Qui va à la chasse perd sa besace.

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En suivant la direction qu’on lui avait indiquée, Judith avait réussi à sortir de la forêt. Elle voyait le village au loin, elle était sauvée. Elle croisa même un des garçons du père Magloire qui eut l’obligeance de la ramener en charrette juste devant sa porte.

Dans le bois, la partie de chasse allait bon train. Malgré un je-ne-sais-quoi de désespoir, le trappeur avait levé la trace d’un sanglier, que la châtelaine se proposait d’affronter à la loyale, c’est-à-dire à deux contre un et armés de longues piques, l’usage d’un arc n’étant pas à exclure en première intention. Le trappeur était tout de même soucieux et taiseux car sa situation personnelle n’était pas des plus reluisantes, et l’idée de devoir gérer une charge porcine avec des mains essentiellement inopérantes ne l’enthousiasmait guère.

Le sanglier, lui, allait bien.

Hyacinthe, bon… Il allait un peu mieux. Sa migraine ne passait pas, mais il pansait ses plaies inter gambettiennes. Rien à voir avec un homme d’État. On parle des gambettes qui gambadent quand on n’a pas de tête. Il avait soif, faim et froid. Il devait retrouver la civilisation, un abri, à boire, quelque chose. Et de l’obscurité silencieuse, parce qu’il avait une centurie de cavalerie dans le crâne. Il allait se mettre en route quand quelque chose le chiffonna. Il toucha son buste. Rien d’anormal. Ses hanches. Pas plus de problème que ça. Puis ses jambes. C’est à ce moment que le sang quitta son visage quand il se rendit compte que … « La musette… Où est-elle ? »

Pendant ce temps, le sanglier vivait gaiement sa vie de sanglier.

La piste du cochon était facile, mais au bout d’un moment, le malheureux trappeur nota quelques signes du passage d’un autre grand animal. Autant courir une bête, dans une partie de chasse, c’est assez banal, autant se mettre à en courir deux, c’est le risque de n’en attraper aucune. C’était un bétail haut sur pattes et curieusement erratique. D’ordinaire les bêtes suivent des parcours assez logiques, du point d’eau à l’auge, de la lumière à l’ombre. Là, ce bestiau devait avoir abusé des bourgeons fermentés tant sa trace était aléatoire. Espérant ne pas avoir à croiser de cervidé ivre, le trappeur suivit la piste du sanglier.

Sanglier qui était occupé à débarrasser avec bonheur une souche moisie d’une invasion de pleurotes.

Hyacinthe, l’œil terne, refaisait ce qu’il imaginait être son chemin de la veille en fouillant des yeux les taillis en quête du précieux bagage. Il avançait penché, reniflant ici et là, regardant derrière les troncs. Vraiment il cherchait et y mettait du cœur. C’était un peu son seul alibi : il avait fui, si en plus il n’avait même pas l’excuse d’avoir mis le matériel à l’abri…

Le sanglier, nettement moins soucieux, se roula délicieusement dans la boue d’un ruisseau.

Le trappeur le vit enfin. C’était comme une forme indistincte et sombre au loin, farfouillant dans le sol. Il tapa sur l’épaule de la châtelaine et le désigna silencieusement. La chasseresse détecta aussi la forme basse et grommelante. Elle était majestueuse, fière, droite et inflexible. Elle banda son arc. Il fit de même, mais sans arc. Et se ravisa très vite. Rapidement, il posa sa main sur le bras armé de sa cliente. En effet, il avait vu cette silhouette peureuse ramasser une gibecière pleine. Il sourit en murmurant : « On tient le braconnier : il a récupéré ses prises, on va l’avoir. Il va chercher à remonter sur le chemin. On va l’en empêcher. » Et il saisit une grosse branche.

Le sanglier passa une magnifique journée, bien peu conscient de la menace sourde qui avait plané pendant quelques heures au-dessus de sa hure.

Hyacinthe passa une moins bonne journée : il avançait prudemment sur le chemin, la musette bien calée sous le bras. Le silence de la forêt lui parut soudain étrange. Il s’arrêta, fronça les sourcils. Peut-être un écureuil ? Il tourna la tête… mais trop tard. La batte de fortune fendit l’air et le frappa avec un son mat de bois sur crâne, aussi net qu’un maillet sur un tonneau.

