Raymond ! Que d'eau !

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Hyacinthe se réveilla avec une énorme migraine. Il grimaça en se relevant, il grimaça devant sa tisane, il grimaça en se rasant. Son visage était tout gonflé, sa tête bourdonnait. Il avait l’impression qu’elle allait exploser. Chaque battement de cœur résonnait dans son crâne comme dans une cathédrale. Il mit un bonnet. Il se sentit mieux. Les poignards qu’il sentait dans ses oreilles s’émoussèrent légèrement. Mais il avait à faire.

Il prit son matériel : mètre ruban – qui n’était pas en mètres, évidemment (ni même un ruban galonné), ciseaux, aiguilles, papier soie (pas de soie non plus, il y a des baffes qui se perdent chez les lexicographes). Il partit chez Judith. Naturellement, il pleuvait cet immonde crachin fin et transperçant qui paraît anodin en partant, mais qui vous ruine une demi-heure de brushing avant d’avoir dit ouf.

Il toqua. À la fenêtre. Pas folle, la guêpe : la dernière fois, à la porte, ça avait fini quasiment en coma. Donc, bis repetita non placent, à la fenêtre. Enfin, pas véritablement à la fenêtre : les volets étaient fermés, donc il tambourina dessus. Un peu plus fort. « Dis donc, elle est sourde ? » Il réessaya plus fort. « Hé ho ! ». Il tapa du poing. « Elle dort ? Elle compte me laisser moisir sous la flotte ? »
Judith, elle, s’habillait. Alors qu’elle était en train de passer sa blouse, dans cette position si seyante dite « du manœuvrier aérien » - les bras qui s’agitent en l’air avec les manches à moitié enfilées, elle fut stoppée dans son élan par une tentative d’intrusion d’une escadrille de baguettes à tambour. Heureusement les volets était fermés, et elles ne purent que jouer la partie de caisse claire du Boléro. « Bon, c’est quoi ce raffut ? », râla-t-elle avec la jovialité qui la caractérise au saut du lit. Elle se dirigea vers la fenêtre en enfilant son châle. « Oui, oui, ça vient, ça vient. » Elle tira le battant. « Oui, c’est bon, on a entendu, on arrive. » Puis, d’un geste machinal, elle poussa le lourd volet de bois qui claqua contre le mur : boum boum.
« Boum boum ? C’est un boum de trop, ça, non ? »
Judith se pencha au-dehors. Assis par terre, Hyacinthe se tenait la tête en geignant : « Gn’aurais dû m’en douter, gn’aurais dû m’en douter…
– Oups ! Désolée, je ne pouvais pas te voir. Je viens t’ouvrir. »

Bis repetita placent.
Une fois entré, Hyacinthe lâcha son fourbi sur la table et, s’effondrant sur une chaise, déclara :
« Gn’ai brutalement un coup de fatigue, là. Mais reprenons. Tu as à peu près… Tu as exactement la même stature que la châtelaine. Donc, si tu le veux bien, on va faire la conception directement sur toi. Mais avant, quelques dessins. »

Il griffonna quelques silhouettes. Judith le regardait : « Ça m’a l’air mal proportionné, c’t’affaire. »
Hyacinthe s’arrêta net. Les artistes ne supportent pas la critique TANT QU’ILS N’ONT PAS FINI !...

Pardon. Des fois il y a de quoi s’emporter.

Donc Hyacinthe, maître de lui, prit une inspiration, posa son crayon, reprit une re-calme mais re-profonde réinspiration, puis le re-crayon, qu’il lui tendit : « Il vous en prie. »

Toute petite déjà, Judith ne savait pas dessiner. Et comme toute personne qui ne sait pas dessiner, il lui fallait feutres, peintures, pastels, et surtout un excellent tablier, pour accoucher d’un bonhomme bâton aux mains palmées. Elle déclina l’offre :

« Heu, non non ça va aller, je ne dirai plus rien, merci.
– J’essaie de trouver une vue d’ensemble, je ne suis pas en train de peindre un Botticelli. Alors. Cette dame a beaucoup d’activité physique, j’ai pu le constater par moi-même. Aïe la tête. Je parle trop fort, ça me fait mal. Donc on va plutôt miser là-dessus. Plutôt taille fine, dos musclé. On peut donc étoffer un peu le devant. »

Pour les étudiants anatomistes, il faut savoir que le canon humain, et plus particulièrement le canon humain féminin, est d’une hauteur de sept têtes. Le tronc est d’ordinaire représenté par trois têtes, la largeur d’épaules est d’environ deux têtes. Hyacinthe, ici, dessinait plutôt sur un canon de neuf têtes. Rien à voir avec l’hydre, soyez attentifs s’il vous plaît.

