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Joie. Allégresse. Feux d’arti… Non. Plus de feux. C’est fini les trucs qui pètent et les machins qui éclatent. Sur le pont-levis, les troupes alliées se faisaient face. Un moment de flottement. D’un côté, les vingt bidasses de Dutilleul, jeunes coqs encore duveteux, l’air de se demander ce qu’ils foutaient là. De l’autre, les cinquante malandrins du marquis, des gueules cassées, des trognes d’ivrognes, avec des couteaux qui se baladaient d’une main à l’autre. Car après tout, on vient de leur baisser le pont-levis, ils sont tout prêts de pouvoir enlever le château, non ? Benoist a un léger sourire. Il se sent supérieur. Il aime ça, quand il est maître de la situation. Il savoure. Il prend le temps de donner l’ordre de mise à sac. Hé, hé, hé, ce soir il couchera dans le lit de son otage…
Caroline, galvanisée par ce succès inespéré, tira l’épée de Benoist de son propre fourreau, la brandit bien haut, sauta sur une monture, arracha la bannière du marquis du porte-étendard ébahi, et hurla : « Avec moi les braves ! Sus au fuyards ! On va leur faire bouffer leur propre bannière ! Taïaut !
– Hé mais ! »
Les malandrins de Cabistan regardèrent leur chef, l’air de dire « qu’est-ce qu’on fait ? ». Devant eux, les soldats de Dutilleul firent un bruit, un seul. Comme un seul homme, ils avaient baissé leurs piques pour suivre leur chef. Les visières étaient tombées sur les casques. Taïaut. Dans cinq pas ils seraient sur les hommes du marquis. Benoist leva les épaules en écartant les bras, signe universel qu’on est dépassé par les événements. Il fit tourner bride à son cheval. Il glissa de sa selle, forcément, mais se rattrapa in extremis. Il commanda, fataliste : « Hé bien, si la patronne charge, je suppose qu’on charge aussi. Taïaut ! »
« Gnudith, tu es forte.
– Hmm? Tiens, tu peux m’ouvrir ça, je n’y arrive pas. J’ai pas de poigne.
– Tiens, voilà. Tu es très forte.
– Mais comment est-on censé ouvrir cette porte ? Elle est super dure !
– Laisse-moi t’aider. Voilà, il suffit de pousser doucement. Donc gne disais, tu as des compétences tellement extraordinaires qu’elles en paraissent surnaturelles.
– Forcément, quand on n’est pas du métier.
– Ton métier n’existe pas, Gnudith. Pas dans notre monde, Gnudith.
– Ah ben merci. Je suis là, pourtant.
– C’est là la curiosité. Pourquoi es-tu là?
– Probablement parce qu’ailleurs on a tenté de me brûler.
– Gnudith, depuis combien de temps on se connaît ?
– J’en sais rien, je ne compte pas les jours.
– Ça fait des années, Gnudith. Tu étais là avant moi, gn’ai grandi, et toi, tu n’as pas changné. Tu n’as pas vieilli. »
Il y eut un silence long comme un battement de cœur. Il sembla à Hyacinthe que Judith cherchait un échappatoire. Enfin elle répondit avec légèreté :
« Il faudra que je te parle du botox un de ces quatre.
– Foutaises, Gnudith ! »
Il avait son visage à guère plus de dix battements de cœur de celui de Judith. Oui, c’est très proche. Il pouvait sentir son odeur — mélange de métal, de terre battue et de quelque chose de plus subtil qu’il n’arrivait pas à nommer. Il ferma les yeux. Judith sentait le souffle d’Hyacinthe sur son visage. La tension était palpable, comme au moment où la corde d’un arc est tendue à son maximum.
« Gnudith, tu es une merveille. Tu es inaccessible. Forcément, je t’aime. »
Oups. C’était sorti tout seul. Judith sourit : « Ça fait deux fois. Mais cette fois nous ne sommes que tous les deux. »
Leurs lèvres se rencontrèrent.
C’était doux, tellement doux.