Plus tard, c’est-à-dire en début d’après-midi, Judith était en train de tourner en rond sur la place de la bourgade. Certes, elle avait eu le temps de passer chez elle, d’engloutir un bol de soupe et une tranche de pain rassis, elle s’était même lavée, mais elle avait déjà fait trois fois le tour du château sans en trouver l’entrée. « Mais il doit bien y avoir une grille, une porte, un guichet, quelque chose ! C’est plus fermé qu’un tube à essai scellé au fond d’une brique réfractaire ! », jura-t-elle. Elle avisa un convoyeur de choses qu’elle ne prit pas le temps de détailler. Il convoyait, donc il connaissait mieux les lieux qu’elle, donc elle le héla : « Hé bonhomme ! Par où-ce qu’on rentre dans c’t’édifice ?
– Pousse donc eut’carriole eud’là. T’vois pas qu’t’es en double file, hé morue !
– C’est pas des yeux que t’as, c’est des poches à colloïdes : je suis piétonne, dugenou ! » Voilà. C’est l’usage universel pour engager la conversation avec un conducteur.

Proche, mais pourtant si loin des harangues de rues, Caroline Dutilleul était à sa table de travail, à l’intérieur de l’édifice en question. Qui a donc une porte. Qu’un garde ouvrit quelques minutes plus tard : « Vous avez de la visite, patronne.
– Qui est-ce ?
– Une dame.
– Très précis, on n’a plus que la moitié de la population mondiale. Son nom nominatif ?
– Judith Vergandonsk.
– Inconnue au bataillon. Congédiez.
– Elle dit que vous lui avez demandé de passer ce matin.
– On est l’après-midi, elle est en retard, congédiez.
– Pardon pour mon langage mal fagoté : Elle dit que ce matin, vous lui avez demandé de passer cet après-midi.
– Oh. Profession ?
– Elle a répondu : sorchimeubleu. »

La châtelaine s’interrompit, posa ses binocles et répéta : « Sorchimeubleu ?
– Euh… Oui patronne.
– Vous êtes sûr ?
– Euh… Pas vraiment patronne, mais quelque chose dans ce goût-là. » La Dutilleul réfléchit. « Mais je peux retourner demander, patronne.
– Sorchimeubleu, sorchimeubleu… Je vois, je vois… »

Et par devers elle, elle pensa : « Il lui était difficile d’assumer le seul indice que j’avais sur elle, mais le reste du mot, je ne comprends pas bien. » Et s’adressant au garde : « Faites entrer. Et amenez-nous l’imitation de braconnier qu’on a au frais, nous allons le rendre à sa représentante légale. »

C’est Judith qui entra, campée sur ses béquilles. Une rapide inspection des lieux lui appris que le bureau n’était pas bien grand, et sommairement meublé. Il y avait une carte de la région accrochée au mur de pierre nue, une épée suspendue à deux clous, et comble du raffinement, un lustre à trois bougies. Bon, une seule était mise, mais on était en plein jour et, ho, ça va, c’est pas Versailles ici.

« Entrez, Judith.
– Merci.
– Vous connaissez la géopolitique ?
– La … Je connais la géogénèse, ça a un lien ?
– Très bien, on va dire que vous remportez le point sur le match de vocabulaire avec cette reprise de préfixe au fond du filet. Maintenant, voyez cette carte. »

Judith regarda poliment. « Nous sommes ici. » Les yeux de Judith allaient du papier au bureau et du bureau au papier dans des aller-retours saccadés. « Alors, succinctement : au Sud, c’est le domaine de mon cousin. Il vit avec un train d’enfer, or l’année dernière, la récolte de guède a été désastreuse et le bleu est passé de mode, donc il est proche de la banqueroute. » Judith était tendue dans un effort intense. Pour elle, le Sud était en bas, or la châtelaine désignait des formes même pas dessinées à gauche. Ou à droite. Judith réfléchissait : « Alors, la droite, c’est là où j’ai le pouce à gauche. Ça ne m’a jamais aidé, comme moyen mnémotechnique. » La Dutilleul continuait : « Au Sud Est, c’est la seigneurie de ma dot, qui est gérée par mon beau-père depuis mon veuvage. Oui, je suis veuve et non, je ne sais toujours pas où est le corps. À l’ouest, il y a la coalition des comtes Hadormir de Bout et Inuh de Touyerssafon, à l’ambition débordante, et plutôt débordante par-delà leurs frontières. » Judith était au bord de la rupture d’attention : « Franchement, les délires alchimiques de Chocolat Flanelle étaient plus clairs que ça ». Caroline débitait : « Tout ce beau monde aimerait s’emparer de ce fief. »

Forcément, pensa Judith : il est en plein milieu.

Oui, ben elle n’était pas physicienne, la notion de référentiel relatif ne lui était pas familière. On ne peut pas être excellent partout, et Mercator est peu cité parmi les mânes de l’électronégativité. L’intérêt d’une carte locale lui passait totalement au-dessus de la tête, donc si elle voyait un truc au milieu, c’était qu’il était au milieu, sinon on l’aurait mis dans un coin.