Et il griffonnait. Le fusain noircissait la page. Quelquefois il s’arrêtait, regardait son œuvre, la jetait dans la cheminée et recommençait. Quelquefois il s'arrêtait, se pinçait l'arête du nez et fermait les yeux, mais ça c'était la migraine. Judith suivait ces gestes avec attention. C’était la première fois qu’elle voyait son ami à son ouvrage. Elle le connaissait plutôt comme un sympathique hypocondriaque que comme un créateur passionné.

Mais le temps passait, et Judith lui dit : « Je dois passer chez les Magloire.
– Besoin d’oublier de mauvais souvenirs dans la prune frelatée ?
– Non, merci, je ne bois pas. Ils font bien toujours du mouton ?
- Tu parles des poussières ou des animaux ? De toute façon ils font les deux.
- Je cause des machins poilus avec des organes dedans. »

Elle revint, bien longtemps après, avec un paquet taché de sang. Hyacinthe fit une grimace de dégoût : « Qu’est-ce que c’est ?
– Deux choses : de la matière première, et le dîner. Tu aimes les rognons ? »

Judith alla à son laboratoire. Elle déplia le linge et Hyacinthe eut un haut-le-cœur en reconnaissant des reins. Qu’il supposa être de mouton, le mal de tête n’empêchant pas d’avoir de la suite dans les idées. « La paillasse est propre, tu es prié de rendre tes tripes ailleurs.
– Nom d’une bobine, mais ça pue comme une fosse commune, ce truc !
– Tu veux qu’on vérifie si tes entrailles à toi sentent le jasmin ?
- Et tu vas en faire quoi ?
- Pour la plus grande quantité : un sauté. Pour ces petites parties-là, un élixir… »

La journée s’écoulait calmement dans un gai échange entre les deux travailleurs. Hyacinthe dessinait, découpait et assemblait. Parfois il fermait les yeux de douleur, mais lentement, sa tâche avançait : on voyait naître entre ses doigts un fouillis de papier qui paraissait, aux yeux du profane, n’être qu’une pile grossissante de feuilles chiffonnées. Parfois il bondissait sur Judith – c’est un effet de style à peine honnête, il est migraineux, ça ressemblait plus à la déambulation d’un arthritique, mais ce n’était que pour essayer une découpe sur son modèle.

Judith, elle, découpait, écrivait, réfléchissait, versait, touillait, chauffait. Dix fois dans la journée, on toqua à sa porte. Dix fois elle alla fureter dans son armoire, sortant pour ses visiteurs un pot d’onguent, une bouteille de teinture ou quelque poudre maronnasse. Pour les étudiants anatomistes, mais pas les mêmes que ceux d’au-dessus, observez bien qu’attachées à la partie supérieure des reins se trouve, de chaque côté, une masse blanchâtre. Ce sont les glandes surrénales, paires mais asymétriques. Judith les préleva, les lava soigneusement à l’alcool, les sécha. Puis elle dissolut le collagène, d’abord en l’hydrolysant par un bain dans une solution chaude à laquelle, touche personnelle, elle mettait un peu de savon. Elle fit ensuite une extraction avec un soxhlet, qui lui offrait des concentrations finales bien meilleures que… Oui, elle est chimiste, on le sait depuis le début, non ? Du coup elle fait des trucs de chimiste, voilà, normal. Donc des extractions par exemple.

Pendant la journée, le crachin se mua en franches averses.

Peu avant le dîner, Hyacinthe s’était enfin fait une idée claire de son projet couturier. Il lui restait à prendre les mesures de la châtelaine. Ce n’est pas long à faire, mais aller là-bas, se farcir tout le protocole d’accès à sa seigneurie, nom, prénom, numéro d’écrou, certificat de baptême et tout le toutim, il en était déjà fatigué. Ah, s’il pouvait l’avoir rapidement sous la main !