L’adrénaline déferla comme un raz-de-marée.
On dit qu’il est écrit, dans les tablettes de Nygtélodon, qu’au plus profond de l’âme humaine, il y a un cœur. Ce cœur serait le moteur de nos actions, réagissant aux informations qui lui parviennent du monde extérieur. Mais il arrive, parfois, qu’il décide d’agir par lui-même, comme un enfant qu’on laisse trop longtemps seul avec des outils.
Et ce jour-là, le cœur de Judith se saisit d’une hache et passa en mode berserk.
Une vague de chaleur remonta des tréfonds de son être, balayée par une tempête de frissons. Elle ferma les yeux. Pour mieux sentir. Pour mieux goûter.
Les lèvres de Hyacinthe contre les siennes étaient un luxe insoupçonné. Sa langue effleura la sienne par accident. Ce ne fut pas un accident.
Un feu.
Un brasier.
Un incendie.
Quand ils se séparèrent, haletants, Judith ouvrit les yeux. Elle le regarda, stupéfaite de le voir encore là, entier. Hyacinthe ne bougeait plus.
Ils restèrent ainsi, dans ce flottement étrange.
— Bon, dit Judith, un peu secouée.
— Bon, répondit Hyacinthe.
Leurs regards se croisèrent. Il y avait comme un défi dans leurs yeux.
— Encore ?
— Encore. Plein.
Ils y allèrent en même temps. Avec plus de fougue. Trop de fougue.
L’élan.
Le désir.
L’envie.
Et boum les têtes. Ils se regardèrent, bêtes. Puis rirent. « Bon », dit Judith. « On a du boulot, il me semble ? ». Elle le tira par la main : « Enfin, peut-être qu’on peut s’accorder une nuit, non ? »
Le lendemain matin, sur le champ de bataille, ce fut l’hallali. Les fuyards furent pourchassés impitoyablement. « Vae victis », dit le philosophe. « Va mourir », dit le vainqueur. « Va t’habiller car ce soir, on dîne chez mon cousin », dit Dutilleul. « Je ne suis pas fan des réunions de famille », dit le marquis. Puis il ajouta : « Il ne faudrait pas plutôt assurer nos positions ? »
Dutilleul lui asséna un regard condescendant : « Vous dormiez, mon cher, à l’école de guerre. La guerre de position est une guerre de vaincus. Nous avons l’avantage : je contre-attaque. »
On avait installé de grands soufflets sur le vieux four à chaux. Les charbonniers avaient construit une nouvelle cabane en forêt, et ça chauffait dans tous les coins. « Tout ça pour faire griller des cailloux. » Le four haletait comme un animal de guerre. Il pompait charbon, air, et roches pour ne sortir, avec beaucoup de sueur, que quelques sacs d’une poudre grise, que Judith s’empressa de, plus ou moins, benner brutalement entre les pierres du barrage. Elle déclara ensuite qu’il n’y avait plus qu’à attendre. « Mais tant que vous y êtes, hein, ça pourrait être pas mal d’en avoir quelques camions de plus. »
Caroline et Benoist continuaient leur percée, et s’approchaient des frontières du fief. Le lendemain, ils seraient certainement dans le comté voisin. Néanmoins, il était l’heure de s’arrêter pour le bivouac. Pendant que les hommes dressaient les tentes, allumaient les feux, etc. et en sa qualité d’officier, Dutilleul investit une auberge pour son usage personnel. Ça s’appelle : faire péter les galons. Le marquis, lui, fut installé dans la chambre d’en face. Le temps de se passer le visage à l’eau, Caroline alla toquer à sa porte. Et faussement protocolaire, elle proposa : « Permettez-moi de vous inviter ce soir, marquis. Je crois que nous avons des choses à faire tous les deux. » Cabistan hésita : « Euh, oui, bien sûr, nous devons euh, déterminer comment renforcer euh, la sécurité des frontières.
– Je vous ai connu plus entreprenant, Benoist… »
Et elle lui nettoya les amygdales.
