait de s’échapper. Elle eut un sanglot. Elle prit une grande bouffée de cet air plein de liberté, et se résolut à entrer. Elle s’attendait à trouver un bête furieuse, rouge de colère et de rage. Elle trouva un animal blessé, pathétique et défait.

« J’ai faim, dit-elle.
– J’ai mal, lui répondit-on.
– Aussi, dit Judith en regardant sa cheville.
– Aussi, dit M. Brutus en regardant son ventre.
– On mange quoi ?
– Tu n’as jamais ne serait-ce que cuit un œuf ?, demanda le trappeur.
– Non. »

Il montra ses mains. Elles étaient maladroitement empaquetées dans des chiffons crasseux.
« Oh. Pour les rincer, ça s’est passé…
– Pipi.
– Oui. Effectivement. Et pour ouvrir le pantalon, tu as… »
La brute était cul nu, tant ses chausses étaient trouées.
« Oui, ça brûle aussi le tissu, hein ? Touché-brûlé. Et pour la figure ?
– Gros pipi.
– Je vois. Et donc, avec tes gants de boxe, là, c’est pas pratique, c’est ça ? Du coup, au menu c’est ? »
D’un coup de menton, il désigna le sol.
« Je ne comprends pas.
– Spécialité du jour.
– Oh. Intéressant. C’est quoi ?
– Des cailloux à la sauce terre.
– Excellent. Et bien, après cette bombance, mon cher hôte, je vais prendre mes quartiers. Bonne nuit ! »

Et, trop loin de cette touchante scène de retrouvailles pour s’en sentir concernés, les oiseaux, scolopendres et autres cloportes entendirent un « Aaaaaaaaaah ! Mais ça fait mal ! » suivi d’un « boum » et d’une cavalcade. Remontons la rivière pour retrouver la source de cette gaie symphonie : Hyacinthe qui était en palabres avec un cochon. Oui, le sanglier avait choisi les boules glacées plutôt que le fromage de pieds, ce qui avait réveillé Hyacinthe, qui s’était mis à hurler qu’on lui bouffait les bijoux de famille, ce qui avait fait peur au sanglier, qui était donc parti en courant tout droit, c’est à dire pile sur la tête de Hyacinthe, qu’il avait donc abondamment piétinée et replongée dans la fange du ruisseau.

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