Qui va à la chasse perd sa besace.
En suivant la direction qu’on lui avait indiquée, Judith avait réussi à sortir de la forêt. Elle voyait le village au loin, elle était sauvée. Elle croisa même un des garçons du père Magloire qui eut l’obligeance de la ramener en charrette juste devant sa porte.
Dans la forêt, la partie de chasse allait bon train. Malgré un je-ne-sais-quoi de désespoir, le trappeur avait levé la trace d’un sanglier, que la châtelaine se proposait d’affronter à la loyale, c’est-à-dire à deux contre un et armés de longues piques, l’usage d’un arc n’étant pas à exclure en première intention. Le trappeur était tout de même soucieux et taiseux car sa situation personnelle n’était pas des plus reluisantes, et l’idée de devoir gérer une charge porcine avec des mains essentiellement inopérantes ne l’enthousiasmait guère.
Le sanglier, lui, allait bien.
Hyacinthe allait un peu mieux. Sa migraine ne passait pas, mais il pansait ses plaies inter gambettiennes. Rien à voir avec un homme d’État. On parle des gambettes qui gambadent quand on n’a pas de tête. Il allait se mettre en route quand quelque chose le chiffonna. Il toucha son buste. Puis ses jambes. Le sang quitta son visage quand il se rendit compte que … « La musette… Où est-elle ? »
Le sanglier vivait gaiement sa vie de sanglier.
La piste était facile, mais au bout d’un moment, le malheureux trappeur nota quelques signes du passage d’un autre grand animal. Autant courir une bête, dans une partie de chasse, c’est assez banal, autant se mettre à en courir deux, c’est le risque de n’en attraper aucune. À courir deux lièvres…
Le sanglier débarrassa avec bonheur une souche moisie d’une invasion de pleurotes.
Hyacinthe refaisait ce qu’il imaginait être son chemin de la veille en cherchant des yeux le précieux bagage. Il avançait penché, reniflant ici et là, regardant derrière les troncs. Vraiment il cherchait et il y mettait du coeur. Déjà qu’il avait fui, s’il n’avait même pas l’excuse d’avoir mis le matériel à l’abri…
Le sanglier se roula délicieusement dans la boue d’un ruisseau.
Le trappeur le vit enfin. C’était comme une forme indistincte et sombre au loin, farfouillant dans le sol. Il tapa sur l’épaule de la châtelaine et le désigna silencieusement. La chasseresse détecta aussi la forme basse et grommelante. Elle était majestueuse, fière, droite et inflexible. Elle banda son arc. Il fit de même, mais sans arc. Et se ravisa très vite. Rapidement, il posa sa main sur le bras armé de sa cliente. En effet, il avait vu cette silhouette peureuse ramasser une gibecière pleine. Il sourit en murmurant : « On tient le braconnier : il a récupéré ses prises, on va l’avoir. Il va chercher à remonter sur le chemin. On va l’en empêcher. » Et il saisit une grosse branche.
Le sanglier passa une magnifique journée, bien peu conscient de la menace sourde qui avait plané pendant quelques heures au-dessus de sa hure.
Hyacinthe passa une moins bonne journée : il avançait prudemment sur le chemin, la musette bien calée sous le bras. Le silence de la forêt lui parut soudain étrange. Il s’arrêta, fronça les sourcils. Peut-être un écureuil ? Il tourna la tête… mais trop tard. La batte de fortune fendit l’air et le frappa avec un son mat de bois sur crâne, aussi net qu’un maillet sur un tonneau.
Judith tournait en rond sur la place de cette bourgade. Certes, elle avait eu le temps de passer chez elle, d’engloutir un bol de soupe et une tranche de pain rassis, elle s’était même lavée, mais elle avait déjà fait trois fois le tour du château sans en trouver l’entrée. « Mais il doit bien y avoir une grille, une porte, un guichet, quelque chose ! C’est plus fermé qu’un tube à essai scellé au fond d’une brique réfractaire ! », jura-t-elle. « Hé bonhomme ! Par où-ce qu’on rentre dans c’t’édifice ?