L’être humain est une créature comme toutes les autres, pleine de nerfs, d’hormones, de sang et d’autres fluides. L’écriture, le commerce, la politique, tout cela arrive bien tard dans l’histoire de l’humain. Excusez-moi, ils ont fini ? Non, ils n’ont pas fini. L’évolution n’a pas encore eu le temps de faire son œuvre, ou alors le sujet ne l’intéresse pas. Toujours est-il que les meilleurs contrats ne sont pas ceux qu’on écrit, mais ceux qu’on vit dans son corps, dans sa chair. Ils ont fini, là ? Toujours pas ? Bon, bien. Ainsi, plus forts qu’un traité, plus forts qu’un pacte, les liens du sang et du cœur unissent et séparent l’humanité. Les liens et disputes familiaux font et défont les empires et les continents. Les haines et les mariages modèlent les civilisations… Non mais sérieux, là ! J’en ai marre de meubler. Ils peuvent finir leur petite affaire rapidement ? Je ne vais pas réussir à retenir le lecteur longtemps. Oui oui, c’est ça, encore un bisou, allez, allez, on avance, là.
Benoist était encore en nage que Caroline dessinait déjà une carte : « Et tu vois, je connais pas mal le coin, et il y a certainement une escouade ici. Mais on peut passer par là, la pente n’est pas si forte, pour les prendre à revers.
– Où ça ?
– Ici, c’est rocailleux et à découvert, certes, mais connaissant le cousin, je sais très bien qu’il n’y aura rien là. Ça fait dix ans qu’il essaie de tendre une embuscade ici, laissant cette zone totalement vide.
– Non ? Il a laissé un trou comme ça dans ses défenses ?
– Toujours. C’est pas Alexandre le grand, le cousin.
– Je vois ça. Et après ?
– On lui fait livrer leurs têtes.
– Brillant ! J’aimerai bien voir la sienne quand il recevra le colis !
– Gna, ha, ha, ha, ha. »
Les fieffés administrés de Dutilleul comprirent rapidement l’avantage qu’on pouvait tirer de la Vergandonsk, pourvu qu’on lui apporte de la main d’œuvre. Et justement, à force de main d’œuvre, le paysage changeait. On avait agrandit la carrière, qui maintenant s’enfonçait dans le sol. Un nuage de poussière en sortait du matin au soir, et les ouvriers en sortaient blancs comme un linceul. On avait tant besoin de charbon de bois que la forêt reculait. Et dedans, on trouvait les charbonniers, noirs comme une tombe. L’intendant, suspectant des jours moins faciles, avait commencé une réquisition du salpêtre : des visiteurs armés de spatules investissaient les maisons pour en gratter les murs.
Dutilleul et Cabistan contiunaient leur raid. Au premier village rencontré, ils exécutèrent sans sommation le représentant du cousin et fichèrent sa tête sur un pieu à l’entrée du village. Ils profanèrent le temple en y faisant l’amour.
Hyacinthe se promenait autour de son village. Le barrage était maintenant sécurisé. L’ombre bienveillante de Judith planait sur le lac et en contrebas. Mais partout dans la vallée, des zones étaient nettoyées, aplanies. On y creusait des fours, on y pierrait les routes. Hyacinthe en eut une larme à l’œil. Oui, bien sûr, cela allait rendre la vie des gens meilleure, mais pour combien de temps ? Quand il n’y aura plus de forêt, que deviendrons-nous ? À qui avons-nous pris l’eau du lac ? Quels feux allons-nous allumer avec nos techniques ? Pour brûler quoi ? Toutes les constructions sont assorties d’une destruction.
Et quand il arriva chez Judith, elle n’y était plus : l’âtre était froid, le carreau de la porte manquait toujours. La musette éventrée laissait voir un fatras de fioles colorées. Il vit un livre. Il l’ouvrit. Il ne savait pas bien lire, mais il s’attela à la tâche : « Trai-té-pra-ti-que-de-sa-von-ne-rie ». C’est qu’il en avait, maintenant, du boulot, par toutes les éprouvettes du diable…
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