Judith avait coupé l’urètre, puis détaché le pelvis rénal et les avait jetés. Elle avait ensuite ciselé les reins en cubes et les avait mis dans l’eau bouillante. Non, pas de chimie, là : elle cuisine.

Les averses avaient viré à l’orage. Le ciel était noir et l’eau tombait à seaux.

On toqua une onzième fois. La porte s’ouvrit, et Judith, sans grande surprise, s’exclama : « Ah ben vous tombez bien! ». Hyacinthe leva les yeux vers l’ombre qui se dessinait dans l’encadrement : « Ah ben vous tombez bien !
– Oui, dit la châtelaine. Vous vous répétez un peu, tous les deux…
– Possible. Le bruit court qu’on est assez assortis. Tenez, mettez-vous là. Vous êtes trempée, enlevez votre veste. Levez le bras, comme ceci. Parfait. 175, excellent. Tenez, une serviette, vos cheveux dégoulinent. Tournez-vous comme cela. Non, pas comme ça. De l’autre côté. 247 et demi. Noté.
– Pardon de vous couper, mais j’étais venue vous demander…
– Question très importante : noir ou couleur ?
– Couleur, mais je voulais vous dire…
– Est-ce que vous savez porter des talons ?
– Non, mais j’ai une question…
– Hyacinthe ! Laisse parler la dame ! » beugla Judith. Puis elle s’adoucit en se tournant vers la châtelaine : « On vous écoute. » Mais le tonnerre l’interrompit. Une bourrasque rabattit la pluie qui tambourinait contre la vitre. Enfin Caroline put parler :
« On n’a plus d’eau. »

Il y eut un moment de flottement. Les regards allèrent de la châtelaine à la fenêtre, puis à la flaque qui s’était formée autour d’elle, puis encore à la fenêtre battue par la pluie, etc…
Caroline ressentit la gêne :
« Me regardez pas comme ça. Je sais bien que ça paraît un peu cocassement cocasse.
– C’est à dire que la situation est légnèrement… »
Ce fut Judith qui mit les pieds dans le plat :
« Comment ça, « plus d’eau » ? On est quasiment inondés ! »
Caroline parut quelque peu hésitante, et s’éclaircit la voix :
« Oui, c’est vrai que vu comme ça… Mais depuis plusieurs jours quotidiens, les fermiers constatent une chute baissière du débit de la source qui les irrigue. Et qui alimente aussi la ville. Et depuis ce matin, tous les puits sont à sec.
– Formidable. Mais je ne suis pas hydrophobe. Hydrocéphale. Hydraulique… Hydrologue. J’y suis arrivé. Je ne vois pas bien mon utilité là-dedans.
– Les fontainiers ( parce qu’ici on les appelle plutôt comme ça ) sèchent, si je peux me permettre, sur le problème. Ils ont passé en revue tout le réseau de canalisations sans trouver le bouchon. Ils mettent le problème sur les forces occultes.
– Elles ont bon dos, les forces occultes. Bon, on va voir ce qu’on peut vous trouver comme déboucheur… »
Judith alla à son armoire. Elle ouvrit le battant, prit une grande inspiration, ferma les yeux, les rouvrit, et brutalement, devint d’un calme olympien. Elle prit délicatement une fiole assez grande, pleine d’un liquide huileux, qu’elle alla poser avec énormément de précautions sur la paillasse. Elle l’enveloppa dans beaucoup de chiffons.
« On part, dit-elle. Mais doucement. »
Hyacinthe exprima un vif et immédiat désaccord : « Excusez-moi de vous importuner en vous demandant pardon, mesdames, mais il fait nuit. Vu la dégringolade qu’on se prend, cela m’étonnerait que quelqu’un manque d’eau d’ici au lever du jour. Donc gne nous imagnine mal crapahuter dans cette nuit humide pour trouver un bouchon dans une meule de noir. En plus, les rognons sont prêts, et je crois me souvenir qu’il y a un petit pinot noir qui devrait bien aller avec. »

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