Malheureusement, la châtelaine ne s’était pas arrêtée : « Or je n’ai pas vraiment d’allié par ici. Néanmoins, au Nord, vit le marquis Benoist Cabistan, homme riche, influent, capable et célibataire. Vous avez compris où je veux en venir ? » Caroline leva les yeux. Judith contemplait les cristaux de salpêtre qui chatoyaient dans la lumière grise de cet après-midi terne. La Dutilleul haussa le ton : « Avez-vous compris un traître mot de ce que je viens de dire ? » Judith sursauta. « Hein ? Ah ! Oui oui, bien sûr, évidemment. Oui oui oui. Le marquis qui ne sait pas faire les comptes, le corps tout bleu, la veuve à la mode du Sud, toussa toussa… » Caroline approcha ses yeux du visage d’une Judith qui se demandait à quelle sauce elle allait être mangée : « Manche stratégie : le point est à Dutilleul. » Elle s’éloigna et reprit doctement : « Je veux en venir au fait que même si je peux tenter de monter ma famille contre les comtes, je reste au milieu de ce traquenard. Il me faut un allié. Et la façon la plus sûre d’avoir un allié, c’est encore de l’épouser. Il me faut donc, keuf, keuf, séduire le marquis. C’est d’une importance vitale pour moi. »

Judith faisait des efforts inouïs pour ne pas décrocher. Elle, son truc c’était de décanter du n’imp’ et de cristalliser les choses : biduler des gens pour les machiner contre les personnes, c’était au-delà de ses forces. Donc, impossible de se sentir concernée.

Or Caroline se retourna brusquement : « Donc c’est d’une importance vitale pour vous. »

Aïe.

« C’est une question de survie de la paix, et nous devons utiliser toutes les ressources de nos terres, même les plus – elle posa les poings sur la table et fixa Judith dans les yeux – mystérieuses. Il a toujours été dans ma politique de ne pas faire la guerre aux forces occultes de ce monde. Vous aviez remarqué ? » Silence. « J’ai dit : vous aviez remarqué ?
– Ah, euh… Oui oui, bien sûr. Les forces occultes de ce monde.
– Merci. Aussi, pour mettre toutes les chances de – elle posa un regard hypnotique sur Judith – notre côté, puisque je viens d’apprendre que nous avons une sorcière, j’aimerais requérir les services de l’autre monde, j’aimerai qu’avant même le marquis, nous nous alliions, votre sorcellerie, vos charmes et moi, pour… le charmer. »

Dutilleul était assez fière de sa rhétorique. Franchement, elle ne se trouvait pas mauvaise harangueuse. Elle était tellement fière qu’elle ne comprit pas la réponse : « Oui, alors tout ça c’est très bien, débitait Judith avec un rythme que le stress accélérait, mais on vous aura mal renseignée, parce que mon truc, voyez-vous, c’est pas la sorcellerie, c’est plutôt la chimie, vous voyez…
– L’alchimie ? Excellent ! Vous êtes donc bien en contact avec le monde de l’occulte et la kabbale. C’est une excellente nouvelle. J’attends donc votre philtre d’amour pour jeudi prochain. Le marquis viendra assister à une obscure réunion d’une confrérie idiote, il passera la nuit au château.
– Non mais… Pas l’alchimie, la chimie. Je sais ça sonne presque… Euh, c’est-à-dire que… Si je refuse ? »

Caroline tourna la tête pour fixer posément son nouvel alchimiste : « Le refus n’est pas une option. Et l’échec… Vous ai-je dit que le marquis raffolait du charme folklorique des exécutions d’hérétiques ? »
Ça ne sentait pas bon, cette histoire. Judith tenta : « Je peux, euh, je peux faire un essai d’abord ?! Sur une souris. Ou un écureuil, ou n’importe quoi de local. Voyez, on ne peut pas jouer avec les forces occultes, hein, vous savez comment c’est, les esprits se vexent vite, et…
– Le marquis n’est pas un écureuil, il est plus grand, il porte des chausses et il aime les tartes aux prunes. Je compte sur vous. Oh, et manche autorité : avantage Dutilleul. »

On toqua à la porte. « Dernière chose, Judith : on vous ramène un braconnier. D’après lui, c’est votre gars, mais on n’a pas tapé assez fort pour vraiment vérifier. Essayez de le nourrir décemment : vu ce qu’on a retrouvé dans sa gibecière, il ne sait même pas attraper des lapins, tout ce qu’il arrive à braconner, c’est des bouteilles. » Et on fit entrer un Hyacinthe qui, si la chose eût été possible, en aurait mené une largeur négative.

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