– Pousse donc eut’carriole eud’là. T’vois pas qu’t’es en double file, hé morue !
– C’est pas des yeux que t’as, c’est des poches à colloïdes : je suis piétonne, dugenou ! »
Proche mais pourtant si loin des harangues de rues, Caroline Dutilleul était à sa table de travail, à l’intérieur de l’édifice en question. Qui a donc une porte. Qu’un garde ouvrit quelques minutes plus tard : « Vous avez de la visite, patronne.
– Qui est-ce ?
– Une dame.
– Très précis, on n’a plus que la moitié de la population mondiale. Son nom nominatif ?
– Judith Vergandonsk.
– Inconnue au bataillon. Congédiez.
– Elle dit que vous lui avez demandé de passer ce matin.
– On est l’après-midi, elle est en retard, congédiez.
– Pardon pour mon langage mal fagoté : Elle dit que ce matin, vous lui avez demandé de passer cet après-midi.
– Oh. Profession ?
– Elle a répondu : sorchimeubleu. »
La châtelaine s’interrompit, posa ses binocles et répéta : « Sorchimeubleu ?
– Euh… Oui patronne.
– Vous êtes sûr ?
– Euh… Pas vraiment patronne, mais quelque chose dans ce goût-là. »
La Dutilleul réfléchit.
« Mais je peux retourner demander, patronne.
– Sorchimeubleu, sorchimeubleu… Je vois, je vois… Difficile d’assumer le seul indice que j’avais sur elle, mais le reste du mot, je ne comprends pas bien. Faites entrer. Et amenez nous l’imitation de braconnier qu’on a au frais, nous allons le rendre à sa représentante légale. »
Judith entra avec ses béquilles. Le bureau n’était pas bien grand et sommairement meublé. Il y avait une carte de la région au mur, une épée suspendue à deux clous, et comble du raffinement, un lustre à trois bougies. Bon, une seule était mise, mais on était en plein jour et, ho, ça va, c’est pas Versailles ici.
« Entrez, Judith.
– Merci.
– Vous connaissez la géopolitique ?
– La … Je connais la géogénèse, ça a un lien ?
– Très bien, on va dire que vous remportez le point sur le match de vocabulaire avec cette reprise de préfixe au fond du filet. Maintenant, voyez cette carte. »
Judith regarda poliment.
« Nous sommes ici. » Les yeux de Judith allaient du papier au bureau et du bureau au papier dans des aller-retours saccadés.
« Alors, succinctement : au Sud, c’est le domaine de mon cousin. Il vit avec un train d’enfer, or l’année dernière, la récolte de guède a été désastreuse et le bleu est passé de mode, donc il est proche de la banqueroute. »
Judith était tendue dans un effort intense. Pour elle, le Sud était en bas, or la châtelaine désignait des formes même pas dessinées à gauche. Ou à droite. Judith réfléchissait : « Alors, la droite, c’est là où j’ai le pouce à gauche. Ça ne m’a jamais aidé, comme moyen mnémotechnique. » La Dutilleul continuait : « Au Sud Est, c’est la seigneurerie de ma dot, qui est gérée par mon beau-père depuis mon veuvage. Oui, je suis veuve et non, je ne sais toujours pas où est le corps. À l’ouest, il y a la coalition des comtes Hadormir de Bout et Inuh de Touyerssafon, à l’ambition débordante, et plutôt débordante par-delà leurs frontières. » Judith était au bord de la rupture d’attention : « Franchement, les délires alchimiques de Chocolat Flanelle étaient plus clairs que ça ». Caroline débitait : « Tout ce beau monde aimerait s’emparer de ce fief. Or je n’ai pas vraiment d’allié par ici. Néanmoins, au Nord, vit le marquis Benoist Cabistan, homme riche, influent, capable et célibataire. Vous avez compris où je veux en venir ? »
Caroline leva les yeux. Judith contemplait les cristaux de salpêtre qui chatoyaient dans la lumière grise de cet après-midi terne. La châtelaine haussa le ton : « Avez-vous compris un traître mot de ce que je viens de dire ? » Judith sursauta. « Hein ? Ah ! Oui oui, bien sûr, évidemment. Oui oui oui. Le marquis qui ne sait pas faire les comptes, le corps tout bleu, la veuve à la mode du Sud, toussa toussa… » Caroline approcha ses yeux du visage de Judith : « Manche stratégie : le point est à Dutilleul. »
Elle s’éloigna et reprit doctement : « Je veux en venir au fait que même si je peux tenter de monter ma famille contre les comtes, je reste au milieu de ce traquenard. Il me faut un allié. Et la façon la plus sûre d’avoir un allié, c’est encore de l’épouser. Il me faut donc, keuf, keuf, séduire le marquis. C’est d’une importance vitale pour moi. Donc c’est d’une importance vitale pour vous. C’est une question de survie de la paix, et nous devons utiliser toutes les ressources de nos terres, même les plus – elle posa les poings sur la table et fixa Judith dans les yeux – mystérieuses. Il a toujours été dans ma politique de ne pas faire la guerre aux forces occultes de ce monde. Vous aviez remarqué ? »
Silence.
« J’ai dit : vous aviez remarqué ?
– Ah, euh… Oui oui, bien sûr. Les forces occultes de ce monde. »
– Merci. Aussi, pour mettre toutes les chances de – elle posa un regard hypnotique sur Judith – notre côté, puisque je viens d’apprendre que nous avons une sorcière, j’aimerais requérir les services de l’autre monde, j’aimerai qu’avant même le marquis, nous nous alliions, votre sorcellerie, vos charmes et moi, pour… le charmer.
– Oui, alors tout ça c’est très bien, répondit Judith avec un débit que le stress accélérait, mais on vous aura mal renseignée, parce que mon truc, voyez-vous, c’est pas la sorcellerie, c’est plutôt la chimie, vous voyez…
– L’alchimie ? Excellent ! Vous êtes donc bien en contact avec le monde de l’occulte et la kabbale. C’est une excellente nouvelle. J’attends donc votre philtre d’amour pour jeudi prochain. Le marquis viendra assister à une obscure réunion d’une confrérie idiote, il passera la nuit au château.
– Non mais… Pas l’alchimie, la chimie. Je sais ça sonne presque… Euh, c’est-à-dire que… Si je refuse ? »
Caroline tourna la tête pour fixer posément son nouvel alchimiste : « Le refus n’est pas une option. Et l’échec… Vous ai-je dit que le marquis raffolait du charme folklorique des exécutions d’hérétiques? »
Ça ne sentait pas bon, cette histoire. Judith tenta : « Je peux, euh, je peux faire un essai d’abord ?! Sur une souris. Ou un écureuil, ou n’importe quoi de local. Voyez, on ne peut pas jouer avec les forces occultes, hein, vous savez comment c’est, les esprits se vexent vite, et…
– Le marquis n’est pas un écureuil, il est plus grand, il porte des chausses et il aime les tartes aux prunes. Je compte sur vous. Oh, et manche autorité : avantage Dutilleul. »
On toqua à la porte.
« Oh, Judith : on vous ramène un braconnier. D’après lui, c’est votre gars, mais on n’a pas tapé assez fort pour vraiment vérifier. Essayez de le nourrir décemment : vu ce qu’on a retrouvé dans sa gibecière, il ne sait même pas attraper des lapins, tout ce qu’il arrive à braconner c’est des bouteilles. »
Et on fit entrer un Hyacinthe qui, si la chose eût été possible, en aurait mené une largeur négative.
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